La guerre a bien eu lieu. De Giraudoux à Marker
Du coup de force de Giraudoux au coup de force de Marker
Ce devait être quelque temps après 2001, après la disparition programmée de deux tours à Manhattan, ce devait être quelque temps avant 2008, avant la grande bombe financière. Un homme discret, peu bavard et surpris que l’on connaisse son nom, Chris Marker, passe dans l’antre de la revue Esprit, rue Saint-Martin à Paris, près des Halles. Histoire de nous saluer et de déambuler dans des lieux qu’il ne connaissait pas. Comme s’il lui fallait voir ce que sont devenus les locaux d’une revue qu’il avait longuement fréquentée après la Seconde Guerre mondiale. Une revue qui se trouvait alors rue Jacob, dans des locaux étroits dont les éditions du Seuil ont été longtemps les propriétaires avant de déménager, elles aussi, loin de Saint-Germain-des-Prés, vers la porte d’Orléans. Rencontre furtive. À la Marker, toujours inquiet d’établir un lien entre un futur et un passé, de « regarder le passé depuis le futur qu’il contenait virtuellement » pour comprendre ce que l’un et l’autre ont pu devenir.
Marker et la génération Giraudoux
On connaît surtout Chris Marker par ce qu’il est convenu d’appeler son « travail sur les images ». Ce qui renvoie à ses nombreux documentaires et à un film culte, la Jetée, qui date de 1962. On sait moins qu’il s’est occupé après la guerre, entre 1947 et 1949, de la revue Doc, publiée par les associations Travail et Culture et Peuple et Culture. Au sein de ces deux organismes d’éducation populaire et de formation de la jeunesse, il a fait la connaissance de Joseph Rovan (l’homme des relations franco-allemandes), de Benigno Cacérès et d’André Bazin (le fondateur avec d’autres des Cahiers du cinéma en 1951). On ne sait guère plus qu’il a très vite fréquenté, avec ceux-ci, la revue Esprit et les éditions du Seuil[1]. Après 1945, il était fréquent de passer par Peuple et Culture avant de débarquer à la rédaction de la revue Esprit ; ce fut d’ailleurs le cas de Paul Thibaud, l’un de ses futurs directeurs.
Durant cette période, Marker est très actif dans ces divers milieux intellectuels : à Esprit il publie, entre 1946 et 1952, plus de soixante-dix articles, dont un grand nombre de textes sous le titre « Actualités imaginaires », dans une rubrique alors centrale de la revue, le « Journal à plusieurs voix ». Ce qui revenait à dissocier, alors que la médiatisation ne régnait pas outrancièrement comme aujourd’hui, « l’actualité », la presse, le journal et « ce qui fait événement ». Une distinction que l’on devait reprendre des années plus tard avec Paul Ricœur et Hannah Arendt. Aux éditions du Seuil, il dirige la collection « Petite planète », dont il conçoit « la scénarisation et la mise en images » (précision qui n’est pas inutile dans son cas), de 1954 à 1958. Mais surtout il publie en 1952 dans la collection « Écrivains de toujours » un Giraudoux par lui-même qu’il signe non pas Chris Marker mais Christian Marker[2].
Rappeler sur la couverture que son prénom est alors Christian indique bien l’intention « générationnelle » d’un ouvrage remarquablement écrit, sans un mot de trop, sans littérature, sans fioritures : un texte clair, précis et limpide, « à la Giraudoux », en belle langue française. Écrit en 1952, cet ouvrage – dont l’introduction s’intitule « Giraudoux 52 » en écho à l’Amphitryon 38 de l’écrivain – remonte en arrière, vers l’avant-guerre, époque où Marker et ses amis ne manquaient jamais une pièce de Giraudoux montée par Louis Jouvet au théâtre de l’Athénée. Ce qu’il raconte non sans humour : « À quinze ans, à vingt ans, quand au deuxième étage du théâtre de l’Athénée, tendant le cou pour compenser l’architecture et attraper un regard d’ensemble de la scène (notre génération a tendance à avoir un long cou c’est le résultat d’une assiduité impécunieuse aux théâtres du Cartel), nous écoutions le discours au mort ou le lamento du jardinier, ce n’était pas pour la fluorescence et l’hémoglobine […] Giraudoux avait déjà son vrai public. Cela peut sembler orgueilleux : je ne pense pas qu’ait existé un seul de ces lycéens fauchés en qui ne dominât point le sentiment de l’appropriation de Giraudoux, de Jouvet, de Dullin, de Pitoëff [3]. » On parlera après la guerre, dans le monde du théâtre, de la génération Tnp/Jean Vilar et après 1968, de la génération Chéreau ; Christian Marker revendique pour sa part son appartenance, avec ses amis lycéens de l’époque, à « la génération Giraudoux » de l’avant-guerre, celle qui est née vers 1920.
