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Ronchamp, une polémique à fronts renversés

Les sœurs clarisses de la communauté de Ronchamp (petite ville de Haute-Saône) ont décidé en 2007 de construire près de la chapelle érigée par Le Corbusier des extensions, un couvent à la lisière d’un bosquet, une porterie et des bâtiments destinés à l’accueil de pèlerins aux motivations diverses : tourisme, spiritualité, pèlerinage architectural… Dans cette optique, qualifiée d’opération immobilière (puisqu’elle faisait suite à la vente de leur couvent de Besançon), elles ont fait appel à l’architecte Renzo Piano, une signature à qui l’on doit le centre Pompidou ou la cité internationale à Lyon, qui s’est associé dans un deuxième temps avec le paysagiste Michel Corajoud. Cette initiative a déclenché une polémique dont la Fondation Le Corbusier (en attente de la canonisation au patrimoine mondial de l’humanité) a été l’instigatrice à travers les positions prises par certains de ses membres (l’ancien préfet Jean-Pierre Duport, l’historien de l’architecture Jean-Louis Cohen, mais aussi des architectes comme le regretté Michel Kagan). Aujourd’hui, les sœurs se sont installées sur la colline près de la chapelle, mais la polémique a laissé des traces et suscité bien des rancœurs.

À lire Manières de penser Ronchamp1, un ouvrage collectif publié par la Fondation Le Corbusier en décembre 2011 (en hommage à Michel W. Kagan), le dogme n’est pas du côté des sœurs. Pour la fondation, on ne touche pas à un monument de Le Corbusier, et on y touche d’autant moins que celui-ci est inséparable du site dans lequel il s’inscrit. S’il est inconcevable de ne pas respecter les souhaits de l’architecte, ce dont témoignent des textes et des notes, comment imaginer que cette magnifique chapelle située en haut d’une colline ouverte aux horizons environnants, et appelée Notre-Dame-du-Haut, soit travestie en un petit Lourdes miniature, en un lieu de rassemblement de foules religieuses ? Les arguments échangés ne sont pas toujours glorieux : les sœurs clarisses apparaissent comme des femmes d’affaires intéressées, et Ronchamp est considéré comme un espace singulier qu’il est inimaginable de s’approprier chrétiennement. Si la chapelle de Ronchamp est plus proche du Parthénon que d’une église, l’emporte le point de vue de S. von Moos, l’auteur de Le Corbusier. L’architecte et son mythe :

À Ronchamp, le caractère religieux ne résulte pas d’une attitude sacrée ou culturelle. La nature atteint là un degré de réalité que les édifices sacrés d’autrefois ne possédaient pas de cette manière2.

Comment transformer en un lieu religieux chrétien un monument que Le Corbusier n’a pas conçu comme un monument chrétien ? Faut-il alors entendre que la chapelle de Ronchamp est un espace sacré corbuséen exceptionnel, qu’il renvoie à une spiritualité qui n’appartient à personne d’autre qu’à lui, l’architecte créateur, et à ses interprètes ? Comme si le sacré se confondait avec la création architecturale elle-même. On ne niera pas que le débat a du sens ou que Piano s’est d’abord aventuré un peu trop près de la chapelle de Le Corbusier et des cloches de Jean Prouvé. Mais on se focalise finalement sur ce qui identifie ou non un monument architectural, sur ce qui en fait un chef-d’œuvre exceptionnel au sens des Capolavori, livre posthume de l’architecte italien Livio Vacchini qui est évoqué par à peu près tous les auteurs3.

Si les auteurs corbuséens défendent l’intégrité de la chapelle comme un lieu de recueillement qui exige de la discrétion et un type d’accueil qui ne peut être celui des foules, le débat s’est polarisé sur les rapports noués entre le monument architectural, le paysage et le site. Au risque de provoquer un malentendu donnant lieu à un combat à fronts renversés. Qu’on en juge ! Alors que Le Corbusier a toujours dissocié le monument du site et que la nature est regardée du dedans, de l’intérieur, comme un dehors, à travers des panneaux de verre transparents qui font une coupure avec elle (voir les petites ouvertures de lumière et les vitraux à l’intérieur de la chapelle, et les tubes de lumière du couvent dominicain de la Tourette), ses défenseurs veulent croire que Le Corbusier valorise le site et en prend soin. Quant à Michel Corajoud, l’un de nos plus subtils paysagistes, le voilà accusé de malmener le site et de ne pas respecter le contexte4 !

