La Maison de Molière : une troupe et des scènes
Le Français, c’est un lieu, un théâtre situé place du Palais-Royal à Paris, un lieu royal pour des gens de théâtre, la Comédie-Française. Le Français, c’est aussi une troupe, des sociétaires et des pensionnaires, qui continuent d’appliquer entre eux les règles établies au xviie siècle par Molière et ses comédiens. Un lieu et une troupe, cette double caractéristique a été parfaitement décrite dans le Roman de monsieur de Molière1 de Mikhaïl Boulgakov. Alors qu’on a en tête une image nomade de la troupe de Molière, celle qu’aimait célébrer Alfred Simon dans Esprit, celle que le film d’Ariane Mnouchkine (Molière, 1978) a vulgarisée, celle d’une troupe qui ne vit pas sous le joug d’un metteur en scène, et qu’elle a en partie inculquée à sa propre troupe, un collectif mouvant (où sont passés Philippe Caubère, Philippe Léotard, Jean-Claude Penchenat…) qui a fêté son cinquantième anniversaire (1964-2014) à la Cartoucherie de Vincennes. Si les comédiens du Français sont peu présents « hors les murs », en dépit de deux salles adjacentes (le Vieux-Colombier de Copeau et le studio-théâtre du Carrousel), on ne peut leur reprocher d’avoir une salle fixe au Palais-Royal qui, plus qu’un symbole, joue un rôle mythique pour l’étranger qui vient au Français comme on visite la tour Eiffel. Établissement qui profite largement des largesses et des subsides de la République, le Français joue effectivement un rôle qui est indissociable, qu’il le veuille ou non, de sa proximité physique avec des lieux de pouvoir (le conseil d’État, la Cour constitutionnelle, le ministère de la Culture…). Bref, il a une fonction, c’est un lieu de mémoire.
Un lieu royal et une troupe : Boulgakov comme les biographes de Molière ont insisté sur la manière dont Molière lui-même est devenu « royal », c’est-à-dire un protégé du roi, qui écrivait des textes pour lui, des textes où la musique de Lulli et les ballets se multipliaient au fur et à mesure qu’ils devenaient plus royaux et qu’ils mettaient en scène la cour du Roi-Soleil. Tel est le défi de la troupe du Français : ne pas être une troupe nomade et vagabonde à la Mnouchkine et être juridiquement et historiquement liée à la représentation du pouvoir qui l’a voulue. Peut-on résoudre ce paradoxe, alors même que le théâtre professionnel public connaît en France des vaches maigres, alors même que se développe considérablement le théâtre amateur qui témoigne du « désir de scène » et de « représentation », cette contrepartie vivante, physique et orale, d’un monde dématérialisé et bavard ?
Si personne ne connaît la réponse, la nomination récente du sociétaire Éric Ruf comme administrateur général après Muriel Mayette-Holtz est une chance, s’il ose prendre le taureau moliéresque par les cornes. Suivons encore Boulgakov : il est temps que la troupe sorte de son lieu royal, une permanence nécessaire qui doit être irriguée par des salles en banlieue ou en région : la troupe doit se déplacer et ne pas se contenter des légendaires tournées internationales qui renforcent l’image officielle du Français version Bolchoï. Le Français doit rester dans ses murs et sortir hors les murs : l’échec d’une installation dans un théâtre à Bobigny, une tentative maladroite, ne doit pas empêcher de chercher des espaces autres que celui du Vieux-Colombier. Si le modèle n’est pas celui de la troupe de Mnouchkine, qui s’est elle-même institutionnalisée, il faut briser l’image de la troupe classique du Théâtre-Français, il faut multiplier les scènes dans le sens le plus géographique et territorial. Ce qui ne signifie pas qu’il faut renoncer à la scène et faire de la rue.
La troupe, c’est un théâtre mais ce sont aussi des comédiens dont beaucoup (Guillaume Gallienne, Denis Podalydès, Laurent Stocker, Clément Hervieu-Léger, Loïc Corbery…) travaillent aujourd’hui « dehors » pour d’autres institutions (mise en scène d’opéra, carrière cinématographique, télévision…). Mais il n’est pas sûr que l’engagement récent de comédiens connus à l’extérieur pour leurs prestations cinématographiques (Laurent Lafitte et Pierre Niney…) soit la meilleure manière de créer un nouvel esprit de troupe, à moins que celle-ci ait pour seule mission de réussir ses Feydeau (une tradition maison depuis la bande de Jean Le Poulain et Jacques Charon…). La troupe, c’est d’abord un collectif de comédiens qui ne sont pas naturellement des metteurs en scène : en effet, l’abus des mises en scène par les comédiens de la maison (sociétaires et pensionnaires2) comme par la précédente administratrice pose question si l’on en juge par des mises en scène récentes décevantes. N’est pas metteur en scène qui veut, il n’y a pas un Jean-Paul Roussillon à chaque génération, lui qui s’appuyait sur des comédiens qui ne cherchaient pas à passer de l’autre côté de la rampe (Michel Aumont, Michel Duchaussoy, Robert Hirsch, Catherine Hiegel, Catherine Samie par exemple). Et l’on ne passe pas aisément en France (à la différence des « shakespeariens » britanniques comme Richard Burton ou John Gielgud) de la scène à l’écran !
