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Passer de l'autre côté. Lecture de Norte, d'Edmundo Paz Soldán

Lecture de Norte, d’Edmundo Paz Soldán

L’auteur bolivien Edmundo Paz Soldán livre dans Norte une réflexion sur la frontière : entre le bien et le mal, les États-Unis et le Mexique, la raison et la folie. À travers les portraits de personnages réels ou imaginaires, un peintre, un tueur et un universitaire, il passe d’un côté à l’autre en montrant le trouble qui s’installe quand la violence extérieure attaque la conscience de chacun.

Rien de mal : une fois franchi le seuil, tout est bien ? Un autre monde. Et rien ne t’oblige à parler.

Franz Kafka, Journal, 19 janvier 1922. Exergue de Norte

Ou même ça serait mieux si personne allait autre part ? Ça faisait si mal, de partir. On devait rester dans la maison où on était né. Dans la rue où on était né. […] Où. On. Était. Né. Mais, c’était comme ça, alors le train n’avait pas de raison d’exister. Et les frontières non plus. Ah, Martín, ça, tu ne l’avais pas imaginé. S’il fallait choisir tu préférerais un monde sans trains ou avec des trains ?

Martín Ramírez, dans Norte, p. 89-90

Publié en espagnol en 2011, le roman d’Edmundo Paz Soldán intitulé Norte est paru en français à l’automne 20141. C’est une fiction, l’un de ces romans sud-américains qui s’inscrivent dans le sillage de l’écrivain Roberto Bolaño2, une figure culte en Amérique du Sud et dans le monde. Ces romans marquent une rupture avec le « réalisme magique » – également nommé « réalisme halluciné » – des années 1970-1980, un moment créatif marqué par les figures de Borges et de Cortázar. Si le réalisme magique puise selon Gabriel García Márquez dans la réalité sud-américaine, dans ses violences civiles, ses milices, ses militaires et ses dictatures, le réalisme des fictions contemporaines « à la Roberto Bolaño » et désormais « à la Soldán » est en phase avec les violences contemporaines les plus dures, les plus horribles, les plus crues3. Les hallucinations ne sont plus du même ordre : moins formelles, elles sont plus cruelles. Norte désigne le nord du Mexique, la direction que prennent les migrants pour franchir une frontière dont le passage, à la fois géographique et mental, n’est jamais assuré. Aujourd’hui, toutes les frontières, pas uniquement la ligne de front qui sépare les États-Unis du Nord et le Sud mexicain, peuvent faire « perdre le nord ».

Les trois personnages « réels » du roman

Ce n’est pas un hasard, Norte est une fiction romanesque qui suit, au fil de séquences successives correspondant à une chronologie sans date, trois personnages qui ont existé et dont l’auteur présente des « versions libres ». Trois personnages : un premier Mexicain, Martín Ramírez, qui migre du Mexique aux États-Unis, travaille dans les chemins de fer en construction, est arrêté après avoir perdu son travail et est enfermé dans un hôpital psychiatrique. Qualifié de « fou », de « psychotique », il va dessiner « à sa manière » au sein de l’asile durant des années avant d’être considéré aujourd’hui comme une figure majeure de l’art brut4 ; un second Mexicain, nommé Jesús dans le roman (de son vrai nom Angel Maturin Resendiz), est le passeur impénitent de la frontière mythique qui sépare Ciudad Juarez au sud et El Paso au nord : tout en se livrant à des trafics de voiture, il se métamorphose en un serial killer devenu tristement célèbre avant d’être arrêté et condamné à mort puisqu’il n’est pas fou et donc responsable et coupable ; le troisième personnage, Fabián, un universitaire d’origine bolivienne, enseigne dans un campus américain la littérature sud-américaine qu’il théorise sur un mode paranoïaque. Ce qui n’est pas sans lien avec une chute libre dans l’alcool et la drogue qui est à l’origine de sa rupture avec Michelle, sa compagne, qui abandonne, comme par contraste, sa thèse pour dessiner des bandes dessinées gothiques et créer un roman graphique.

