Positions – Albert Camus à Kiev
Certains feignent d’être surpris du succès rencontré par les célébrations qui ont accompagné, en France comme à l’étranger, le centième anniversaire de la naissance d’Albert Camus (1913-1960). C’est oublier que, depuis des décennies, Camus est l’auteur du xxe siècle le plus lu en France et que les jeunes générations apprécient particulièrement son écriture fluide et déliée qui annonçait à sa manière ce que Roland Barthes devait appeler le « degré zéro de l’écriture ». C’est également oublier qu’il y a dans cette reconnaissance comme un semblant de revanche contre le mépris et les avanies dont il fut la victime ; dans les années 1970, où le progressisme le plus violent et le plus ignare régnait dans les disciplines prétendument philosophiques et vouées au concept, on se gaussait de ce « philosophe pour classes terminales », on ironisait sur son théâtre à message, on n’en finissait plus de célébrer l’existentialisme révolutionnaire de Sartre contre l’humanisme mou de Camus.
Reste qu’on n’en est plus là ! Certes, le théâtre de Camus a vieilli, mais on redécouvre la force et la lucidité des éditoriaux politiques et des commentaires du journaliste, et l’on reconnaît aussi que le magnifique ouvrage posthume, le Premier Homme1, est pour ceux qui l’ont trop longtemps contournée une entrée inespérée dans cette œuvre littéraire. Vouloir opposer fébrilement Sartre à Camus comme le fait Michel Onfray avec ses gros sabots médiatiques n’a plus grand sens, sauf de se prendre pour Camus dans son cas ! Certes, les polémiques relatives à l’attitude de l’auteur de la Peste durant la guerre d’Algérie reviennent de temps à autre sur le devant de la scène, mais elles paraissent surannées en regard de son acte de foi envers ce qui était de fait « sa patrie algérienne », et le respect dont nombre d’Algériens témoignent envers lui aujourd’hui parle de lui-même.
Mais en rester à ce constat ne suffit pas. Reconnaître la place de Camus exige de lui concéder qu’il avait saisi l’air du temps de l’après-guerre, les couleurs sombres de l’histoire européenne et les crimes du xxe siècle mieux que personne. Loin de consoner avec les envolées progressistes et avec les croyances hégéliennes d’un progrès vers un État mondial, loin d’être un adepte de Kojève et de répéter que le réel est rationnel, Camus avait saisi que les prétendues bonnes médiations dialectiques n’étaient pas en train de préparer et d’assurer l’avenir du monde, et il avait pressenti qu’elles se porteraient de plus en plus mal. C’est sur ce point, celui de l’affaissement des médiations, qu’il rejoint Simone Weil, cette femme philosophe qu’il a admirée sans l’avoir connue2 : ne parlant pas comme elle de « la pesanteur » et de « la grâce », n’oscillant pas pour sa part entre la prise en compte de la dureté du réel et la célébration de ces moments où l’infini se donne furtivement, il passe du rocher de Sisyphe, de l’absurde quotidien, des mauvais tours de la violence et de la terreur, à la captation d’instants de bonheur, ceux que donnent la nature ou l’amour, ceux que sa plume saisit en plein vol sous une forme non religieuse de la louange. Face à l’absurde et à la dureté, des temps de jouissance existent, qu’il faut prendre à bras-le-corps, mais entre ces deux pôles de l’existence, il est difficile d’imaginer un devenir historique sans médiations.
Alors même que l’année 1989 a embrasé les esprits et fait rêver d’une démocratie universelle, l’histoire récente de l’Europe, mais aussi celle qui se déroule dans d’autres parties du monde, conduit à s’interroger sur les événements successifs qui font souffler les vents de la liberté dans des manifestations de rues et surtout sur des places où on dresse des tentes le plus longtemps possible, avant que la police ne les retire, au Caire place Tahrir ou à Kiev place Maïdan. Mais ceux-ci ne sont-ils que des temps éphémères, des émergences passagères qui ne parviennent pas à construire une histoire, à constituer une représentation politique démocratique ? Castoriadis, Arendt, Ricœur se sont interrogés avec des points de vue différents (selon qu’ils les interprétaient comme « instituants » ou non) sur ce type d’événements qui rythment l’actualité depuis Tian’anmen à Pékin en 1989 jusqu’aux printemps arabes aux lendemains difficiles. Les événements qui ont troublé la ville de Kiev et la place Maïdan recouverte de neige au début du mois de décembre 2013, neuf ans après la « révolution orange » de 2004, donnent à nouveau toute leur force aux interrogations relatives à ces soulèvements contre la domination : mais n’y a-t-il là que des effervescences successives ? Et que fait-on pour soutenir un mouvement pour lequel l’Europe symbolise la démocratie3 ? Est-il impossible d’inscrire la démocratie dans la durée ? L’histoire se répète aux quatre coins du monde à travers des places provisoirement libérées ou grâce à de rares héros comme Mandela, mais la peste de la domination et de la violence répressive n’en finit apparemment pas de revenir. Cette peste dont Camus a fait un roman qui se déroule dans la ville d’Oran ensoleillée jusqu’à l’aveuglement. Cette peste qui menace toujours, alors même qu’on a cru s’en être débarrassé, comme le docteur Rieux :
Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.
Les combats contre la domination sont plus que jamais nécessaires à la liberté, mais l’institution de la démocratie est une autre histoire : les manifestants de Kiev le savent mieux que personne, qui continuent 2004 en 2013 et ne renonceront pas à de nouveaux soulèvements en cas d’échec. Camus avait un sens du tragique aujourd’hui bien recouvert par les images en boucle d’un monde incestueux qui fait semblant de jouir de lui-même. Parler d’humanisme mou à propos de Camus relève de la plaisanterie, il n’est d’autre défi que de répondre à ses inquiétudes et au nihilisme qu’il met en scène ! Ce que font courageusement les « occupants » de Kiev.
15 décembre 2013
- 1.
Albert Camus, le Premier Homme, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000.
- 2.
Voir Esprit, « Simone Weil, notre contemporaine », août-septembre 2012, et plus particulièrement l’article de Guy Samama, « Albert Camus et Simone Weil : le sentiment du tragique, le goût de la beauté ».
- 3.
À ce propos, la discrétion politique française, comparée à la fermeté des prises de position de l’Allemagne et des États-Unis, est fort peu compréhensible, alors même que François Hollande a décidé d’intervenir militairement en République centrafricaine ! Mais il est vrai que l’ouverture européenne à l’Est est peu monnayable en période électorale !