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« Moralisation » de la vie publique : comment rendre des comptes sans régler des comptes ?

Avec l’affaire Cahuzac, nous voilà apparemment revenus sur un terrain historique bien connu de tous les Européens. Comme au début de la crise économique (dite des subprime) de l’automne 2008, les années 1930 sont à l’honneur, mais les historiens (Pascal Ory, Pierre Birnbaum) mettent cette fois l’accent sur les années noires de la politique et sur les ambiguïtés des dénonciations radicales de la finance quand elles fourmillent de sous-entendus (Jean-Luc Mélenchon visant Pierre Moscovici « qui ne pense plus en français » !). Voilà des années 1930, qui évoquent certes la crise économique de 1929 mais aussi ses conséquences politiques. Ce à quoi renvoient également ceux qui s’inquiètent des excès d’une transparence qui peut avoir des parfums de totalitarisme. Daniel Cohn-Bendit, qui fut bercé par Hannah Arendt dans sa prime jeunesse, n’a pas manqué de le souligner avec bien des hommes politiques moins férus de philosophie, à commencer par Jean-François Copé. Faut-il s’en étonner ? À la crise de confiance affectant le crédit individuel en 2008 a vite succédé la dette bancaire avant que la dette souveraine des États n’installe l’Europe dans un climat délétère. Ce sont les États qui sont fragilisés par une finance voyageuse et flottante, ce qui perturbe la confiance envers la démocratie politique représentative, surtout quand les politiques confondent intérêts privé et public.

On en est là, cela ne surprend pas vraiment puisque la démocratie représentative est devenue peu crédible à une majorité des citoyens depuis pas mal de temps. Mais comment comprendre que le Hollande bashing soit si violent (les titres des magazines comme L’Express ou Le Point ne sont pas glorieux), que le président soit taxé de populiste par ses proches, et pas par n’importe lesquels, par le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone, alors que le président du Sénat Jean-Pierre Bel manifeste aussi sa différence. Le PS, un parti d’élus, est en train de se déchirer sans que la rue de Solférino parvienne à faire entendre sa voix. Comment en est-on arrivé à une telle cacophonie, à ces désaccords qui traversent tous les camps idéologiques ?

La transparence n’est pas l’impartialité

Si l’Élysée n’a pas contrôlé le « portefeuille » de tous ses ministres comme il aurait fallu, la proposition de loi sur la déclaration publique du patrimoine des élus (qui devra certes passer par les fourches caudines du Conseil d’État et d’autres institutions) a, de l’avis de beaucoup, été mise en chantier dans la précipitation. Le gouvernement a répondu dans l’urgence et le président n’a pas tergiversé, ce qu’on lui reproche d’habitude ! D’où la focalisation sur la transparence des patrimoines1 et la nécessité de les rendre publics, une décision qui est apparue assez brutale en raison de l’incapacité gouvernementale à cadrer ses propositions et à « instituer » l’impartialité attendue des représentants et des agents publics.

Dans un tel contexte et dans la jungle de commentaires, plusieurs remarques s’imposent. Une fois de plus, on confond impartialité et transparence, alors même que les 35 propositions présentées récemment par la commission Jospin portaient pour moitié sur l’exercice impartial de la fonction publique. Une fois rappelé pédagogiquement (Alain Juppé l’a fait sur son blog) que le but est de rendre possible une comparaison entre le patrimoine d’un ministre ou d’un élu en début et en fin de mandat, l’essentiel serait de retenir des propositions juridiques permettant un encadrement de la vie publique, ou pour le dire autrement de « rendre des comptes sans régler des comptes ». Une telle disposition engage les procédures dans plusieurs directions : comment rendre des comptes publics (en début et en fin de mandat, sous contrôle d’une Autorité) ? Qui doit rendre des comptes (élus et non-élus, acteurs de l’action publique) ? Devant quelle institution (autre que l’actuelle commission dont les pouvoirs sont limités) rendre des comptes pour que le soupçon ne s’installe pas ? Parmi d’autres juristes, Dominique Rousseau, constitutionnaliste et membre de la commission Jospin, a rappelé un certain nombre de principes et des propositions2 avec lesquels on peut s’accorder dans le souci de ne pas donner l’impression que le contrôle des patrimoines est le fait d’une élite qui fonctionne sur le mode d’une caste3 ou de réseaux de connivence qui envahissent désormais la communication politique (ce dont Stéphane Fouks et Havas Worldwide, ex Euro-Rscg, ont fait les frais).

