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Statue de Chronos au cimetière de Staglieno (Italie).
Statue de Chronos au cimetière de Staglieno (Italie).
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Quel régime d’historicité pour demain ?

François Hartog aux prises avec chronos

François Hartog explore le régime chrétien d’historicité, qui place l’humanité entre le temps de la fin et la fin des temps. La prise en compte de la catastrophe écologique lui redonne aujourd’hui du sens.

Les écrits de François Hartog ont vite pris une double direction. Tout d’abord, celle la Grèce, qui est l’orientation naturelle de l’helléniste proche de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet1 ; ensuite, celle qui porte sur les « régimes d’historicité » – une thématique qui ne surprend pas de la part d’un ami de Michel de Certeau –, plus particulièrement sur le « présentisme », considéré comme l’expérience du temps des contemporains2. Reste à savoir si celle-ci peut être dépassée ou non, si un autre régime d’historicité se met en place aujourd’hui.

Chronos. L’Occident aux prises avec le temps3 a pour ambition de mettre en séquence la généalogie des régimes d’historicité en Occident. Cette ambition lui permet de faire le lien entre les travaux de l’auteur sur la Grèce et ses incursions dans le « présentisme » contemporain. Indissociable de cette interrogation sur le devenir-temps de l’Occident, qui souligne le rôle majeur du « long temps » chrétien, François Hartog se risque, en final, dans le sillage de l’intellectuel indien Dipesh Chakrabarty, à une réflexion inattendue et originale sur le régime d’historicité « anthropocénique », celui qui se dédouble pour raconter l’histoire discordante des hommes et de la Terre.

Dans le cadre de cet article, j’avancerai en trois temps qui suivent historiquement les alliances et les mésalliances des trois concepts grecs qui forment la trame du livre : chronos, kairos et krisis. Après avoir mis l’accent sur le « présentisme apocalyptique », le ressort du « régime chrétien d’historicité », il faudra comprendre comment celui-ci s’est imposé, avant d’être fragilisé de l’intérieur puis ruiné de l’extérieur à partir de la Renaissance européenne. Enfin, il faudra accorder l’attention nécessaire au temps anthropocénique qui se désolidarise du seul temps de l’Occident et oblige à réinventer chronos. La tension, propre au monde chrétien, celle qui sépare « l’entrée dans un temps de la fin » et « la fin des temps » retrouve une étrange signification aujourd’hui, alors même que le monde s’est détaché du « régime chrétien d’historicité ».

Avoir prise sur le temps

Si les deux principales séquences se penchent successivement sur le long temps chrétien et sur les Temps modernes, l’helléniste qu’est Hartog ouvre son livre sur le chronos de Platon et non pas sur le temps de la Bible, afin de comprendre comment le devenir historique du monde est en permanence en « prise avec le temps ».

Après avoir rappelé que Chronos a un frère ennemi en la personne cruelle de Kronos4, Hartog évoque le caractère aporétique du temps, ce qui en fait un insaisissable, ce qui n’en finit pas de passer5, et il en déduit qu’il faut « avoir prise » sur ce présent « indéductible » (Paul Valéry). D’où une interrogation sur les diverses « stratégies de captation du temps » imaginées au fil des époques et une focalisation sur un « trio conceptuel » aux relations contrariées, que forment chronos, kairos et krisis. Ce trinôme conceptuel, une grille de lecture nouvelle dans le travail de Hartog, accompagne alors la compréhension de chaque « régime d’historicité ».

Le préambule de l’ouvrage met donc en scène la manière dont les Grecs tentent d’« avoir prise » sur le temps. Une première prise consiste à dédoubler, comme le fait Platon, un temps immortel et immuable qui enveloppe l’univers, et un temps humain périssable. D’où une opposition entre le temps des dieux et le temps des hommes, entre un vivant éternel et un vivant engendré qui implique, selon le Timée de Platon, « la naissance du ciel, de la lune et des autres astres qui sont apparus pour définir et conserver les nombres du temps ». Une deuxième stratégie, considérée comme l’un des meilleurs filets en vue de s’assurer une prise sur le temps, est le couple formé par chronos et kairos. Se distinguant de chronos, le temps qui passe et que l’on mesure, kairos ouvre sur l’instant, l’inattendu, mais aussi l’occasion à saisir, le moment favorable à la décision et à l’action, bref ce qui fait « événement ». À ce couple conceptuel formé par chronos et kairos, il convient par ailleurs d’ajouter krisis, qui renvoie au jugement (krisis vient du verbe krinein qui signifie « séparer, trancher, faire passer en jugement »). Ainsi est mis en scène, en s’appuyant entre autres sur l’exemple de l’expérience médicale, le trinôme conceptuel grec dont l’originalité est que kairos et krisis en reviennent toujours à chronos, au temps ordinaire, et ne parviennent pas à se séparer de lui.