« La génération Giraudoux », ancêtre de la génération Marker évoquée dans ce numéro, ne signifie pas grand-chose pour nous aujourd’hui. L’écrivain et homme de théâtre n’attire plus trop les lycéens et son image est un peu ternie : Brecht, Ionesco, Beckett et Genet sont passés par là. Et, dans le cas de Marker, n’y avait-il pas dans cette attraction adolescente la marque d’une éducation que l’on devine chrétienne et bourgeoise[4] ? Cette admiration pour Giraudoux, Chris Marker ne l’a pourtant jamais démentie, alors qu’il est revenu sur des films dont le progressisme, même si ce n’est pas celui de Joris Ivens, a dû lui devenir insupportable, comme Lettre de Sibérie (1957) ou Cuba si ! (1961). Il ne s’agit pas d’ailleurs dans cet essai d’admiration aveugle : reconnaître une dette ne signifie pas que Giraudoux ne s’est pas trompé ou laissé prendre dans les rets de la politique. Rythmé en trois temps, l’ouvrage évoque ce que le lycéen doit à l’écrivain, puis il s’interroge sur ses lacunes face à l’histoire, pour tirer enfin les leçons d’un Giraudoux pour aujourd’hui. « Aujourd’hui » à la publication de l’essai, c’est-à-dire en 1952, huit ans après la mort de Giraudoux en 1944, à la fin de la guerre. Giraudoux avant et après guerre n’est plus le même, mais la génération Giraudoux ne le lâche pas. Et pour cause, la troisième guerre mondiale est devenue possible, ce dont témoigne la Jetée en 1962.
Dans cette temporalité qui renvoie futur et passé au présent réside le style Marker : la date de la rédaction (1952) conduit à saisir l’avant-guerre, la guerre, l’après-guerre, et enfin la guerre qui a peut-être déjà eu lieu. « La guerre a eu lieu », c’est aussi le titre d’un texte de Merleau-Ponty, publié en juin 1945, qui visait le pacifisme rationaliste d’Alain, dont on sait qu’il n’était pas dépourvu d’ambiguïtés[5].
La guerre de Troie aura-t-elle lieu ?
Qui est donc le Giraudoux de cette génération ? C’est d’abord l’auteur de La guerre de Troie n’aura pas lieu, une pièce de 1935 qui laisse entendre que la guerre, la seconde guerre après une première qui fut un désastre que l’on veut oublier, peut avoir ou ne pas avoir lieu. Au début de la pièce, Andromaque dit que la guerre n’aura pas lieu et Cassandre lui répond qu’elle aura lieu ; les derniers mots de la pièce sont ceux d’Hector, qui annoncent que la guerre aura finalement lieu. Cassandre avait raison, mais dans cette tragédie la guerre est une fatalité, un destin qui dépasse les hommes. Giraudoux n’est pas au sens strict un pacifiste, mais un attentiste, qui croit que la guerre n’est pas certaine. Ce qui le conduira à accepter un Commissariat à l’information au début de la guerre, sous le gouvernement Daladier. À cette approche politico-militaire, qui critique les illusions d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay qui rêvait de relations internationales pacifiées, fait écho une leçon philosophique et esthétique. On imagine sans mal que celle-ci fut décisive pour Marker, alors que l’attentisme politique fait partie des lacunes qu’il reproche à Giraudoux, sans le mettre au pilori. Louis Jouvet n’a-t-il pas quitté la France au début de l’Occupation pour une longue tournée épuisante en Amérique latine parce que la censure lui avait interdit de monter des pièces de Giraudoux ?
Croire au monde présent, voilà justement ce que permet le théâtre de Giraudoux.
