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Introduction. Les révoltes arabes, suites sans fin…

Depuis le 17 décembre 2010, jour de l’immolation d’un jeune marchand ambulant tunisien, les révoltes arabes se prolongent avec plus ou moins de bonheur, sans toujours se consolider. Mais les pages des journaux se réduisent déjà de ce côté de la Méditerranée alors même que les médias se réveillent autant que possible là-bas. Si l’internet, les facebookiens et Al Jazira ont modifié les donnes, enquêter en Syrie demeure une gageure, pénétrer dans la Libye saharienne un risque, et les frères ennemis que sont l’Arabie saoudite et l’Iran ne sont pas des propagateurs zélés de la transparence. Alors même que des revues sont déjà au rendez-vous1, tentent de prendre un peu de distance, des chercheurs remettent les pendules à l’heure et rappellent de manière réaliste le long cours historique, les inerties et les ressorts du pouvoir, la dépolitisation rampante… Mais alors, n’avons-nous vraiment rien appris sur eux et sur nous ? Nous ne le croyons pas une seconde à Esprit, l’essentiel est que la revendication de liberté n’est pas vécue comme un privilège occidental, et que le monde arabe (les « arabités » chères à Jacques Berque) invente et réinvente une histoire qui n’est pas condamnée à la régression ni à la passivité.

Un observateur avisé, qui en appelle à la lucidité2, rappelle qu’il n’y a pas eu des millions de personnes sur la place Tahrir mais au mieux 250 000 sur les 15 millions de Cairotes : on peut donc se demander où étaient les 14 750 000 Cairotes restants (une ville où l’habitat informel représente 50% de la population). Mais il ne faut donc pas laisser croire que les révoltes arabes, qui sont avant tout un combat contre la peur, donnent nécessairement lieu à des manifestations publiques, ce qui n’empêche pas la place Tahrir de rester un lieu « politique » (voir le texte de Hind Meddeb). Les populations « fatiguées, gorgées et lassées » s’en prennent de toutes les manières possibles à la peur qui les a éduquées. Ce qui vaut pour la Tunisie vaut pour la Syrie, l’Égypte ou le Maroc. Qu’il y ait une exception tunisienne3, que la prise de parole y soit plus audible qu’ailleurs (voir le reportage d’Antoine Garapon), que la place Tahrir ait marqué les esprits, ne doit pas tromper : si le prisme des émancipations postcommunistes des années 1990 a été si fortement mis en avant4, c’est parce qu’il correspond à un combat pour la liberté qui se joue au plus intime, pas toujours dans la rue, dans les manifestations, mais aussi dans la sphère privée, familiale. Les combats contre la peur ne sont pas toujours visibles, la dissidence nous l’a appris5. On le voit bien à Damas où les regroupements sont peu importants, composés de petits groupes de personnes, et donc minimes comparés à l’Égypte et à la Tunisie (voir l’article de Leïla Vignal et l’encadré ci-dessous). La liberté est ici l’envers d’une peur entretenue par l’État syrien à coup de snipers et de bulldozers comme s’il fallait annoncer le retour des pires violences, faire plus que jamais peur, rappeler la répression de Hama à coup de bulldozers6.

Tarek parle avec hargne de Bachar Al-Assad. De l’abus de pouvoir, de la corruption, des prisonniers et des disparus. Comme d’autres Syriens que je rencontre, il me parle de la peur. « On nous l’injecte à la naissance, murmure-t-il en mimant le geste sur son bras. Elle nous fait courber l’échine dès nos premiers jours, et nous défiler. On se soupçonne les uns les autres. Tout le monde peut être dénoncé. Pas seulement si vous êtes actif sur le plan politique, mais aussi si vous avez le malheur de ne pas être assez poli envers un policier, ou si celui-ci n’aime pas votre tronche, vous pouvez être arrêté et emprisonné pendant des années. Vous savez quand j’ai eu le plus peur ? Quand j’ai vu Al-Assad à la télé. J’ai dû calmer les enfants, pour que tout le monde puisse écouter dans le recueillement. Mais depuis le mois de mars, tout est bouleversé. J’ai parlé à mes fils de ce qui se passe dans notre pays. Mais ma fille de 5 ans pleurait quand je lui ai expliqué que Bachar devait partir. « J’aime Bachar !, a-t-elle crié. Comme on le lui a appris. – Non, tu dois le détester, ai-je répondu. – Mais je l’aime, moi !, sanglotait-elle. »