Si le débat bute sur la compréhension du contexte, ce n’est pas un hasard. Pour Livio Vacchini, les chefs-d’œuvre sont des monuments qui sont à eux-mêmes leur propre contexte : le chef-d’œuvre monumental est à la fois le texte, l’architecture, et le contexte. Dans le cas de Ronchamp, une œuvre sculpturale puissante, la chapelle n’est pas inscrite dans un contexte qui lui préexisterait5, elle révèle un contexte qu’elle fait exister. Le monument est l’essentiel, « avec » son contexte, condition initiale de la construction. Que signifie alors le souci de révéler le paysage alentour, de remettre en contexte le monument en lui adjoignant des bâtiments satellites, en faisant bouger le contexte au risque de le perturber ? Si l’on peut admettre certains arguments des adversaires du projet, on ne doit pas interpréter inconsidérément le contexte puisque celui-ci ne signifie pas la même chose pour le paysagiste et pour l’architecte qui construit des chefs-d’œuvre.

D’un côté, le paysagiste n’a peut-être pas grand-chose à faire dans un lieu où le monument produit de lui-même le contexte, où il est l’élément primordial qui valorise de facto son environnement. D’un autre côté, de cette mise en contexte par le monument il ne faut pas tirer la conclusion hâtive que Le Corbusier le respecte amoureusement et encore moins qu’il s’y intéresse depuis toujours. Pour lui le dedans prime sur le dehors : le contexte doit sortir du monument comme des bâtiments où des fenêtres ouvrent directement ou indirectement sur la nature vierge et verte6. L’architecte s’approprie totalement le site choisi pour y poser son monument, il privilégie le dedans (l’intérieur) sur le dehors (l’extérieur) alors que le paysagiste veut ramener le dehors, le faire ressortir. Les démarches sont inversées, on ne parle pas de la même chose, ce qui ne signifie pas que le travail de l’architecte et l’arpentage du paysagiste sont antagonistes : dans un cas le contexte est lié au monument qui occupe tout le terrain, dans l’autre cas la mise en scène du paysage doit permettre de dégager un site où placer des constructions. Il y a des monuments contextes, et il y a des paysages qui contextualisent des constructions ou des territoires sans constructions, la question est alors de savoir qui les habite et les anime. Les sœurs ont-elles raison d’attirer les pèlerins ? Et pourquoi ne pas garder la même discrétion que le couvent dominicain de la Tourette, qui n’est pas situé sur une cime mais flanqué à mi-pente et enveloppé dans des bois ? Avec Le Corbusier, le monument, puissant dans son volume et léger sur ses bases comme s’il se détachait du sol, exige beaucoup de celui qui l’habite. Le monument a presque toujours une dimension spirituelle : l’habitant doit se recueillir, être un priant, un méditatif, un spirituel, et pas nécessairement un actif ou un homme d’action. Si le monument est fait pour des intériorités qui regardent la nature au loin, le paysagiste n’est pas un homme de prière mais un impénitent qui sort dehors, y extrait ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil, dégage des perspectives et dessine des horizons. À Ronchamp, l’invisible a pris forme grâce à l’architecte et à son admirable sculpture/église, mais le paysagiste reste un iconoclaste qui débusque l’invisible et veut le rendre visible partout.

Récapitulons : comme le couvent dominicain (qui réunit des lieux de prière et des lieux de vie dans un même ensemble), Ronchamp est un lieu de recueillement et de prière, un lieu où l’on se replie mais un lieu de vie, pour des priants. Même si la spiritualité du lieu, que l’on peut qualifier différemment selon ses croyances, permet d’aller au dehors, de dire la messe sur le fronton en pleine nature, la relation avec l’invisible précède, elle seule peut pousser au dehors. Car le dehors se doit d’être à la hauteur du dedans, du monument, du chef-d’œuvre qui accueille Dieu ou les Dieux. Chez Le Corbusier, l’architecte, le dehors doit être beau, vierge mais il faut d’abord se recueillir. Les hommes d’action, et donc les entrepreneurs qui veulent composer avec des pèlerins et des touristes, préfèrent traverser les paysages. À Ronchamp la polémique était inévitable puisque les sœurs voulaient ouvrir la chapelle au dehors, créer un appel d’air et adjoindre au monument, le chef-d’œuvre incontestable, des bâtiments et un contexte qui ne plaisent pas à tout le monde.