La grande force de ce roman très « réel » est d’entrecroiser les parcours des trois principaux personnages en leur consacrant des séquences autonomes afin de souligner leurs convergences et divergences par rapport à la folie, à la cruauté, au mal et à la création artistique ou intellectuelle. Cela est évident dans le cas de Martín Ramírez (le peintre fou) et de Jesús (le serial killer qui rédige un Livre des Révélations) : confrontés à la question du passage de la double frontière mentale et géographique, ils n’échappent pas à la chute mentale et physique, celle qui fait perdre pied, assujettit, assomme (dans le cas du peintre fou) ou provoque la volonté de tuer (dans le cas du serial killer). Norte fait le lien entre le passage de la frontière géographique (l’exil physique, la migration, le déplacement) et l’exil mental dans un ailleurs incontrôlable qui peut conduire à la folie, au crime, à la production artistique ou à la drogue dure. Dans tous les cas, ce roman parle des violences contemporaines les moins pacifiées, ce qui n’est pas sans rapport avec le gros plan braqué sur la frontière américano-mexicaine : une ligne de front dure à franchir et l’un des passages obligés de la drogue dont parle Roberto Saviano de manière implacable dans Extra pure5, une suite de Gomorra6 qui fait le lien entre Naples, l’Europe et le Nouveau Monde.

Il est donc intéressant de s’arrêter sur les éclairages que Norte fournit sur le moment contemporain, avant de se pencher sur les trois personnages « réels ». Norte, loin de porter sur la seule folie du dessinateur Martín Ramírez, décrit les violences les plus contemporaines à travers ses trois personnages : un fou enfermé dans un asile qui ne peut revenir en arrière, un serial killer qui n’en finit pas de passer la frontière pour commettre ses meurtres rituels aux États-Unis et un savant drogué qui, le seul à être installé de l’autre côté, se tue à petites doses. Ce qui entraîne simultanément dans une réflexion en abyme sur les liens de la folie, de la violence et de la fiction : si le migrant devenu fou et le serial killer ne sont pas parvenus à passer la frontière, si le chercheur adoubé par l’université américaine entame une descente aux enfers, chacun est entraîné dans la production de fictions afin de s’en sortir, de franchir la frontière, de passer de l’autre côté. Martín Ramírez calme sa folie avec la peinture « brute » qui lui donne un nom, Jesús justifie ses crimes dans un Livre des Révélations où il affirme que le Mal (ce qu’il appelle l’Innommable) est Bien, et Fabián l’universitaire ne se remet pas de délires conceptuels qui lui ont laissé croire, une fois la frontière passée, qu’il comprenait le monde. Mais Norte ne cesse d’affirmer que le Livre des Révélations du serial killer ne peut donner forme à l’inexplicable et le comprendre, comme un aveu d’échec de toute fiction face au mal absolu.

La frontière comme ligne de front

Le fou dessinateur et le serial killer ont pour destin commun de vouloir passer la frontière, de tenter de la passer physiquement et mentalement, et de réitérer les tentatives. En cela, le roman est le constat de l’« impossible exil », d’une migration sans issue car soumise à des pressions physiques et psychiques insupportables. Une situation d’autant plus paradoxale que le Texas se confond avec d’anciennes terres mexicaines7 et que les États-Unis sont un pays d’accueil des migrants. À la différence de Fabián, le brillant universitaire sud-américain devenu nord-américain qui se « fout en l’air », Jesús et Martín ne parviennent pas à passer d’un côté à l’autre, à se déplacer de l’autre côté : la migration géographique, dans ce cas comme dans bien d’autres, ne favorise pas la migration mentale. Si ce premier constat renvoie à toutes les situations de « passage à la frontière » (de Gibraltar et Lampedusa au détroit de Malacca…), la situation d’exilé (passer la ligne ou retourner) fait écho à la persistance des guerres et à la métamorphose des violences dans le monde. Ce qui renvoie à une barbarie que l’on croyait avoir laissée au bord du chemin et derrière nous. En évoquant la Christiade au Mexique (1926-1929), Norte rappelle que cette guerre civile a été déclenchée par des lois interdisant les pratiques religieuses à la fin des années 1920. Mais il aurait pu évoquer la Violencia colombienne, qui a duré plus de cinquante ans et n’est peut-être pas terminée, en dépit de l’avancée des négociations avec les Farc. L’auteur souligne du même coup la persistance des violences et leur géographie diversifiée, dans la mesure où elles ne sont naturellement pas le malheureux privilège de l’Amérique latine. Ce faisant, il désigne d’autres phénomènes : les enfants-soldats, les enfants abandonnés, les viols, l’inceste, les massacres exhibés, les décapitations, les montées à l’extrême de crimes qui sont le fait d’États comme de milices et de bandes armées.