Éric Ruf, qui n’a pas multiplié les mises en scène à l’excès et pratique avec talent décor et scénographie, a donné l’exemple (ou plutôt le contre-exemple) d’une mise en scène réussie, celle du Peer Gynt d’Ibsen au Grand Palais. À lui d’en tirer les conséquences et d’opter pour des choix rappelant les succès de Grüber et les premiers Dan Jemmett, qui s’est ensuite fourvoyé dans Hamlet (monté sur un mode vintage et comique), sans que l’on réfère immédiatement au Berliner Ensemble ou à Thomas Ostermeier et à la Schaubühne. La troupe, c’est aussi une économie de moyens importants pour des gens de théâtre, une richesse de décors et de costumes, qui doivent naturellement être utilisés mais dont il ne faut pas abuser là encore : dans le sens des propos de Jean-Loup Rivière dans ses ouvrages3, on attend du Théâtre-Français d’être plus discret et de ne pas abuser de ses parures inutiles. Mais cela implique des choix exigeants de textes ou d’auteurs et surtout de ne pas recourir goulûment aux techniques nouvelles : on a souvent l’impression que la scène est inondée d’images et de surplus alors même qu’elle doit être vidée, devenir plus économe, faire écho critique à l’époque (monter Michel Vinaver au Français fut une excellente initiative). La richesse du Français ne doit pas être fastueusement exposée mais lui permettre de s’exposer ! D’autant qu’il a su imposer une tradition qui valorise la troupe, si l’on en juge par la trilogie de la Villégiature de Goldoni montée à plusieurs décennies de distance par Giorgio Strehler et Alain Françon, ce qu’a bien compris Denis Podalydès, qui a choisi de monter Cyrano de Bergerac et Ruy Blas.
Bref, il y a de bons et de moins bons metteurs en scène dedans et dehors, il y a aussi la volonté de recruter des comédiens qui sont de grands anciens (Danièle Lebrun, Didier Sandre et Samuel Labarthe) et non pas les stars de demain (André Dussolier et Isabelle Adjani ont très vite quitté le Français, Bruno Putzulu n’y est pas resté longtemps) ; et il y a toujours des pépites inattendues (le burlesque Christian Hecq et la jeune Adeline d’Hermy). Il faut surtout retrouver le sens du théâtre en misant sur les qualités propres de la troupe et en respectant la mission contraignante du Français, les spectacles où la troupe est à l’honneur et des textes qui rappellent le sens de l’acte théâtral et l’amour du théâtre. Il faut rappeler que la scène théâtrale est là pour accueillir le langage, les mots qui ont tendance à se faire la guerre4.
Reconsidérer les lieux, recomposer une troupe qui ne doit pas tout faire, occuper la scène avec des spectacles et des textes, tels sont les défis d’Éric Ruf. Le Français doit réinventer une nouvelle Maison de Molière : un théâtre qui ne doit pas avoir honte de ses moyens pour mieux se tourner vers l’extérieur, une Maison qui doit s’installer mentalement et physiquement hors les murs. Mais être hors les murs, ce n’est pas faire du cinéma ou de la télévision quand on ne joue pas, c’est recréer une troupe nomade, celle du premier Molière, pour respecter le théâtre en lui-même.
- 1.
Mikhaïl Boulgakov, le Roman de monsieur de Molière, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1993.
- 2.
Deux exemples récents : la Double Inconstance, montée par Anne Kessler, abuse des effets et des clins d’œil, le Georges Dandin monté par Hervé Pierre (prodigieux Peer Gynt par ailleurs) qui ne sait quoi faire d’un Dandin dont Robert Hirsch disait bien qu’il ne pouvait que le jouer méchant mais en burlesque (on est chez Molière, ce n’est pas une tragédie).
- 3.
Ancien secrétaire général du Français, Jean-Loup Rivière a publié un admirable ouvrage sur le théâtre : Comment est la nuit ? Essai sur l’amour du théâtre, Paris, Éditions de l’Arche, 2002 ; et récemment, le Monde en détails, Paris, Le Seuil, 2015.
- 4.
Tiphaine Samoyault souligne bien la place du théâtre et de la scène dans le parcours de Roland Barthes : voir T. Samoyault, Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 2015.