À ce premier constat s’en ajoute un deuxième qui va donner tout son sens à l’orchestration de l’ouvrage, à savoir le passage de ces trois concepts grecs dans l’univers de la Bible et du Nouveau Testament, un passage linguistique décisif qui détrône chronos. Certes, le trio persiste, mais leurs rapports changent fondamentalement : krisis occupant une place éminente dans la Bible, celle du Jugement, « le dernier Jugement, l’irrémédiable », et kairos renvoyant à l’événement annoncé, celui de la venue du Messie, kairos et krisis prennent le pas sur chronos, qui demeurait la référence inébranlable chez les Grecs. Grâce à la traduction de la Bible hébraïque en grec par les Septante, deux univers entrent en communication. Un filet inédit, celui que vont lancer bientôt les chrétiens, va enserrer chronos, « avec succès et pour longtemps », celui du « présentisme apocalyptique ».

Le long temps chrétien

La traduction, favorisée par Ptolémée, à destination de la communauté juive d’Alexandrie, de la Bible hébraïque en grec, ne dévalorise donc pas le trinôme conceptuel initial, mais elle en modifie les rapports. Translaté, traduit, déplacé dans un cadre historique, géographique et linguistique différent, celui-ci demeure l’armature des Septante avant que les Évangiles synoptiques recourent eux-mêmes à la langue grecque. Certes, l’opposition entre Jérusalem et Athènes conserve un sens, mais les trois concepts grecs fournissent la clef de compréhension du « régime d’historicité chrétien », celui qui se développe après l’événement par excellence qu’est la venue du Christ. La lecture de l’Ancien comme du Nouveau Testament mettant l’accent sur un événement (kairos) qui résiste à une reprise par chronos, kairos noue des alliances avec krisis. Ainsi, le régime temporel chrétien met en tension un événement attendu (le Messie) et un Jugement dernier, ce qui fait entrer dans un temps précédant la fin des temps qui se démarque du temps ordinaire. N’étant pas une « parenthèse » qui se compterait en années, l’Incarnation exprime un « état d’esprit » qui correspond à une scansion temporelle, celle d’un « présent apocalyptique ».

Entre le temps de la fin et la fin des temps

Telle est la matrice du régime chrétien : un kairos qui annonce une krisis, un événement qui annonce un Jugement dernier, puisque l’entrée dans « les temps de la fin » (kairos) est indissociable de la prise en compte de « la fin des temps » (krisis). Cette tension temporelle s’exprime de manière diversifiée dans les textes de l’Ancien et du Nouveau Testament. En effet, la dimension spécifique de la krisis dans l’Ancien Testament anticipe « le présent apocalyptique » des chrétiens : le prophète et l’apocalypticien annoncent comme « imminent » un temps qui, se démarquant du cours ordinaire du temps chronos, amorce le temps désigné par kairos qui entre alors dans l’orbite de krisis. Chez les anciens prophètes, le temps chronos est rendu eschatologique, apocalyptique, messianique…

Telle est la matrice du régime chrétien : un événement qui annonce un Jugement dernier.

Pour les Grecs, les liens de kronos et de kairos prévalaient, krisis n’intervenant « qu’en tiers pour marquer un avant et un après du jugement » (dans le jugement médical, par exemple). Tout change avec les apocalypses : chronos est destitué par krisis et kairos, et un lien entre ces deux concepts se met en place. Dans ce contexte, les textes prophétiques expriment une interruption dans le temps, et le récit apocalyptique est à la fois marqué par la répétition de la catastrophe (la destruction du Temple en 567 av. J.-C., le sac de Jérusalem par Antiochos en 168 av. J.-C. et la prise de Jérusalem par le romain Titus en 70 de notre ère) et par l’annonce de la fin des temps, celui de la venue du vrai Messie6. Alors que l’Ancien Testament fait le lien entre kairos et krisis, le Nouveau Testament rapproche krisis de kairos jusqu’à les confondre, l’apocalypse étant indissociable de l’Incarnation, et le jour du Jugement de celui du dernier jour.