Aujourd’hui, la situation dans l’isthme panaméricain, au Guatemala ou au Salvador où sévissent les maras8 met en scène de manière inédite et « folle » (reste que le recours à ce mot est abusif puisque le barbare contemporain n’est pas un fou, c’est l’une des leçons du livre) des massacres et des violences exacerbés par la circulation des images sur l’internet. Plus ça circule en images numériques pour tout le monde, plus l’horreur décuple : en cela, les horreurs des terroristes du groupe État islamique ou de Boko Haram convergent avec les vidéos diffusées par les maras qui exhibent « exemplairement » tueries sanguinaires, tortures et découpages des corps. Inutile d’insister sur les analogies et liens avec les événements récents qui ont troublé l’Hexagone et le Danemark, et sur le fait que la situation proche et moyen-orientale a des correspondances géographiques. Norte parle du monde « mondialisé » en scrutant la ligne de front, celle que l’on n’arrive pas à passer, la frontière que Tijuana, comme d’autres villes-frontières, symbolise, à quelques kilomètres au sud de San Diego, le grand port de guerre américain.

D’où le sentiment d’un monde aujourd’hui ressenti comme « en passe de folie » : en recourant à ce terme discutable, on veut croire que toutes les barbaries contemporaines sont l’expression de la folie de ceux qui les perpètrent, alors même qu’il n’est pas imaginable de les considérer comme irresponsables (les expressions de « fous », de « cinglés », de « malades mentaux » ont été appliquées spontanément aux trois tueurs de début janvier 2015). Tel est le paradoxe d’un monde dont on ne peut (ni ne veut) comprendre les violences barbares, d’un monde devenu fou mais où les fous sont hyperresponsables de leurs actes criminels. Inutile d’insister pour voir dans ces violences insupportables les ferments d’un « désenchantement démocratique », le ressort de la littérature de Roberto Bolaño, qui laisse la place à une littérature apocalyptique, celle qui privilégie la mort et célèbre les puissances de destruction.

Face à la peur : des « guerres » en mal de fiction

Où que nous vivions, nous sommes déchirés par quelque forme de conflit. Pratiquement tout le monde s’est retrouvé touché par une guerre ou par ses conséquences.

Colum McCann

Revenons comme annoncé aux personnages « réels » de la fiction. Après un panoramique sur les « folies contemporaines », les « gros plans » sur les personnages et leur singularité. L’histoire de Martín Ramírez est celle d’un échec à « passer la frontière », un échec qui renvoie à l’histoire puisqu’il est indissociable du massacre de son village mexicain : parti chercher du travail aux États-Unis au début des années 1920, il est embauché à l’époque des grands travaux ferroviaires avant que leur achèvement condamne au chômage les ouvriers mexicains qui n’ont d’autre issue que de rentrer au pays ou d’errer comme des « épouvantails ». Mais pourquoi Martín Ramírez n’est-il pas rentré ? Pourquoi est-il arrêté par la police alors qu’il a perdu l’usage de la parole et semble perdu et devenu « insensé » ? Entre-temps son village, celui de sa famille, celui où il s’est marié, a été brûlé et détruit par l’armée fédérale mexicaine qui s’en est pris au nom de dogmes antireligieux aux villages catholiques à partir de 1926 dans les régions de montagne : cette guerre est connue sous le nom de Christiade9. Des écrivains ont écrit des ouvrages sur cette violencia, qui sont devenus des classiques : le Deuil humain de José Revueltas10, et Pedro Páramo de Juan Rulfo11, l’un des chefs-d’œuvre de la littérature du xxe siècle.