Tarek désigne le portrait au mur et l’affiche sur la porte. « Ils sont venus avec il y a dix jours. Colle ça, telle était la consigne. Je n’ai pas osé regimber. C’est mon gagne-pain, quand même, ça. Tout le monde a fait la même chose. Ah ! pas étonnant que ma fille ne sache plus où elle en est. »

Asne Seierstad, « Les insoumis de Damas », Le Monde, 15-16 mai 2011, p. 18.

Mais la peur a d’autres raisons d’être, dans de nombreux cas elle n’est pas dissociable de la violence meurtrière et de la guerre que ces sociétés ont pu ou non connaître : cela vaut pour l’Algérie, empêtrée dans un système de corruption enkystée depuis les manifestations de 1988 et la guerre civile (voir l’article de Mohammed Hachemaoui), comme pour le Liban, la Palestine ou pour l’Iran dans un contexte non arabe. On ne peut exiger de chacun d’avoir peur de retomber dans la guerre, il y a aussi « la peur de la peur ».

Dès lors, s’il n’y a pas que des cas particuliers7, il faut se pencher sur la nature de chacun des pouvoirs en place (celui qui se maintient en Algérie, en Syrie, en Jordanie, en Arabie saoudite…ou celui qui s’écroule lentement en Libye) car les tyrans ne tombent pas de la même manière selon qu’ils conservent ou non une légitimité religieuse.

Au registre des différences de contextes, force est de constater que – pour l’instant – les régimes qui sont « tombés », ou qui seraient sur le point de l’être (Yémen, Libye) sont de vagues régimes républicains ou, en tout cas, non monarchiques. Certes l’émirat de Bahreïn connaît une contestation qui n’est d’ailleurs pas nouvelle et qui est liée à l’aspect confessionnel particulier de cette presqu’île (une majorité de chiites gouvernés par une dynastie sunnite). En attendant, tandis que les monarchies du Golfe sont – encore – relativement calmes, la relative jeunesse des souverains marocain et jordanien ainsi que leur sens du compromis semblent pour l’instant préserver leurs régimes d’une déstabilisation majeure. Le discours de Mohammed VI annonçant une évolution du régime marocain vers des prémisses de monarchie constitutionnelle est de ce point de vue très révélateur8.

C’est ce dont témoignent les manifestants qui s’en prennent aux « amis du roi » à Amman ou à Rabat mais ne touchent pas à la figure religieuse du « roi » qui a promis des réformes constitutionnelles. De la même manière, reconnaître que la dépolitisation reste forte et que la transmission des demandes sociales demeure difficile en dépit des nouvelles technologies, oblige à prendre en considération l’apparition possible de représentants susceptibles d’animer la vie politique et la formation d’un espace public dans le contexte électoral.

Si le prisme démocratique a été la principale grille d’analyse, elle ne s’est pas toujours accompagnée d’une réflexion sur le devenir de la religion. Comme s’il fallait laisser en suspens l’hypothèque islamiste là où elle intervient comme en Égypte ! Comme si l’accouchement de la démocratie devait s’accompagner d’un processus d’émancipation des religions, des communautés et des confessions, des ethnies, bref des assabiyas de tous ordres. Mais la sortie progressive de la religion ne signifie pas que les sociétés rompent avec les croyances et s’installent naturellement dans « l’âge séculier ». C’est pourquoi la lecture que propose Jean-Louis Schlegel du livre majeur du philosophe canadien Charles Taylor sur la sécularisation (l’Âge séculier au Seuil) éclaire le devenir politico-religieux des révoltes arabes en rappelant que le « désenchantement » n’est pas encore la sécularisation et que celle-ci ne dessine peut-être pas l’avenir religieux du monde.