Si l’écrivain a une philosophie du monde, c’est qu’il ne suffit pas d’éprouver des certitudes mais qu’il faut aussi « croire » aux certitudes. Croire au monde présent, au plus quotidien de l’expérience, voilà justement ce que permet le théâtre de Giraudoux où l’éternité prend le pas sur l’action, où la certitude est « dramatique » au sens d’une mise en forme théâtrale. La différence entre les fictions de Giraudoux et une littérature romanesque, celle du xixe siècle mais aussi celle des romans de Sartre, qui abuse au nom de l’action de mensonges et de tricheries, est manifeste : « Le but suprême de cet étrange romancier n’est pas la conduite d’une action à laquelle on prétendrait scélératement nous faire croire, mais la construction d’un univers dont l’existence est le seul enjeu du livre [6]. » Les ouvrages de Giraudoux (romans et pièces de théâtre), apparemment inadaptés au réel, « schizophrènes » pour Sartre tant ils sont inaptes à l’action, tendent à construire l’image d’un bonheur humain qui donne du sens, que ce soit à un objet (un outil de cuisine) ou à un visage (celui d’Ondine[7]).
Telle est cette philosophie qui prend à contre-pied les idées : celles-ci ne sont pas destinées au ciel de la métaphysique car elles doivent irriguer le monde le plus quotidien. « Le coup de force de Giraudoux est d’avoir enraciné l’au-delà dans l’immanent. […] De même que le royaume de Dieu était au bout de la Quête, le moment privilégié ne demande qu’à s’étendre, à s’identifier à la vie elle-même, à être le royaume de l’homme [8]. » Contre la littérature existentialiste qui fait régner après-guerre le brouillard, ne tolère que la part sombre de la vie et « ratiboise » méthodiquement toute forme d’amour. Contre le réalisme poétique que le couple Carné/Prévert a consacré au cinéma avant-guerre avec Quai des brumes (1938), il faut rendre ce monde plus vivant, plus crédible, plus heureux, ne pas le soumettre au destin, au fatum, celui de la guerre inéluctable. C’est le travail de l’écrivain que de ne pas broyer du noir et de ne pas mimer le Roquentin de Sartre. « Que ce présent sans épaisseur et sans poids soit ressenti comme la coupe de l’éternité, et tout est réconcilié. À notre approche chaque chose revêt son phosphore, reprend son poids, retrouve son visage d’Idée, – son vrai visage. Ce sont les Idées que nous côtoyons, que nous goûtons, que nous embrassons (bronzées, c’est délicieux) [9]. »
Avec Giraudoux, la transcendance tombe dans l’immanence. Croyant ou athée, il est inutile de se battre pour un monde autre alors qu’il existe, déjà là, à condition de le mettre en mots et en images. Il faut croire au monde : « Ce monde des certitudes, qui peut apparaître comme un jeu de l’esprit, c’est celui dont nous avons besoin. Il nous plaît qu’existe au-dessous de nos exercices comme un filet de secours, la preuve de l’existence du monde par lui-même. Il nous plaît que le sens de la vie se révèle non par des ukases métaphysiques qui nous sont tout de suite suspects, mais par un appel à notre expérience la plus humble, celle de la magie animale, de la tendresse pour les choses, ou de l’amour de certains êtres [10]. » Ce Giraudoux par lui-même se confond ici avec un Marker par lui-même.
Reste que la lacune de Giraudoux peut faire croire que la politique peut être un moyen de dévoiler les mensonges dont elle est si naturellement la pourvoyeuse. « Septembre 39. Cette Allemagne dont nous exagérions l’importance plonge à nouveau le monde dans son feu. La guerre de Troie a lieu. Et Giraudoux, appelé au Commissariat à l’information, se trouve dans l’obligation paradoxale de faire la Propagande de guerre d’un régime que les mêmes fonctions, en temps de paix, lui eussent permis de mettre au pied du mur. “Cassandre à la propagande”, dit Aragon. Et certes, cette période laissera à tous, Giraudoux le premier, un goût amer [11]. »
Un vivier de réflexion esthétique
Après-guerre, Marker, qui avait participé à un mouvement de résistance, ne fait certes pas de celui qui a marqué sa génération un maître, mais l’écrivain qui peut permettre, par contraste avec d’autres, d’inaugurer à nouveaux frais une révolution esthétique. Celle qui cherche à aimer le réel en le figurant et non pas en le masquant derrière des idées. Voilà ce qui le conduit à Esprit chez Emmanuel Mounier et non pas aux Temps modernes chez Jean-Paul Sartre : le souci d’inventer un nouvel art du réel plutôt qu’un nouveau langage politique et idéologique.