La place accordée à l’apocalypse dans l’Ancien Testament, Hartog la retrouve donc dans le Nouveau qui infléchit, du fait même de l’Incarnation, le rapport entre les trois termes. Ce qui donne toute son intensité à un « présentisme apocalyptique » auquel s’arrime le temps chrétien. Si le présent y est qualifié d’apocalyptique, c’est que « le temps presse » et qu’il faut se préparer au « Jugement dernier » dans le temps présent. Les trois Évangiles synoptiques ont chacun un chapitre apocalyptique et l’Apocalypse de Jean, qu’Augustin considérait comme un récit étrange et bizarre, n’est pas un genre à part. Le déplacement entre l’Ancien et le Nouveau réside alors dans le fait que krisis (le Jugement dernier) se replie progressivement sur kairos, sur l’Incarnation, sur le présent christique, puis sur la mission de ceux qui ne sont plus des disciples qui témoignent mais des apôtres qui doivent créer des communautés pour préparer le Jugement dernier, la Parousie. C’est ce qui ressort de l’analyse des Épîtres de Paul, écrites après la mort et la résurrection du Christ, et dans l’attente d’un Jugement dernier. Si le judaïsme attend un Messie qui n’est pas encore venu, les premiers chrétiens attendent le royaume final après la venue du Messie. Cependant, si le temps de la fin a commencé avec le kairos christique, la fin des temps est l’affaire de Dieu seul : c’est pourquoi Paul, qui joue de l’écart entre le temps kairos et le temps chronos, dilate le temps kairos, car il ne faut pas laisser le temps chronos réoccuper le terrain.

« Le temps presse » pour Paul, il ne faut pas donner des gages à chronos, car on est entré dans le temps de la fin, mais il ne faut pas non plus prendre la place de Dieu en ce qui concerne le temps de la fin, le Jugement dernier. S’il faut vivre, selon Paul, dans le temps chronos « comme en n’y étant pas », c’est que l’essentiel est de veiller et d’être prêt7. Augustin déploiera pleinement cette acception de kairos en en faisant « le principe générateur des deux Cités », la Cité des hommes, charnelle et branchée sur le seul temps chronos, et la Cité de Dieu, spirituelle et branchée sur le temps kairos.

En comparaison du judaïsme, qui se caractérise par une sensibilité à la catastrophe que traduit la double dimension prophétique, le temps chrétien se distingue par la tension qu’il instaure différemment entre kairos et krisis. Du fait de l’Incarnation, de l’Événement annoncé qui est advenu, le régime d’historicité chrétien instaure un déséquilibre entre l’Incarnation, le présent christique, et la Parousie, le Jugement dernier.

La mise en ordre du temps chrétien

Cette tension entre kairos et krisis qui singularise le temps chrétien introduit donc à des « temps de la fin » avant que ne survienne « la fin des temps ». Dans ces conditions, chronos, le temps mesurable, doit être destitué et se soumettre au « présentisme apocalyptique ». Cela met en branle toute une entreprise, qui accompagne l’histoire de l’Église durant plusieurs siècles, dont Hartog souligne les trois ressorts : la mise en ordre, la négociation et la destitution. S’il faut destituer le temps ordinaire de chronos et mettre en scène un temps chrétien extraordinaire, ce projet irréalisable car utopique doit tout de même composer avec le temps ordinaire. Cette nécessité d’accorder les deux Cités, celle de Dieu et celle des hommes, va miner l’ordre chrétien de l’intérieur avant même qu’il ne soit attaqué de l’extérieur.