Mais le prisme démocratique, discret sur la question religieuse, l’est également sur la géopolitique. À regarder au-delà du Maghreb et de l’Égypte, la question des liens entre les sunnites et les chiites est plus cruciale que jamais et déborde l’Irak communautarisé par la guerre. Hamit Bozarslan le rappelait ici même dans le numéro de mai 2011 : il y a les révoltes exemplaires mises en avant, mais il y a aussi les « grands absents » dont on ne parle pas trop, ceux qui se font discrets, quelque peu attentistes. Il y a les révoltes arabes et ceux, pays arabes et non arabes au demeurant, qui pèsent nécessairement sur leur devenir : à savoir l’Iran et l’Arabie saoudite qui observent les incertitudes américaines, Israël qui ne trouve toujours pas la manière de se faire entendre et la Turquie que l’on a donnée comme modèle (celui d’une social-démocratie musulmane) au début des événements et qui est en passe d’être une plaque tournante historique et géographique.

Quant à ce qui se passe ici, en France et en Europe, l’ambiance est au repli insulaire européen, au renvoi des clandestins, mais, comme nous le fait remarquer Abdelwahhab Meddeb qui fait un tour de France avec son livre sur le Printemps de Tunis, il faut observer l’intérêt des jeunes et des moins jeunes pour ce qui est en train de se passer là-bas et ne pas croire que la peur ou l’indifférence sont notre destin. Aux sceptiques qui observent ce qui se passe là-bas avec des craintes excessives et à ceux qui réduisent ce qui se passe ici à la banalisation du discours de Marine Le Pen, il faut déjà montrer qu’on y croit. Si l’histoire est en train de se faire, c’est bien qu’il y a des acteurs… dont nous sommes aussi9. Des acteurs, mais aussi un sens du devenir, un sentiment de la durée historique qui se démarque de l’instantanéisme de façade dans lequel nous nous enfermons. Les événements, c’est le début du commencement, comme aimait à le dire Hannah Arendt.

  • 1.

    Voir l’excellent numéro de La Revue nouvelle (Bruxelles, avril 2011) et Politique internationale (printemps 2011), particulièrement l’entretien avec Alain Juppé et le texte de François Heisbourg sur la Libye. Voir aussi la dernière livraison de la revue Mouvements (Paris, La Découverte).

  • 2.

    Baudoin Dupret, « Entretien », La Revue nouvelle, op. cit.

  • 3.

    On l’a souligné d’emblée, voir Olivier Mongin, « Pour la Tunisie. La démocratie à l’horizon ! », Esprit, février 2011.

  • 4.

    Voir Edgar Morin, « Nuages sur le printemps arabe », Le Monde, 26 avril 2011.

  • 5.

    Même en Algérie, ce thème est mis en avant par quelques-uns : « Notre premier objectif était de casser le mur de la peur pour le droit de manifester, le droit de faire de la politique, et nous y sommes parvenus », affirme Kaddour Chouicha, membre de la coordination nationale pour le changement et la démocratie (Cncd).

  • 6.

    Impossible de ne pas rappeler dans cette revue les textes de Michel Seurat consacrés à l’État de barbarie (Paris, Le Seuil, 1989), c’est-à-dire un État qui ne fonctionne qu’à la déstabilisation (interne, confessionnelle, régionale, internationale). S’il n’est pas question d’appliquer abstraitement les analyses de Seurat, elles n’en conservent pas moins une actualité incroyable.

  • 7.

    Voir l’ouvrage très documenté de Mathieu Guidère, le Choc des révolutions arabes, Paris, Autrement, 2011, qui retient vingt-deux pays arabes comme entrée (à une entrée correspondant une clé de compréhension, la clé militaire pour l’Algérie, la clé chiite pour le Liban, la clé tribale pour la Libye…), vingt-deux pays arabes qui sont les suivants : Algérie, Arabie saoudite, Bahreïn, Comores, Djibouti, Égypte, Émirats arabes unis, Irak, Jordanie, Koweït, Liban, Libye, Maroc, Mauritanie, Oman, Palestine, Qatar, Somalie, Soudan, Syrie, Tunisie, Yémen.

  • 8.

    Extrait de l’introduction au dossier sur « Monde arabe et effet yoyo », La Revue nouvelle, op. cit.

  • 9.

    Sur le jeu des acteurs dans le contexte d’une transition démocratique, on se reportera dans ce même numéro aux deux textes portant sur l’ouvrage majeur de Javier Cercas, Anatomie d’un instant, qui raconte à sa manière (romanesque) la transition démocratique dans l’Espagne postfranquiste.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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