Ayant appris que la violence a dévasté son village, que sa famille a éclaté et que sa femme Maria Santa Anna est partie avec les fédéraux, Martín Ramírez est totalement désorienté : il ne peut pas rentrer, il ne peut pas sortir, il est pris entre deux territoires qui le rejettent, il est prisonnier de la frontière, à l’extrême limite géographique et mentale. Ramassé dans un état limite par la police californienne, il est conduit dans un hôpital psychiatrique, l’asile où il se met à dessiner. Mais que dessine-t-il ? Des morceaux de dessins, des formes informes, des mots sans phrase, des signes inaboutis, des dessins sans composition finalisée. Si les thèmes des dessins sont nombreux (les cavaliers armés qui ont brûlé le village, les femmes qui incarnent sa traîtresse de femme…), celui des trains mérite l’attention : il évoque ces machines et ces wagons, ces instruments de circulation pour lesquels il a travaillé ; il les dessine afin de bouger dans sa tête et dans son corps et de renouer avec le village où il ne retournera jamais. C’est la rançon de la guerre civile. Ce qui est raconté dans les biographies (consultées par l’auteur) du vrai Ramírez resurgit naturellement dans le roman : à savoir la manière dont il invente non pas brutalement mais lentement, sinueusement, des toiles qui sont des forêts vierges, des jungles composées de matières diverses dont glu, crachats et excréments.

Cet art brut le « remet en circulation », l’expose au double sens de le faire « connaître » et « reconnaître » mais aussi d’être l’auteur d’expositions publiques comme celle qui a lieu des décennies plus tard dans l’université de Fabián et de Michelle. Bloqué à la frontière sur la ligne de front, assommé par la guerre civile de son pays d’origine, il lui reste à retrouver, lui le fou accueilli dans un asile américain, une langue dessinée par lui, une fiction qui fait le lien entre le massacre et l’hôpital psychiatrique. D’où ces bateaux, ces tunnels et ces trains : il lui faut extraire de la violence réelle, celle de la guerre civile qui lui bousille la tête, tous ces dessins. Si la réflexion sur la création des fous et l’art brut est désormais connue, elle est ici inséparable d’un exil et de son « traitement » artistique (et non pas médical). Si la guerre extérieure rend fou, la fiction peinte apaise dans ce cas les guerres intérieures.

La guerre avait été gagnée par les fédéraux, avec l’aide des États-Unis. Il serait prisonnier pour toujours. Il devait s’habituer à ça. Du moment où on le laissait dessiner, il pouvait tout accepter. Même la trahison de Maria Santa Anna. Même l’absence de ses filles. Et de Candelario ? Aaaaaaahhhhh (Norte, p. 216).

Ils avaient tous envie de rentrer et ils ne rentraient pas, voilà, voilà, il y avait quelque chose dans ce pays qui faisait qu’ils ne rentraient pas, qu’ils cherchaient des prétextes pour rester. […] Voilà quoi, c’était la guerre, oui, la guerre là-bas au Mexique, c’est pour ça qu’il n’était pas rentré, c’était la faute de Monsieur le Gouvernement, c’était la faute de Maria Santa Anna. […] Il a eu peur : il ne voulait rien savoir de sa femme traîtresse (Norte, p. 175).

Les thèmes [de ses peintures] n’avaient pas changé ? Des cavaliers avec des cartouchières en bandoulière, des montagnes aux lignes ondulées, des trains et des tunnels, des paysages avec des églises et des animaux et des gens qui dansaient. Des découpages de magazines collés sur des dessins, des collages qui insistaient sur ses obsessions (Norte, p. 268).

