
Passer le témoin…
Passer le témoin d’Esprit à une nouvelle équipe en ce début de l’année 2020, alors que le coronavirus ravage l’Europe, est étrange. Mais le calendrier, tragique soit-il, en a décidé ainsi… alors passons-le ! C’est avant tout pour moi une invitation à évoquer une aventure au long cours et à rendre hommage à ceux qui m’ont précédé à la direction de cette revue créée en 1932, Emmanuel Mounier le fondateur puis Albert Béguin, Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud. 1932 ! Combien de siècles sont passés depuis…
Comment ne pas penser aujourd’hui à ceux qui m’ont fait confiance dès le départ et incité à rejoindre la revue, je pense particulièrement à Luce Giard et à Michel de Certeau. Et il y a bien sûr la galaxie de ceux qui ne sont plus là et avec lesquels se sont nouées des amitiés et des fidélités. Qu’on me permette de citer quelques-uns d’entre eux : de Mohammed Khaïr-Eddine à Daniel Lindenberg, de Michel Seurat à Marcel Hénaff, de Serge Daney à Claude Lefort, de Pierre Vidal-Naquet à Alex Derczanski, de Pierre Hassner à Germaine Tillion et Paul Ricœur, ils sont toujours là… Et il y a le beau souvenir du numéro consacré, en juin 1980, à Hannah Arendt, cette grande dame qui répétait à satiété qu’il ne faut pas confondre l’actualité avec l’événement, celui-ci étant l’un de ces moments rares et singuliers qui donnent à penser. Bien sûr, je nomme là quelques absents, pour ne pas avoir à saluer tous les « présents » avec lesquels j’ai partagé la mise en scène de ce petit théâtre souvent un peu bruyant qu’est la revue Esprit.
Passer le témoin à l’équipe réunie autour d’Anne-Lorraine Bujon, qui a compris que la revue est à la fois une rédaction et une entreprise économique ne vivant pas de subventions miraculeuses, ce n’est pas tourner la page comme si rien ne s’était passé, comme si la revue était une belle réussite académique en mal d’immortalité, une affaire qui roule… Bien au contraire, le paysage intellectuel que j’ai connu a radicalement changé : dans les années 1970, une revue « instituait » des liens entre la presse et l’édition, entre des journalistes et des producteurs de livres (les collections Esprit existaient encore au Seuil), les uns et les autres se retrouvant fréquemment rue Jacob dans le cadre du « Journal à plusieurs voix », alors animé par Casamayor, où les envolées d’Alfred Simon ne troublaient guère le sphinx Alain Cuny. La revue faisait alors office de médiation entre les gens du livre et les gens du quotidien, et elle se préoccupait de la formation à l’écriture des jeunes auteurs dans un univers indépendant. Aujourd’hui, chacun est plus ou moins pris en otage dans sa bulle et ballotté dans un espace culturel dont la rythmique est celle des réseaux sociaux avec leurs vertus et leurs vices, leurs alertes et leurs harcèlements.
Mais la force de la revue reste son indépendance. Indépendante financièrement, la revue Esprit l’est toujours – à la différence du journal Le Monde ou des éditions du Seuil qui ont été créés après la Seconde Guerre mondiale par des proches de Mounier. Il n’est pas inutile de le souligner, à un moment où la prise de possession d’organes de presse par de grandes fortunes personnelles, par des mécènes de la mode, du luxe ou d’Internet soulève des inquiétudes légitimes sur l’avenir des médias. Indépendante financièrement, la revue l’est aussi politiquement. Elle n’a jamais appelé à voter pour qui que ce soit, mais alerté sur des tragédies humaines, sur des pouvoirs qui brutalisent l’humanité, et opté pour des « causes imparfaites » pour reprendre l’expression de Paul-Louis Landsberg[1]. Et elle a soutenu et soutient toujours tel ou tel de ces mouvements avides de paroles libres qui forment une chaîne humaine à l’échelle des décennies. Cela depuis la Charte 77 rédigée à Prague par Václav Havel et Jan Patočka – dont la Charte 08 en Chine fut une chambre d’écho avant que ne survienne le mouvement hongkongais de désobéissance civile – jusqu’aux printemps arabes depuis 2011 ; ceux-là mêmes qui ont été un peu trop vite enterrés avant de retrouver un nouveau souffle à Alger depuis 2020, sans parler de soulèvements ailleurs au Chili, en Irak, au Soudan…
Bref, le monde s’est définitivement mondialisé, et parler de « dé-mondialisation » revient une fois de plus à oublier que l’économie, qu’elle soit ouverte ou fermée, est sous-tendue par la politique, dans le double sens du contrat social et des maux du pouvoir. La violence n’a cessé de nous poursuivre, et avec elle toutes les diableries dont Boulgakov fait le récit dans Le Maître et Marguerite, depuis la guerre du Liban (1975-1990) jusqu’aux journées infernales d’Alep hier et d’Idlib aujourd’hui. Les crimes du xxe siècle n’ont jamais laissé croire, en tout cas dans ces colonnes, au « nouvel ordre démocratique mondial » prophétisé après la chute du mur de Berlin en 1989 et aux rêves de la démocratie par le marché.