Le long temps chrétien est donc confronté au dilemme suivant : accorder le « présentisme apocalyptique » au temps historique, relier kairos et krisis à chronos. Une fois sorti de sa condition de secte, ce qui est rendu possible par l’Empire romain après la conversion de Constantin en 312, le présentisme chrétien développe un « imaginaire » qui vibre, au sens où l’entrée christique dans les temps de la fin annonce une fin des temps à venir. De plus, il associe cette parenthèse temporelle, celle que racontent la Bible et le Nouveau Testament, à l’histoire du monde telle qu’elle peut être « chrono-logisée » et telle qu’elle s’est déjà racontée8. Pendant la longue période durant laquelle « les mots et les choses » vont se faire écho, durant cette époque médiévale si bien mise en récit par Le Goff et Duby, celle que l’incendie de Notre-Dame de Paris en mars 2019 a rappelée, kairos et krisis vont nouer une alliance destinée à prendre chronos dans leurs filets. Loin de correspondre à de « sombres temps », le « temps des cathédrales » est celui où tout est mis en résonance par les bâtisseurs, la vie comme la mort, la peste comme la guerre, les personnages de la Bible et du Nouveau Testament… Encore faut-il pouvoir mettre en scène une temporalité qui fasse de ce temps extraordinaire un temps rituel, établir un calendrier liturgique ! Les calendriers doivent conjuguer cycle et linéarité, le rythme temporal des missels et le rythme sanctoral des fêtes, le temps liturgique et les saisons. Mais ce temps chrétien doit aussi s’accorder au rythme de l’histoire universelle et des chronologies païennes élaborées par les Grecs pour trouver sa place dans la succession des empires. Dans ce registre, le plus urgent est de partir d’Adam pour arriver à Jésus en établissant des synchronismes entre les chronologies bibliques et païennes, et pour retrouver la place du christianisme dans la succession des empires.

Un autre enjeu est de se pencher sur l’âge du monde et de proposer une chronologie : « Quel jour, quelle année, Jésus a-t-il été crucifié ? » Il a donc fallu insérer une chronologie chrétienne dans les chronologies existantes afin d’en faire un événement du monde. Et tel fut le travail des chronographes jusqu’à Eusèbe de Césarée. L’installation de l’Incarnation comme axe de la chronologie universelle inscrit le triomphe du régime chrétien dans l’espace (urbi et orbi) et dans le temps (de la Création au Jugement). La force du régime chrétien d’historicité réside dans sa capacité exceptionnelle à organiser un cycle religieux indissociable des deux Testaments, que la liturgie répète chaque année, et à mettre parallèlement en scène une histoire universelle qui fait le lien avec cette parenthèse toujours renouvelée.

La destitution du temps chrétien

Cette mainmise chrétienne de kairos et krisis ne va-t-elle pas cependant sans contrepartie ? Se faisant l’écho des travaux de l’anthropologue italien Ernesto De Martino9, Hartog insiste sur le fait que l’année liturgique comporte, dès lors qu’elle est idéale, utopique, le risque d’une dés-historicisation du temps. Il est en effet impossible d’exiger de chaque chrétien de vivre au rythme du temps très chrétien : celui-ci doit « composer » avec chronos, avec le temps ordinaire, avec les travaux et les jours de populations qui ne peuvent faire semblant de vivre au rythme des moines. Mais une autre interrogation persiste : comment donner sens interminablement à un présent apocalyptique placé entre l’Incarnation et la Parousie ? Comment celui-ci peut-il durer puisqu’il n’est qu’un « laps de temps » placé entre le temps de la fin et la fin elle-même ? Si le temps chrétien est démesurément dés-historicisé, il faut le raccorder à l’histoire telle qu’elle est déjà écrite par les chronographes, mais aussi à celle vécue par de pauvres chrétiens qui ne sont pas à la hauteur de leur Dieu.

Dans ces conditions, il faut apprendre à négocier avec chronos de manière à ce que celui-ci ne reprenne pas le dessus. Ce qui à est à l’origine d’un double mouvement, celui de la négociation et celui de la destitution. Subissant les assauts du temps qui passe, l’ordre du temps chrétien est obligé de négocier avec chronos afin de pouvoir continuer à se rendre maître du temps ordinaire et à le perpétuer. Ce qui donne lieu à un trinôme conceptuel qui, cette fois, est latin : à savoir l’accomodatio (la condescendance de Dieu qui accepte de s’abaisser face à la pauvreté humaine), la translatio (la nécessité d’accorder le calendrier chrétien au temps politique des dynasties et des empires), et la reformatio (l’exigence de s’adapter et de se réformer). Autant de mouvements, dont les clercs sont les acteurs, qui vont être eux-mêmes soit détournés, soit récusés, le « présentisme apocalyptique » cédant du terrain à chronos. Encore faut-il bien voir que les dissonances sont le plus souvent internes, le fait de clercs, et que les fissures ne sont pas des marges mais des effets d’une orthodoxie intenable. On assiste à ce que Michel de Certeau appelle une révolution dans l’ordre du croyable10 et à la mise en place d’un nouvel imaginaire où chronos, une fois libéré de kairos et de krisis, va jouer un rôle majeur. Afin de concrétiser ces glissements et ces ruptures progressives, Hartog insiste sur quelques-unes de ces secousses majeures : l’amendement de la chronologie biblique, le rôle du mouvement humaniste qui se tourne vers Rome et non pas vers l’avenir, le retour en force de chronos à la Renaissance et, bien entendu, l’institution d’une discipline historique qui ne soit plus sous la coupe de l’Église, au risque d’être sous celle des États.