Jesús, le serial killer, un tout autre personnage en apparence, n’est pas un fou victime d’une guerre qui lui a fait du mal mais un guerrier qui se justifie de faire le mal et de tuer. Dans son cas intervient également une scène originaire, non pas une guerre civile, une Christiade, mais un amour impossible, un désir incestueux irrépressible qui ne cesse de le hanter, celui de la jeune sœur qu’il aime par-dessus tout et dont il veut lever la robe. Une passion impossible, un amour sexualisé, l’inceste le taraude, il est dans la tête12, il en résulte des viols et des violences sexuelles contre toutes ces femmes massacrées, les doubles de sa jeune sœur. Exclu de la famille, interdit de sa sœur, installé près de la frontière avec une compagne, il ne cessera plus de passer de l’autre côté pour effectuer de petits commerces illégaux, passer des voitures, se livrer à des contrebandes. Ce qui le conduit à prendre le train. Ce train qui est pour lui le symbole du déplacement, comme pour Martín. Ce train d’où il saute, une fois la frontière passée, pour commettre meurtres et viols dans des maisons où se trouvent des femmes seules qu’il torture. Il passe la frontière en train, il fait des allers et retours incessants alors que Martín dessine des trains pour tenter de rentrer chez lui et calmer sa folie.

Mais il n’est question pour ce railway killer ni de passer de l’autre côté, de s’installer aux États-Unis, ni de rentrer chez lui ; il n’en finit pas d’aller d’un côté à l’autre, il brouille les pistes à la frontière, jouit de cette bande frontière qui le rend invisible et lui permet de retrouver sa sœur vivante dans chaque femme qu’il tue. Un policier d’origine mexicaine (un homme qui a traversé la frontière, comme s’il fallait devenir policier pour y parvenir !) finit par l’arrêter. Jeté en prison où il subit coups et sévices, il en est libéré du désir de tuer, et même de celui de tuer sa sœur afin de mettre un terme à un cycle de violence infinie.

En quoi ce serial killer, qui a existé, se rapproche-t-il de Martín le peintre créateur, lui qui n’est pas un fou mais un barbare qui a franchi la frontière de l’inhumanité ? C’est qu’il lui faut également inventer une fiction pour se justifier et proclamer haut et fort qu’il est bien le responsable de ses crimes, mais un responsable passif qui ne fait que tomber de l’autre côté, franchir la ligne, passer du côté du Mal où il est Bien. Dans ce but, il écrit sous la dictée de l’Innommable (une dictée qui n’a rien à voir avec la démarche créatrice de Martín Ramírez) des cahiers destinés à constituer un Livre des Révélations où il se justifie : il tue parce que celui qu’il appelle « l’Innommable » (la figure de l’inexplicable) lui intime de tuer, et il obéit parce qu’il est Bien quand il fait le Mal. Mais cette fiction ne soulage rien, elle exacerbe sa violence et sa volonté de toute-puissance. Il n’y a là « rien d’explicable dans l’Innommable ». Et rien à voir avec les douleurs et souffrances de Martín Ramírez qui se déversent dans sa peinture.

Tous les cahiers constituaient le Livre des Révélations. Il ne savait pas comment ça arrivait, mais il y avait un moment dans l’écriture où apparaissaient des visions de villes incendiées, de bois dévorés par la fumée, d’orages qui noient des enfants, de chevaux agonisants, de femmes épileptiques, d’enfants attardés et de fleuves de sang. Des cendres partout, comme il imaginait que le monde allait se trouver le jour d’après la fin. Ensuite un prophète à la longue et noire chevelure s’incarnait et conduisait les survivants à une terre promise. C’était l’Innommable. […] Il pouvait pas dormir la nuit. […] Il entendait la voix de l’Innommable puis il copiait des phrases qu’il lui avait dictées. « ÉLIMINER TOUS LES IMBECILS. Les femmes et les enfants d’abord. Les FEMMES et les enfants D A B ord. moitié homme et moitié ange. hommmeangehommage. » Il y avait que l’alcool et la drogue pour le calmer ? Il devait trouver du fric (Norte, p. 160).