Revaloriser les médiations

Reste que le droit lui-même, une procédure formelle, ne permet guère de comprendre pourquoi un débat préalable aurait été essentiel. Nous ne vivons pas dans les années 1930, si soucieux soit-on de retenir les leçons de l’histoire. Nous vivons dans un univers marqué par trois phénomènes qui s’entrecroisent : la fragilité de la démocratie représentative, la privatisation de l’économie mondialisée et la révolution numérique. Ces trois phénomènes concomitants exercent une très forte pression sur l’exercice de la vie publique et de la vie privée : loin de pouvoir opposer, comme le faisait Hannah Arendt, le public (la citoyenneté politique) et le domaine privé, il est manifeste que les mutations contemporaines (d’ordre politique et médiatique avec le rôle pris par la démocratie d’opinion4, économique avec le recul des politiques publiques, technique avec la vitesse de l’internet et la puissance des réseaux sociaux et autres) métamorphosent en profondeur ce que l’on pouvait entendre hier par privé et par public, qui tendent aujourd’hui à se mélanger5. On l’a déjà dit dans cette revue6 : on assiste à une transformation de l’espace public et de la conception du service public, à un changement de sens de ce qui est qualifié de privé et de public : autant de glissements qui exigeraient en retour un renforcement des médiations. La parole politique aurait gagné à se faire entendre et à envisager les nouveaux cadres d’une démocratie politique qui passera par une reconsidération des rôles du privé et du public et de leur lien. C’était l’occasion pour un président de gauche (la gauche ne néglige pas les techniques !) de s’interroger sur la révolution numérique, qui a des effets encore insoupçonnés sur la vie publique. Le président en avait-il le temps, les moyens, l’argumentaire, la rhétorique ? Il semble que non. Mais il y a une annonce qu’il aurait pu faire parallèlement à des propositions sur le patrimoine, une annonce qui ne serait pas restée sans effets : celle de la réforme annoncée, promise et reportée (à 2017 aux dernières nouvelles), du cumul des mandats.

Pourquoi ne pas anticiper une réforme que les Français approuvent à une très large majorité ? Il y avait là une opportunité à laquelle il aurait pu ajouter des mesures concernant le passage entre public et privé (pantouflage et rétro-pantouflage) qui entretient une confusion politico-économique et conforte l’impression d’être dirigé par une caste d’experts et de décideurs qui se jouent de la représentation politique.

Est-ce une utopie ? D’éminents politiques doutent de l’efficacité de la réforme du cumul ; il n’en reste pas moins qu’elle aurait un effet symbolique énorme. Il est peut-être encore temps de renverser la vapeur, de prendre le temps de réfléchir en profondeur à une impartialité rendue manifeste sur le plan juridique, mais aussi d’instituer « médiations » et « représentations » inédites alors même que l’acte III de la décentralisation se refuse à faire bouger les entités territoriales (les vecteurs de la représentation politique) et que la révolution numérique va plus vite que nous par nature. On crédite le président d’un certain sang-froid, mais l’affaire Cahuzac l’a contraint à aller trop vite, comme s’il fallait répondre dans l’urgence au scandale. La crise de la politique, c’est l’incapacité de prendre le temps, de s’inscrire dans la durée. Entre les secrets et la transparence parfaite, retrouver le sens des médiations et du politique, ce que Claude Lefort appelle « la mise en forme de la société », est-ce encore concevable ?