Aujourd’hui la polémique est derrière nous. Les clarisses se sont installées et en appellent tous les jours à leurs vêpres à 18 h 30. Leur site (www.clarisses-a-ronchamp.fr) comporte un texte plus que significatif et qu’il faut lire mot à mot :

Notre-Dame-du-Haut, une chapelle construite par Le Corbusier désormais portée par la prière d’un monastère construit par Renzo Riano au cœur d’un paysage redessiné par Michel Corajoud.

  • 1.

    Jean-Louis Cohen (sous la dir. de), textes de J.-L. Cohen, Jean-Pierre Duport, Michel Kagan, Stanislaus von Moos, Josep Quetglas, Gilles Ragot, Nathalie Régnier-Kagan, Bruno Reichlin, Manières de penser Ronchamp. Hommage à Michel W. Kagan, Fondation Le Corbusier, Paris, Éditions de la Villette, 2011.

  • 2.

    Dans J.-L. Cohen (sous la dir. de), Manières de penser Ronchamp…, op. cit.

  • 3.

    Livio Vacchini, Capolavori. Chefs-d’œuvre, Fermanville, Éd. du Linteau, 2006. Les chefs-d’œuvre retenus sont : les pierres de Stonehenge, l’ensemble des pyramides de Guizeh, le Panthéon à Rome, Teotihuacan, la mezquita de Cordoue, Tikal, le quadrilatère des Nonnes à Uxmal au Mexique, l’église des Jacobins à Toulouse, la mosquée de Selimiye à Edirné, l’église Sant’Ivo à Rome, Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp, la Neue Nationalgalerie à Berlin.

  • 4.

    Il s’en défend avec des arguments qui méritent l’attention dans un entretien avec Jean-Pierre Charbonneau et Olivier Mongin (à paraître et disponible en écrivant à : tousurbains@orange.fr), où il met en doute la conception d’un site vierge et pur alors que cet espace était à l’occasion un champ de foire. Il souligne l’importance du site forestier qui déborde la colline, et il ne voit qu’une ligne d’horizon (celle des Vosges) depuis le sommet du site collinaire, là où les autres en voient toujours quatre, comme Le Corbusier. Enfin, il se demande si l’on ne reproche pas à Renzo Piano d’avoir eu la prétention d’ériger une architecture à côté du monument de Le Corbusier. Affaire d’architectes ou affaire de site !

  • 5.

    Voir O. Mongin, « Les espaces ouverts de Rogelio Salmona à Bogotá », Esprit, novembre 2012. R. Salmona comme Iannis Xenakis (dont le rôle à la Tourette est insuffisamment valorisé par les amis de Le Corbusier) ont travaillé un temps avec Le Corbusier avant de s’en séparer.

  • 6.

    « Le Corbusier pose la chose construite en l’opposant à la nature, que la plupart des constructeurs contemporains ont voulu accueillir et intégrer. Lui, au contraire, la nie, la violente ou l’assujettit. La paroi pleine (qu’il aime dans les grands arts archaïques comme dans l’architecture populaire de la Méditerranée) domine chez Le Corbusier, même à l’époque des fenêtres en bande […] Pour l’habitant, le paysage, la vue sont soigneusement cadrés et la lumière captée à des fins dramatiques introduites en des points cruciaux. » Françoise Choay (Pour une anthropologie de l’espace, Paris, Le Seuil, 2006, p. 32) rappelle ainsi ce qui est la norme de Le Corbusier, ce qui n’empêche pas de relativiser dans le cas exceptionnel de Ronchamp.

Olivier Mongin

Directeur de la revue Esprit de 1989 à 2012. Marqué par des penseurs comme Michel de Certeau, qui le pousse à se confronter au structuralisme et l'initie aux problématiques de la ville et aux pratiques urbaines, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, les animateurs du mouvement Socialisme ou Barbarie, qui lui donnent les outils à la fois politiques et philosophiques de la lutte anti-totalitaire,…

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