Les fictions servaient à combler les vides, à spéculer à voix haute et à se rassurer : tout aurait un dénouement positif, la loi transgressée serait restaurée. Tous les assassins pouvaient être réduits à une série discrète d’attitudes, d’obsession, de compulsions. Mais il manquait à toutes les fictions quelque chose : « l’inexplicable », ce qui ne renvoyait à rien. C’était facile de comprendre que le mal attirait fascinait, séduisait. C’était plus complexe d’accepter que le mal, l’horreur, l’abîme, soit une part fondamentale de la vie. […] Mais Fernandez [le policier] était arrivé à la conclusion que le mieux était de ne pas essayer de les comprendre. Ils étaient, un point c’est tout. Il fallait les arrêter et les liquider avec une injection létale (Norte, p. 241).

Après le désastre, l’Innommable viendrait et un nouveau commencement serait possible (Norte, p. 324).

Jesús est un guerrier qui fait le mal et non pas un malade mental qui paie les horreurs d’une guerre civile, il est toujours sur la ligne de front, là où faire Mal aux autres fait du Bien. L’exergue de Kafka (voir supra) est lumineux : une fois franchi le seuil, la ligne, celle de l’acte criminel, « c’est bien » au sens où Jesús se sent bien. Jesús est un serial killer, il faut achever le cycle, il doit tuer ou mourir : en dépit d’avocats qui lui demandent de jouer au fou, de faire le fou, il plaide coupable et demande juste pardon à sa sœur. Il est doublement à la frontière : à la frontière mentale et géographique mais le voilà passé de l’autre côté où il agit au nom de l’Innommable, cet irreprésentable qui est le nom du Mal et qu’il célèbre dans ses cahiers et dans son Livre des Révélations. L’un et l’autre visent une fiction : Martín peint pour sortir de la folie et avoir moins mal, Jesús écrit le Livre des Révélations qui le justifie de faire le mal au nom de l’Innommable. À la différence de Martín, qui apaise sa folie avec les dessins en passe de devenir une peinture, il justifie ses crimes et sa propre mort avec son Livre des Révélations. Mais cette fiction est un échec, elle n’explique rien.

Et qu’en est-il de nos deux universitaires, Fabián et Michelle ? Chacun à sa manière sombre dans une violence incontrôlable – violence sexuelle, violence sur soi, drogues dures…–, mais chacun cherche une issue. Le théoricien qui croit tout comprendre s’effondre en raison de la pression et du poids de ses excès alors que sa compagne rompt avec l’intelligence conceptuelle et cherche une issue, elle aussi, dans la fiction. Elle opte pour une bande dessinée apocalyptique puis pour un roman graphique, une combinaison de dessin et de texte, de type gothique, qui doit raconter une histoire de survivants qui descendent sur la Terre pour secouer les zombis. Ce sont des personnages qui reviennent ici-bas après avoir connu les terres de la mort pour retrouver des vivants. Un parcours inverse à celui de Jesús.

J’avais peaufiné le profil de mon personnage principal : je l’ai appelé Samanta, c’était une latino, son obsession depuis que l’un d’eux avait tué sa fille, c’était de nettoyer le monde des vampires, des zombis et des loups-garous. Le territoire postapocalyptique de Samanta se divisait en Sud et en Nord, séparés par un fleuve, […] un clin d’œil à la littérature gothique et à la fin des temps (Norte, p. 248).

J’ai pensé à Fabián. Il n’y avait pas de folie chez lui, c’était plutôt trop de lucidité, trop de raison, assez pour enchaîner des imbécillités les unes après les autres. À moins que ce soit nous qui soyons des imbéciles. Oui, nous aurions dû être aussi paranoïaques que lui et nous douter de sa paranoïa (Norte, p. 310).