Ce basculement est mis en scène dans Les Provinciales, où Pascal s’en prend aux « accommodements » mondains des Jésuites face aux augustiniens. L’excès de la volonté de négociation a progressivement destitué le temps chrétien…

Du futurisme au présentisme

L’approche de Hartog se distingue des philosophies ou des historiographies qui soulignent à l’excès la coupure entre les Anciens et les Modernes, qui considèrent la modernité comme le temps qui éclaire enfin le monde après les temps sombres. Bien au contraire, les chapitres consacrés au régime d’historicité des Modernes montrent comment chronos va être lui-même rongé de l’intérieur par sa volonté futuriste, par sa tendance à se projeter uniquement vers le futur aux dépens du passé et du présent. La philosophie de l’histoire pour laquelle le Dieu-Progrès de Condorcet symbolise un progrès indéfiniment perfectible n’aura pas le succès au long cours du temps chrétien, quoi qu’il en soit de ses résurgences contemporaines, comme l’idéologie transhumaniste.

L’originalité du livre de Hartog consiste alors à montrer comment kairos et krisis, ces compagnons de chronos, prêts à toutes les mésalliances, n’ont pas lâché prise et refont surface en pleine modernité progressiste. Chronos, aussi moderne, laïc, sécularisé et sûr de lui soit-il, aussi conquérant soit-il dans l’ordre des empires et de la conquête des autres mondes, aussi assuré soit-il dans l’ordre des techniques et de l’économie, ne peut se soustraire aux résurgences de kairos et de krisis. Ce qui vaut d’abord pour la Révolution française, qui peut être à la fois une incarnation, un événement annonciateur (kairos), et renvoyer à la dimension apocalyptique de krisis. Cette double dimension va à contre-courant de la représentation trop lumineuse du xxe siècle qu’offrent les Modernes et les chantres de l’Aufklärung. Le temps moderne tourné vers le futur n’échappe pas à la double captation par le temps de la fin et la fin des temps. Un chapitre sur Renan, qui interprète en parallèle ses deux ouvrages majeurs, La Vie de Jésus (1863) et L’Avenir de la science (1848), en est la démonstration originale11. Comme chronos doit encore supporter kairos et krisis, il va faire l’objet, tout au long du xxe siècle – depuis la guerre de 1914-1918 et ses charniers jusqu’à Auschwitz, au goulag et à la guerre atomique –, d’un discours permanent de la crise dont la figure intellectuelle de Walter Benjamin est ici l’expression. Sont également évoqués des auteurs qui ont marqué l’histoire de la revue Esprit avant et après la Seconde Guerre mondiale, à commencer par Mounier (ses textes sur la bombe atomique), mais aussi des auteurs qui annoncent ou non la catastrophe finale (Karl Jaspers, Günther Anders, Hans Jonas…). Il y a un contraste entre ces discours de la crise, à cette époque à propos de laquelle Camus écrit que « l’homme se révolte d’abord contre lui-même », contre ses faiblesses inavouables qui sont le revers de sa volonté de puissance, et notre approche contemporaine de la crise incessante et obsédante car surmédiatisée en images redevenues des idoles12.

Un régime d’historicité inédit a en effet pris le relais du futurisme, marqué avant tout par sa capacité d’accélération, à savoir le « présentisme », qui est une manière de se projeter dans un hyper-présent délié de tout rapport au futur et au passé. Les dernières décennies du xxe siècle vont être, en Europe particulièrement, « celles d’un temps suspendu, d’un chronos, qu’on peut dire destitué ou relégué, un temps où le présent tend à prendre toute la place. Le moment du présentisme13.  » Un moment tourné vers un présent sans horizon (à la différence du « présentisme apocalyptique » du temps chrétien), car il est à lui-même son propre horizon. D’où son indifférence aux perspectives que présentaient la révolution, la réforme et l’émancipation.