« La guerre a eu lieu », et elle peut encore avoir lieu. Pour y répondre, Marker emprunte une triple direction qui n’étonnera pas les orfèvres de son travail cinématographique : un travail sur le son (ce sont toujours des comédiens qui lisent en voix off les textes des documentaires), sur l’image (les photos et les films) et sur l’écriture (les commentaires). Cela fait écho à l’apprentissage pédagogique au sein de Peuple et Culture et à la participation au collectif rédactionnel d’Esprit. La revue est alors un lieu de rencontre exceptionnel avec des intellectuels qui se penchent sur une pluralité de « révolutions artistiques » dans l’après-guerre : sont à l’œuvre à Esprit André Bazin pour la critique et la réflexion sur le cinéma, Pierre-Aimé Touchard pour la critique et la réflexion sur le théâtre[12], Pierre Schaeffer pour l’exploration des nouvelles radiophonies, Jean Bazaine pour la peinture, mais aussi Claude-Edmonde Magny pour la critique et la réflexion sur la littérature. Est-ce un hasard ? Auteur d’un essai sur le Précieux Giraudoux en 1945, celle-ci est l’une des premières à scruter en France les techniques du roman américain de l’après-guerre. Or ces techniques ne sont pas sans lien, chez Faulkner d’abord, avec la complexité des rapports temporels qui se tissent et se détissent entre le passé, le présent et l’avenir[13]. À cette époque, il existe donc à Esprit un chantier portant sur les modes d’expression artistique qui force l’admiration, et auquel Marker participe activement. Certes, la prise en compte des images est sensible dans le cas de celui-ci, mais le cinéma ne met pas entre parenthèses les autres formes d’expression artistique, puisqu’il s’en inspire. Reste que les historiens oublient souvent ce milieu de réflexion esthétique au seul profit de la lecture politique des conflits qui traversent la revue durant cette période où va sévir une guerre froide intellectuelle[14]. Si Marker s’éloigne ensuite de ce vivier éditorial (celui de la revue mais aussi celui du Seuil où est arrivé Jean Cayrol, scénariste d’Alain Resnais pour Nuit et brouillard en 1956), il ne le quitte pas mentalement ; il y aura appris, par-delà les philosophies de l’histoire, à lier la question de la réalité à celle de la temporalité, mais aussi à sortir du cadre national.
Le cinéma ne met pas entre parenthèses les autres formes d’expression artistique, puisqu’il s’en inspire.
Mais revenons au Giraudoux de 1952 et à son final. Marker y cite des représentants du nouveau réalisme italien au cinéma, celui de Cesare Zavattini ou de Rossellini, mais aussi le Fleuve de Jean Renoir (1951), un film que ce dernier tourne en Inde après la guerre : « J’ai senti monter en moi, dit le cinéaste, ce désir de toucher du doigt mon prochain que je crois vaguement être celui du monde entier d’aujourd’hui. » L’ouverture au monde, et non pas le repli à la Giraudoux sur la seule France, la sacrée France, est partagée. À Esprit, Emmanuel Mounier publie un ouvrage sur l’Afrique, et Albert Béguin écrira un livre sur l’Inde. Quant à Marker, il n’en finira plus de faire son tour des mondes en temps de guerre. Non sans évoquer, comme André Bazin, le cinéma italien de l’après-guerre, dont la tâche est de recréer un monde après Mussolini, non sans saluer le réalisme de Jean Renoir qui célèbre les mouvements de la vie. Autant d’exemples qui vont dans un même sens : faire en sorte que la guerre qui a eu lieu et la guerre qui n’a pas encore eu lieu ne viennent pas assécher l’expérience quotidienne, en nous faisant plier sous le joug d’un destin implacable. Ce qui sonne encore comme un rappel à l’esprit de Giraudoux : « De sorte que c’est le contraire de l’évasion que nous allons chercher chez Giraudoux en 1952. Nous lui demandons le monde tel qu’il est, et non pas tel qu’il se cache. » Et de saluer « le simple goût de vivre, dont le seul repère sensible est ce “sens de l’aurore” propre aux personnages de Giraudoux, qui fait que nous aimons pour la première fois, que nous souffrons pour la première fois, que nous mourrons pour la première fois. Demain, tout recommence…[15] »
Vu le parcours de Marker, vu sa fidélité au « sens de l’aurore », l’erreur serait de laisser croire qu’il a quitté la littérature pour aller vers le cinéma. Ce qui est la tendance de la Nouvelle Vague, celle de François Truffaut, le fils spirituel d’André Bazin, quand il attaque en 1953 le « cinéma de qualité française » afin de valoriser « une politique des auteurs » pour laquelle l’auteur est désormais le cinéaste et non plus l’écrivain/littérateur, celui qui n’a guère brillé durant la guerre. Cette lecture caricaturale n’était pas celle d’André Bazin ; l’homme des Cahiers du cinéma, qui a longtemps écrit dans Esprit, a fort bien saisi la posture de Chris Marker : « Il est de cette nouvelle génération d’écrivains qui estime que le temps de l’image est venu, mais il ne dit pas qu’il faille pour autant lui sacrifier les pouvoirs et les vertus d’un langage qui demeure tout de même l’interprète privilégié de l’intelligence. Cela signifie que pour Chris Marker, le commentaire d’un film n’est pas ce qu’on ajoute aux images préalablement choisies et montées, mais presque l’élément premier, fondamental…[16] » André Bazin évoque bien une nouvelle génération d’écrivains et non pas de cinéastes, ou plutôt, il salue les écrivains/cinéastes à venir.