Nous ne sommes cependant plus à la recherche d’une troisième voie, mais à l’épreuve du chaotique, des régimes déstabilisateurs et des virus qui se propagent à la vitesse d’une urbanisation mondiale devenue incontrôlable. La modernité, éprise d’une technique sans mémoire car obsédée par sa seule progression, oscille sur ses bases entre un futurisme scientiste post-humaniste et un regard inquiet sur l’arrière comme celui de l’ange de l’histoire de Walter Benjamin. Ce qui oblige à prendre au sérieux des temporalités multiples, à commencer par celle de l’anthropocène. Le dernier ouvrage de François Hartog[2], lui qui s’est attelé à examiner les faiblesses du « présentisme », le démontre avec force et prend ses distances avec la vulgate de la modernité « éclairée » et « fraternelle » à laquelle nombre d’entre nous veulent encore croire. La crise de la « représentation politique » n’est pas un mauvais moment à passer, une affaire passagère, elle est indissociable d’une « crise de la représentation historique » affectant des nations européennes qui ne sont pacifiées qu’en apparence. Historiens, lieux de mémoire et patrimoines en tous genres ne manquent pas, on se contente pourtant d’une rhétorique post-moderne et d’une avalanche de petits récits identitaires qui n’aident guère à trouver les sentes de la solidarité. Dans un film récent, Alice et le Maire, de Nicolas Pariser, un homme politique dépressif demande à une jeune intellectuelle de le remettre sur le terrain de la pensée, de lui donner des envies de réfléchir. Mais ce « coaching conceptuel », cette demande d’intelligence ne vaut pas que pour les politiques, désavoués et désabusés comme jamais, cela vaut aussi pour ceux qui, académiques, universitaires ou non, ne pensent plus qu’à travers des chiffres, des théorèmes, des sondages ou bien des « clichés ».
Je m’arrête là, ce n’est pas à moi de dessiner des scénarios et des lignes d’horizon que les amis lecteurs trouvent et trouveront tous les mois grâce à de nouvelles plumes. Plus que jamais, Esprit doit intervenir comme une médiation alors que la révolution technique voudrait imposer la désintermédiation, une « réalité augmentée » dont l’éditeur milanais Roberto Calasso montre dans L’innommable actuel (Gallimard, 2019) qu’elle est avant tout une « réalité restreinte », tant elle est inapte à élargir les angles de vision et les perspectives. Parallèlement, la vie politique prend des allures de combat frontal entre le haut et le bas qui ne favorise guère le respect des institutions médiatrices auxquelles on imagine un peu vite de se soustraire tant du côté du haut, de l’État, que du côté du bas, des bases en colère.
Loin d’être grabataire en raison de son grand âge, Esprit doit encore réinventer une Renaissance comme le voulait déjà Mounier dans un univers où le combat écologique rime avant tout avec la prise de conscience de nos fragilités et de la finitude humaine. Quoi de mieux alors que de suivre Ricœur quand il invite à respecter « les promesses non tenues de l’histoire ». Esprit aime les jeunes plumes, rien n’interdit cependant de revaloriser des auteurs plus que contemporains (pour Italo Calvino, un classique est un auteur qui demeure un contemporain à toutes les époques) qui ont marqué l’histoire de la revue : Ivan Illich, qu’Esprit a fait connaître, en est un bel exemple. Rien n’empêche non plus de mettre en avant des penseurs issus de pays émergents comme Appadurai, Chakrabarty, Mbembe…, ils comprennent peut-être mieux que nous une misère du monde que ne résume pas la seule misère de l’économie. Et rien n’interdit de puiser de l’énergie chez les écrivains des autres mondes pour répondre avec eux au désenchantement démocratique « mondial » qui a été si bien « écrit » par Roberto Bolaño. Dans cette optique, Esprit doit renouer avec l’esprit des mouvements d’éducation populaire, ceux qu’il a accompagnés dans l’après-guerre et qui ont été marqués par des figures pleines d’imagination comme André Bazin et Chris Marker, des hommes d’images qui aimaient les textes. Là encore, seul un désir de médiation peut empêcher que s’impose la coupure brutale entre le haut et le bas, alors même que se durcissent les populismes, que se ferment les identités et que l’étranger est vu comme la cause de l’affaissement d’un vivre-ensemble qui ne peut en réalité s’en prendre qu’à lui-même. Le drame syrien de 2015 va-t-il se répéter en 2020, alors qu’Erdoğan envoie des migrants se jeter contre les grillages de la frontière entre la Turquie et la Grèce ? Contre le cynisme des nouveaux maîtres du monde qui s’affirme partout, Esprit a plus que jamais « son » rôle ou plutôt bien des rôles à jouer.
Un dernier mot pour évoquer une lecture récente et partager une rencontre, l’une et l’autre témoignant du respect que l’on peut porter à cette revue. Un livre récent, Les Services compétents (P.O.L, 2020) de Iegor Gran, le fils du dissident russe André Siniavski, revient sur l’envoi, en 1959, par son père d’un texte qui devait échapper à la censure soviétique pour arriver sur le bureau de J.-M. Domenach à Esprit. C’est drôle, décapant et tout à l’honneur de la revue. Par ailleurs, j’ai rencontré récemment à Rabat un lecteur qui m’a raconté ce qui le liait à Esprit : condamné à l’isolement dans un bagne inhumain pendant des années par Hassan II, il eut comme seuls compagnons de cellule les numéros de la revue Esprit à laquelle un ami français l’avait abonné. Ce qui fait dire à cet ancien maoïste longtemps emprisonné qu’Esprit, ce compagnon vigilant, lui avait appris à respecter la démocratie… si formelle soit-elle, devait-il ajouter ! L’émotion fut plus que partagée. C’était le plus bel éloge de la revue que je pouvais entendre. Mais il y en aura d’autres.
Olivier Mongin,
12 mars 2020
Notes
[1] - Voir le texte publié sur le site de la revue, « Paul-Louis Landsberg : éloge de la personne imparfaite ».
[2] - François Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Gallimard, à paraître en mai 2020.