Chronos est à nouveau destitué après avoir marqué de son sceau le monde moderne. Non sans lien avec la révolution numérique qui l’exacerbe, le présentisme a une double capacité dévoratrice : il absorbe toutes les mémoires du monde et il va de l’avant aveuglément. « Sur le proche horizon de l’urgence, surgit la catastrophe. Elle est, sans nul doute, un mot fréquent du présentisme […] qui ramène l’événement au point même de ne plus connaître que lui. Tout est événement et l’événementiel est partout14. » Chronos, le temps de la mesure, est démesuré, c’est un présentisme sans événement autre qu’une actualité répétitive, en rebondissements permanents, qui ne peut faire coupure et se méfie de toute dimension apocalyptique.

Vers un régime d’historicité anthropocénique ?

Dans les dernières pages de l’ouvrage, Hartog évoque « un nouvel empire de chronos  ». Certes, en ces temps de coronavirus, le présentisme a pris le dessus comme jamais, de l’aveu même de Hartog, mais il n’est pas inutile d’évoquer cette restitution de chronos en lien avec la thématique de l’anthropocène.

Après avoir rappelé l’origine de ce terme apparu en 2002, Hartog précise que la question de la datation qui implique la géologie, celle qui permettrait d’avoir un accord sur la date de l’origine, n’est pas la question essentielle. En effet, la prise en considération d’un régime d’historicité anthropocénique est l’occasion d’un argumentaire riche et inattendu. S’inscrivant, comme Arjun Appadurai et d’autres, dans la réflexion sur l’histoire globale et le temps postcolonial, Dipesh Chakrabarty invite moins à une dénonciation du temps européen qu’à une décentration mentale visant à prendre en compte une pluralité de temporalités culturelles et anthropologiques15. C’est l’occasion pour Hartog de rappeler que l’histoire fut depuis longtemps, en tout cas depuis la conquête de l’Amérique en 1492, conduite à se pencher sur le « simultané du non-simultané », le choc de temporalités hétérogènes. Tel est le premier constat : le temps européen n’est plus le temps qui détermine le futur et le passé du monde. Même si les calendriers n’ont pas changé – reste que l’empire chinois, si immense soit-il, n’a qu’un seul fuseau horaire –, les temporalités sont multiples. À quoi s’ajoute un deuxième constat : celui d’un décalage entre l’histoire des hommes et l’histoire de la Terre/Gaïa, qui oblige à prendre acte de la discordance entre des temporalités étrangères les unes aux autres, et donc du fossé creusé entre le temps court de l’humanité et le temps long de la planète. Ainsi, la question du « simultané du non-simultané » en vient-elle à prendre des proportions quasiment inimaginables16.

Dans ces conditions imprévues, nous nous trouvons à nouveau dans un moment d’indécision qui s’étire entre un temps de la fin et la fin des temps, entre kairos et krisis. Mais cette indécision ne concerne pas que le temps « inhumain » des humains et la puissance du capital, celui des échecs et des crimes de l’Occident et celui du capitalo-centrisme. Non, le moment contemporain crée des distorsions redoutables entre des territoires, des mondes, des cultures, des anthropologies et des temporalités. Plus encore, si l’Occident n’est pas l’unique foyer de la réflexion contemporaine sur le temps, si chronos est restitué dans une dimension guère imaginable pour l’homme du futurisme et du Dieu-Progrès, la tension entre kairos (l’événement de l’entrée dans un monde multidimensionnel et multitemporel) et krisis (la perspective d’une apocalypse possible) reprend le dessus chez beaucoup, et pas uniquement chez les collapsologues. Tel est le troisième constat : « Au temps destitué du présentisme succède un chronos restitué auquel il va falloir apprendre à faire face. D’un côté, l’avenir immédiat consiste à entrer dans une nouvelle condition, la “condition numérique”, en essayant de lui donner un visage humain ; de l’autre, l’avenir immédiat semble s’engloutir dans un temps chronos qui échappe à toute prise17.  »

Le temps chrétien reprend du sens.