En 2008, on pensait entrer dans une crise historique et au long cours, mais on a laissé croire qu’on allait en sortir au plus vite sur le plan économique. Ce n’est toujours pas le cas, loin de là. Mais surtout, on comprend plus que jamais que la crise n’est pas uniquement de nature économique, en dépit des liens entre Monsieur Cahuzac et des banques étrangères ou off shore. Il est peut-être encore temps d’entrer dans une crise qui est une crise de confiance généralisée, et donc aussi une crise de représentation intellectuelle, une crise de compréhension du devenir-monde qui se double d’une crise de la parole politique, considérée comme « partiale » !

15 avril 2013

  • 1.

    Une déclaration que pratiquent tous les pays d’Europe sauf la France et la Slovénie, n’a-t-on cessé de nous dire ! Or, la situation est loin d’être homogène en Europe : en Italie et en Pologne, le patrimoine des élus est consultable par les citoyens ; en Grande-Bretagne, Allemagne, Autriche, Finlande… ce sont les revenus qui sont rendus publics, et non les patrimoines.

  • 2.

    Le juriste, qui privilégie l’impartialité et se méfie de la transparence/déballage, insiste sur les points suivants (dans Le Monde du 14 avril 2013) : 1) L’application de la convention (texte juridique au-dessus de la loi) du 4 juillet 2005 invite à s’accorder sur ce qu’on entend par agent public afin de ne pas attendre l’exigence d’impartialité des seuls ministres et élus nationaux (sont également concernés les élus locaux, les membres des autorités administratives indépendantes, les collaborateurs ministériels et les agents publics au sens large) ; 2) La loi d’impartialité devrait prévoir l’obligation pour les personnes concernées d’adresser à l’Autorité d’impartialité trois déclarations : sur le patrimoine, sur les intérêts et sur les activités ; 3) L’Autorité doit être composée de manière à ne pas être soupçonnée de protéger la caste politico-administrative, d’où un mode de composition répondant à l’exigence d’impartialité aux principaux niveaux de l’État : trois membres de droit (les trois cours), six membres nommés par la présidence, le Sénat et l’Assemblée nationale, autant d’institutions qui engageront ainsi leur responsabilité.

  • 3.

    Que l’année 2012 ait été troublée par le feuilleton à répétition de Sciences Po, suite à la disparition de son directeur Richard Descoings, ne doit pas laisser indifférent : la question de la formation homogène des décideurs publics est l’arrière-fond de la crise et ne concerne pas que cette école puisque les corporatismes, le pantouflage et le rétro-pantouflage sont l’un des ressorts de l’asthénie française. N’oublions pas qu’Émile Boutmy est un journaliste qui a décidé de créer une école de sciences politiques à la fin du xixe siècle afin de répondre à la crise qui secouait la classe politique française en lui offrant une formation !

  • 4.

    La presse donneuse de leçons (les magazines à couvertures aguicheuses) mériterait qu’on s’attarde sur ses dérapages à répétition : la presse moralisatrice a montré ce dont elle était capable dans le cas de la publication des extraits très privés du livre de Mme Iacub sur ses relations avec D. Strauss-Kahn ou dans le cas de rumeurs transformées en informations (Libération sur Laurent Fabius). Reste que Mediapart, une presse en ligne, a pratiqué un journalisme d’investigation classique prenant du temps (Fabrice Arfi a mené une enquête de plusieurs mois suite aux soupçons qu’il avait sur la manière dont Cahuzac, alors président de la commission des finances à l’Assemblée, avait traité libéralement l’affaire Éric Woerth, l’ancien ministre de N. Sarkozy).

  • 5.

    Voir dans ce numéro la position de Marc-Olivier Padis, « Après l’affaire Baby Loup », p. 5.

  • 6.

    « Reconquérir l’espace public », Esprit, novembre 2012.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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