J’imagine ce roman graphique bien campé sur le territoire de la littérature fantastique, avec des événements d’horreur et des super-héros (Norte, p. 311).

Un Mal innommable

Que dire de ces trois personnages ? Sont-ils nos contemporains ? Ramírez est considéré comme un fou, comme un irresponsable, alors que Jesús ne cesse, comme un barbare contemporain du groupe État islamique, de Boko Haram ou des anti-balaka, de se proclamer coupable et responsable. Et pour cause : Ramírez a peur, Jesús veut n’avoir peur de rien. Martín est victime d’une guerre qui l’a rendu fou, Jesús a déclaré une guerre sans fin comme une Terreur indéfinie. Voilà ce dont parle puissamment Norte avec ses personnages qui, oscillant entre folie et barbarie, sont si difficiles à qualifier, pris qu’ils sont dans des logiques guerrières, ce qui les conduit à glisser entre la réalité et la fiction. Mais Norte parle aussi d’un monde où faire mal est devenu une question évidente, d’un monde où le Mal, celui de la guerre effective et celui d’une barbarie qui se démarque de la guerre d’hier, si monstrueuse soit-elle, comme la Christiade. Comment le xxe siècle, le siècle des crimes, comme Grossman et Pato?ka l’ont montré avec bien d’autres, a-t-il déjà pu l’oublier13 ? Les fous ont peut-être moins peur, nous avons aussi moins peur des fous, mais le monde est devenu un peu plus fou et cinglé, les violences débordent et la barbarie n’a pas honte d’elle-même. Qu’est-ce à dire ? Que le processus de civilisation cher à Norbert Elias, celui qui intériorise les violences, connaît des ratés passagers ? Ou bien que nous avons du mal à prendre la mesure d’un retour à l’« état de nature » (celui que les États avaient pour mission de pacifier, celui qui concernait les relations entre États quand ils se faisaient la guerre, celui qui est aujourd’hui retombé dans les sociétés) un peu partout dans le monde ?

Cela ne veut pas dire que la civilisation perd du terrain, mais qu’elle ne veut pas voir ce qui lui fait mal, voire très mal. La folie n’est pas la barbarie, les fous ne sont pas si fous, ce sont des humains, alors que le barbare est un humain qui tombe dans l’inhumanité par la force, par la volonté de tordre le cou de l’humanité. La question du mal n’a pas disparu mais nous ne pouvons pas nous en délier. Nous apprenons bien des choses grâce à Norte : à scruter la bande frontière entre le Mexique et les États-Unis, nous comprenons qu’il y a ceux qui franchissent la ligne (les barbares) et les fous qui ne passent pas de l’autre côté et restent des humains à part entière.

Sade, un écrivain, un homme de fiction ne l’oublions pas, est notre mauvais prophète pour avoir cru que la cruauté, qui n’a rien à voir avec la folie, avait un sacré avenir14. Pierre-Henri Castel, en final d’un essai sur le concept de pervers, laisse parler Sade. Écoutons-le :

Guerres et injustices, en revanche, qui se produiront déjà spontanément en nombre sous le coup de la misère ou de la peur, offriront à foison l’opportunité de volupté cruelle. Car tout le monde ne voudra pas se laisser mourir. Beaucoup voudront d’abord tuer – en grand. L’exemple de leur perversité sera communicatif. Ses effets, raffinés ou brutaux, causeront du moins le besoin d’y répondre à l’envi, voire de les devancer avant de s’en trouver soi-même la victime. Avant de tuer, on se permettra donc l’inconcevable. Chacun de mes supplices, tous mes excès de lubricité connaîtront une seconde jeunesse15.

Quand la violence – celle la guerre civile, celle du fauteur de terreur ou celle du serial killer – devient inconcevable, la cruauté est synonyme de barbarie. Mais cela n’a rien à voir avec la folie et avec les tableaux de Ramírez. La guerre mentale subie par le fou n’est pas celle que le barbare fait subir à ses victimes. Mais la guerre n’en finit pas, entre fiction et réalité, de laisser traîner ses horreurs et ses cadavres…

  • 1.