Il en résulte que le temps chrétien, en tout cas celui qui fait écho au présentisme apocalyptique, reprend du sens aujourd’hui en raison de la recomposition de chronos. En effet, si nous vivons dans un monde non chrétien au sens de la « mise en ordre du temps universel », les ressorts du « présentisme apocalyptique » n’en sont pas moins au rendez-vous. « Dès l’instant que l’on voit s’avancer l’idée d’une fin possible, probable, s’impose inévitablement l’autre branche du ciseau, celle de l’entrée dans un temps de la fin. […] Restituer chronos comme temps de la Terre a pour effet de destituer l’humanité qui, avec le temps moderne, s’était instituée comme dernière époque et horizon indépassable18. »

Mettant en perspective une réflexion au long cours qui n’a jamais cessé de scruter le présent, Chronos de Hartog est bien l’œuvre d’un penseur dont l’érudition va de pair avec la volonté de mieux saisir dans ses filets le temps présent, si inquiétant et tragique soit-il !

  • 1.Voir François Hartog, Vidal-Naquet, historien en personne. L’homme-mémoire et le moment-mémoire, Paris, La Découverte, 2007 ; et F. Hartog, Pauline Schmitt-Pantel et Alain Schnapp (sous la dir. de), Pierre Vidal-Naquet, un historien dans la cité, préface de Jean-Pierre Vernant, Paris, La Découverte, 2007.
  • 2.Voir F. Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003 ; Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013 ; Évidence de l’histoire. Historiographie ancienne et moderne, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005.
  • 3.F. Hartog, Chronos. L’Occident aux prises avec le temps, Paris, Gallimard, 2020.
  • 4.Kronos, qui a châtré son père Ouranos à la demande de sa mère Gaia, dévore chacun de ses enfants à leur naissance pour ne pas être détrôné, avant que Zeus le châtre lui-même, ce qui traduit une contamination de Chronos par Kronos et fait de la Terre un personnage cruel. On retrouve plus tard cette thématique avec Saturne qui dévore ses enfants ou avec le vieillard armé de sa faux, symbole du temps.
  • 5.Saluant au passage la trilogie de Paul Ricœur, Temps et récit (Paris, Seuil, 1983-1985), Hartog rappelle que celui-ci, dont l’objectif est de répondre aux apories de la temporalité par le récit (la fiction et l’histoire), reconnaît que le récit lui-même bute sur « l’inscrutabilité du temps ».
  • 6.Voir F. Hartog, « L’apocalypse, une philosophie de l’histoire ? », Esprit, juin 2014, « Apocalypse : l’avenir impensable » ; et l’entretien avec F. Hartog, « Comment rouvrir les futurs ? », Esprit, janvier 2017, « Où sont les prophètes ? ».
  • 7.Voir Esprit, février 2003, « L’événement saint Paul : juif, grec, chrétien, romain ».
  • 8.Voir L’Histoire d’Homère à Augustin. Préfaces des historiens et textes sur l’histoire, réunis et commentés par F. Hartog, trad. par Michel Casevitz, Paris, Seuil, 1999.
  • 9.Voir Ernesto De Martino, La Fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles [1977], texte établi, traduit de l’italien et annoté sous la dir. de Giordana Charuty, Daniel Fabre et Marcello Massenzio, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016. Voir aussi « Entretien avec De Martino sur la mort, l’apocalypse et la survie », Esprit, mars 1966.
  • 10.Voir Michel de Certeau, « La formalité des pratiques. Du système religieux à l’éthique des Lumières (xviie-xviiie siècle) », dans L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.
  • 11.Voir F. Hartog, La Nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Paris, Gallimard, 2017.
  • 12.Voir Jean-Louis Comolli, Daech, le cinéma et la mort, Lagrasse, Verdier, 2016.
  • 13.F. Hartog, Chronos, op. cit., p. 165-166.
  • 14.Ibid., p. 170.
  • 15.Voir Dipesh Chakrabarty, « Changement climatique et capitalisme », Esprit, janvier-février 2018.
  • 16.Voir F. Hartog, Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005 et le recueil Confrontations avec l’histoire, à paraître à l’automne 2020 chez Gallimard.
  • 17.F. Hartog, Chronos, op. cit., p. 183.
  • 18.Ibid., p. 188.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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