Le cinéaste/écrivain de la Jetée
C’est cette nouveauté qui permet de comprendre l’attention portée à la Jetée, qui ne met pas en scène une histoire heurtée (une succession de photos dans un mouvement continu), mais une « mise en temporalité », une « mise en page » doublée d’une « mise en scène », un roman d’anticipation raconté en photogrammes « montés dans le mouvement ». La Jetée met en branle une temporalité secouée par la troisième guerre mondiale qui a détruit Paris. La guerre a déjà eu lieu, un survivant parmi ceux qui se sont réfugiés dans les souterrains de Chaillot a été choisi pour un voyage dans le passé (la science-fiction ne se décline pas au futur) car il a été traumatisé par un souvenir qui l’obsède. Ce voyage le conduit à retrouver des moments d’idylle partagés avec la femme aimée, des instants successifs qui s’expriment par des flashs rapides. C’est au moment où il pense la rejoindre sur une jetée, la plate-forme de l’aéroport d’Orly, qu’il est foudroyé. Son traumatisme vécu dans le futur d’après la guerre était celui de sa propre mort qui est déjà passée… quand il explose au bout de la jetée. La guerre perturbe le rapport au temps et ne fait jamais une Histoire. Toujours la scansion des temps qui fait, chez Marker, du futur une reprise du passé et non pas son abandon. Ce film d’écrivain traque la temporalité doublement[17] : le film rappelle la fidélité à Giraudoux puisqu’il est directement inspiré d’une pièce de ce dernier, Intermezzo (une pièce où un spectre, celui de la mort, vient hanter une jeune fille dans un village français). Par ailleurs, les sous-sols sont ceux des souterrains de Chaillot, c’est-à-dire ceux de la Folle de Chaillot – une autre pièce de Giraudoux, montée après sa mort par Louis Jouvet puis par Georges Wilson – mais aussi ceux de la cinémathèque d’Henri Langlois.
Si le « coup de force » de Giraudoux est de vouloir enraciner l’au-delà dans l’immanent, et non pas de dissoudre le réel dans de bonnes ou de mauvaises idées, le « coup de force » de Marker, pour qui il n’y a de réponse que dans une fabrique artistique, consiste à se demander comment des moments de bonheur sont encore possibles quand la guerre l’emporte. Quand il n’est plus concevable de croire que l’on peut arrêter la guerre. Comment assurer des « prises » quand la troisième guerre mondiale est déjà là ? Comment filmer une idylle, retrouver la paix de l’amour en temps de guerre ? La distinction des temporalités entre temps de guerre et temps de paix passe par une stricte délimitation des temps grammaticaux dans le texte/commentaire : d’une part, le temps historique, celui qui renvoie à l’avant-guerre, à la guerre et à l’après-guerre, est conjugué au passé simple, à l’imparfait et au plus-que-parfait ; d’autre part, le temps de paix, celui qui voit le personnage principal nouer un lien amoureux avec une femme, est conjugué au présent, qui est celui d’un temps éternisant. Ce que Michel Chion résume ainsi : « Le récit commence au passé simple, puis, quand l’homme est projeté dans le passé et retrouve la femme, on recourt au temps présent, dans une éternité sans limites. Ensuite, lorsqu’il est envoyé dans le futur pour y chercher du secours, on revient au passé, donc à la finitude et au destin. Comme dit le narrateur, “on ne s’évade pas du temps” [18] ».
On n’échappe pas à une histoire guerrière qui détraque nos liens avec le temps présent.