    Edmundo Paz Soldán, Norte, traduit de l’espagnol (Bolivie) par Roberto Amutio, Paris, Gallimard, 2014.

  • 2.

    Voir Nicolas Léger, « Roberto Bolaño : 2666 ou les maléfices de la mondialisation », Esprit, décembre 2013.

  • 3.

    En témoignent par exemple les Bonnes Nouvelles de l’Amérique latine. Anthologie de la nouvelle latino-américaine contemporaine, préface de Mario Vargas Llosa, édition établie et présentée par Gustavo Guerrero et Fernando Iwasaki, Paris, Gallimard, 2010.

  • 4.

    Inventé en 1945 par Jean Dubuffet, le terme d’« art brut » désigne des formes artistiques qui ne relèvent pas de l’art dit « culturel » et « reconnu ». La Maison rouge, un temple de l’art brut à Paris, a présenté récemment quatre des immenses tableaux de Ramirez. Voir dans ce numéro l’article d’Isabelle Danto, p. 213.

  • 5.

    Dans cet ouvrage, Roberto Saviano montre comment le déplacement du trafic et de la production de la Colombie au Mexique perturbe ce pays en profondeur, mais il souligne également comment les mafias européennes s’adaptent très professionnellement à cette situation. R. Saviano, Extra pure. Voyage dans l’économie de la cocaïne, Paris, Gallimard, 2014.

  • 6.

    Id., Gomorra. Dans l’empire de la camorra, Paris, Gallimard, 2007.

  • 7.

    Ce que le western évoque dans le plus profond mépris du Mexicain. Mais, par contraste avec la Horde sauvage de Peckinpah, on peut voir dans l’Aventurier du Rio Grande de Robert Parrish un gringo, Robert Mitchum, s’installer de l’autre côté du fleuve, au Mexique.

  • 8.

    Voir le dossier « Le narcotrafic, une violence incontrôlable : l’État et les gangs en Amérique du Sud », Esprit, août-septembre 2012.

  • 9.

    Voir entre autres Jean Meyer (textes présentés par), Apocalypse et révolution au Mexique. La guerre des Cristeros (1926-1929), Paris, Gallimard, coll. « Archives », 1974. Une superproduction sortie en 2014 en France (Cristeros), fort discutable comme tout film militant et hagiographique, a été vite été récupérée par l’Église catholique (voir cependant les bonus du Dvd qui sont de qualité et justes en termes d’information historique). Il n’en reste pas moins que le travail exceptionnel, mais longtemps ignoré, de Jean Meyer, est enfin reconnu.

  • 10.

    José Revueltas, le Deuil humain [1943], Paris, Gallimard, coll. « Nrf », 1987.

  • 11.

    Juan Rulfo, Pedro Páramo [1955], Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2009.

  • 12.

    La nouvelle de Soldán publiée dans les Bonnes Nouvelles de l’Amérique latine, op. cit., a pour titre « La porte fermée ». En trois pages (p. 77-79), Soldán raconte comment la porte ouverte de la fille pour le père incestueux doit le rester pour le frère une fois qu’il a chassé le père coupable de la chambre de sa sœur.

  • 13.

    Voir Olivier Mongin, la Violence des images ou Comment s’en débarrasser ?, Paris, Le Seuil, 1997.

  • 14.

    Voir Marcel Hénaff, Violence dans la raison ? Conflit et cruauté, Paris, L’Herne, 2014. Ce n’est pas un hasard, Marcel Hénaff a consacré son premier ouvrage à Sade.

  • 15.

    Pierre-Henri Castel, Pervers. Analyse d’un concept, suivi de Sade à Rome, Montreuil, Ithaque, 2014, p. 139.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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Histoire et avenir de la psychiatrie

La folie en littérature et au cinéma

Autisme, neurosciences, psychanalyse: quels débats?