On ne s’évade pas du temps, mais on n’échappe pas non plus à une histoire guerrière qui détraque nos liens avec le temps présent en nous enfermant dans un trop de passé ou un trop de futur. De Giraudoux, Marker a appris que la fiction a pour rôle de se réaccorder avec l’éternité présente, avec l’amour du temps de la vie. Des lacunes historiques et des croyances de Giraudoux, de son manque de lucidité face aux mensonges politiques, il a aussi appris à ne pas confondre la guerre et la paix. En temps de guerre, l’artiste qui conjugue les sons, les images et les textes n’ a jamais fini de voyager dans les « travers » du monde pour prendre et capter des temps d’éternité chez les humains. Ce désir d’éternité partagée, celui de l’œuvre de Marker avec ses illusions et désillusions, c’est ce que Marker appelait dans son petit essai sur Giraudoux (qui mériterait d’être réédité) la « fraternité ». Avoir des certitudes ne suffit pas, il faut pouvoir y croire à plusieurs. « La course contre la montre a commencé », a pu écrire Marker (voir supra). Pas d’autre choix alors que les scénarios suivants : ou bien une transformation de l’idée de révolution qui lui permettrait de peser sur les événements. Ou bien la guerre d’anéantissement. Ou bien la paix insupportable. Un choix qu’il ne faudrait pas réduire à sa dimension politique, tant il relève aussi d’une quête artistique.
S’il y a bien une génération Marker, celle-ci ne peut pas être étrangère à l’esprit de la génération Giraudoux. Et à son désir de réinventer la pratique artistique pour mieux respecter l’éternel présent qui perdure ici même et là-bas, hier et demain.
[1] - Celles-ci ont été fondées après la guerre par des proches de la revue Esprit, qui a gardé son indépendance et n’a jamais été la revue du Seuil comme on le croit parfois, même si Emmanuel Mounier a rapidement dirigé trois des grandes collections du Seuil. Sur Marker et Esprit, voir l’article de François Crémieux, « Chris Marker, nouvelle plume de la revue Esprit », publié dans le catalogue de l’exposition Chris Marker à la Cinémathèque française, Arles, Actes Sud, 2018.
[2] - Christian Marker, Giraudoux par lui-même, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1952.
[3] - C. Marker, Giraudoux par lui-même, op. cit., p. 8.
[4] - « Giraudoux, un auteur ou plutôt un littérateur pour la bourgeoisie », c’est ce que dit un article de l’italien Goffredo Fofi, « Chris Marker, poète des “essais cinématographiques” », Esprit, octobre 2012.
[5] - Maurice Merleau-Ponty, « La guerre a eu lieu », dans Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1966.
[6] - C. Marker, Giraudoux par lui-même, op. cit., p. 18.
[7] - La comédienne Isabelle Adjani n’est pas de la génération Marker, mais c’est le rôle d’Ondine de Giraudoux (à la Comédie-Française) qui a lancé sa carrière.
[8] - C. Marker, Giraudoux par lui-même, op. cit., p. 23.
[9] - Ibid., p. 45.
[10] - Ibid., p. 45.
[11] - Ibid., p. 157.
[12] - Pierre-Aimé Touchard, Dionysos. Apologie pour le théâtre, Paris, Aubier-Montaigne, 1938. Est publié en annexe « Giraudoux ou la renaissance de la tragédie. À propos de La guerre de Troie n’aura pas lieu ». Difficile de ne pas prendre au sérieux l’idée d’une génération Giraudoux !
[13] - Claude-Edmonde Magny, Précieux Giraudoux, Seuil, coll. « Pierres vives », 1945 ; l’Âge d’or du roman américain, Seuil, coll. « Pierres vives », 1948 (composé de deux chapitres aux titres significatifs : « Roman américain » et « Cinéma, Temps et impersonnalité dans le roman américain »).
[14] - Albert Béguin, un grand critique littéraire et éditeur, qui a été nommé directeur à la mort de Mounier, a dû faire face à des guerres internes conduites par les crypto-communistes de l’époque.
[15] - C. Marker, Giraudoux par lui-même, op. cit., p. 44.
[16] - Ce texte est la 4e de couverture de C. Marker, Commentaires 1. La première édition de Commentaires 1 et 2, textes et images, Paris, Seuil, date de 1961.
[17] - Je reprends ici l’argumentation de Michel Chion dans le Complexe de Cyrano. La langue parlée dans les films français, Paris, Cahiers du cinéma, 2008, selon lequel la qualité d’écriture de la Jetée n’a pas été suffisamment soulignée.
[18] - M.Chion, le Complexe de Cyrano, op.cit., p. 79.