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Pour des sociétés ouvertes. Repenser la place des religions en Europe

février 2016

#Divers

Repenser la place des religions en Europe

Dans les sociétés européennes sécularisées, la religion fait retour comme marqueur identitaire et entraîne un conflit des valeurs, en politique comme dans les tribunaux. Pour garantir l’ouverture de l’espace social, il faut réaffirmer l’universalité des droits de l’homme, qui incluent la liberté religieuse.

Cet article est une version française du rapport final du projet de recherche ReligioWest. Ce projet, lancé en 2011, a été rendu possible par un financement du Conseil européen de la recherche. Il se propose d’étudier les réalignements religieux en Occident au cours des cinquante dernières années, en partant du constat de la crise des consensus laborieusement mis en place par chaque pays, à partir de sa propre histoire (loi de 1905, concordat italien, « pillarisation » hollandaise, reconnaissance juridique des Églises en Allemagne, églises d’État dans les pays scandinaves, etc.). Ce reclassement, accéléré par l’arrivée de l’islam et de nouvelles formes de religiosité (charismatisme chrétien), conduit à des tensions qui opposent de plus en plus les communautés de foi à des sociétés sécularisées. ReligioWest se propose d’éclairer ces évolutions dans le cadre de nos démocraties libérales. Le projet est logé à l’Institut universitaire européen de Florence, où Olivier Roy est professeur (www.eui.eu/Projects/ReligioWest).

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Le sempiternel débat sur l’islam cache et exprime à la fois un débat plus profond : quelle est la place de la religion dans une Europe sécularisée ?

Car toutes les questions que l’on adresse à l’islam, en particulier celles qui tournent autour de la « compatibilité » (l’islam est-il compatible avec les valeurs européennes, avec les droits de l’homme – plus spécifiquement ceux de la femme –, avec la démocratie, etc. ?), renvoient à une autre question fort simple : quelles sont ces valeurs « européennes » ou « occidentales » que l’on oppose à l’islam ? Sont-elles chrétiennes ou séculières ?

Ce ne serait pas un problème si les valeurs séculières étaient avant tout des valeurs chrétiennes sécularisées. Mais ce n’est pas, ou plus, le cas. On peut, bien sûr, montrer qu’il y a une généalogie intellectuelle qui fait du christianisme (et du droit romain) la matrice de la conception moderne des droits de l’homme. De plus, l’Église accepte l’idée que la loi de Dieu puisse être « traduite » en termes séculiers : la théologie thomiste, longtemps dominante dans l’Église catholique, conçoit la « morale naturelle » comme un socle commun de valeurs, indépendamment de la foi. Mais cette continuité revendiquée entre christianisme et sécularisme moderne s’exprime aujourd’hui plus en termes d’identité que de valeurs, pour une raison très simple : il y a de moins en moins de valeurs partagées.

Partout en Occident les « communautés de foi » se plaignent d’être confrontées à une culture dominante séculière (quelle que soit la proportion de croyants dans le pays) qui leur impose des valeurs contraires aux leurs (liberté sexuelle, légalisation de l’avortement, mariage pour tous, dissociation de la procréation et de la sexualité, autonomisation de la filiation). Comme l’a dit le cardinal Barbarin au moment des « manifs pour tous » contre le mariage pour tous, ce dernier représente, bien au-delà du refus de prendre en compte une norme divine, un vrai changement anthropologique, qui rend caduc le concept de loi et de morale naturelles. La norme religieuse n’est plus ancrée dans une culture ou une anthropologie partagée ; les valeurs séculières ont rompu avec leur généalogie chrétienne. Mais, s’il n’y a plus de valeurs partagées, que veut dire ce terme fourre-tout d’« identité » ? Que signifie opposer à l’islam une « identité chrétienne » ?

La religion sans la culture

D’un conflit politique à un conflit moral

Il n’y a jamais eu autant de tensions sur les questions religieuses en Europe depuis près d’un siècle (depuis l’acceptation de la République et de la démocratie par l’Église catholique). Elles ne résultent pas seulement de l’arrivée de nouvelles religions, comme l’islam, ou de nouvelles formes de fondamentalismes religieux, comme l’évangélisme ou le salafisme. Elles sont la conséquence d’une sécularisation en profondeur qui a isolé le phénomène religieux. Il ne s’agit donc pas d’un conflit politique, d’une concurrence entre deux institutions, l’Église et l’État, pour le contrôle de la société, comme cela a été le cas dans toute l’Europe, depuis le gallicanisme, le joséphisme, l’unification italienne, le Kulturkampf allemand ou la laïcité française. Car tous ces conflits ne portaient pas sur le religieux en soi (Louis XIV était fort dévot, l’unification italienne a été soutenue par une majorité de catholiques italiens, et même Robespierre refusait l’athéisme d’État), ni même sur la morale. Dans sa fameuse Lettre aux instituteurs (27 novembre 1883), le kantien Jules Ferry reste, à sa manière, thomiste quand il parle de « ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul ». Des historiens comme René Rémond l’ont souvent rappelé : le conflit entre laïques et catholiques était politique, et non pas moral.

Mais ce temps est fini : le conflit est désormais moral. La rupture a commencé avec les années 1960 et elle a été consacrée par la légalisation du mariage pour tous. Depuis l’encyclique Humanae vitae (1967), la question de la norme sexuelle est, de fait, venue au centre des préoccupations morales de l’Église catholique, tout comme chez les protestants évangéliques américains à la même époque. Avortement, liberté sexuelle, dissociation entre sexualité, procréation et filiation : cette « guerre des cultures » est aujourd’hui au centre de la question religieuse (les problèmes moraux de l’économie, qui sont abordés dans les encycliques sociales de l’Église, ne dérangent guère, ou si peu…). Les communautés de foi, quel que soit le degré de pratique ou de croyance dans une société donnée, se sentent menacées et assiégées par une culture profane désormais perçue comme païenne. La zone grise entre croyants et non-croyants disparaît : tout ce qui faisait les délices de la sociologie religieuse (les classifications entre croyants pratiquants, croyants peu pratiquants, non pratiquants, agnostiques, athées) s’efface de plus en plus, car les communautés de foi ont tendance à verrouiller leurs frontières en durcissant les critères d’appartenance (il faut être born again pour être accepté chez les évangélistes, tandis que, dans l’Église catholique, la paroisse territoriale est souvent abandonnée au profit de « communautés d’affinité »).

En politique aussi, les questions de valeurs et d’identité remplacent les débats sur l’économie ou la forme des institutions. La montée des mouvements populistes est partie prenante de cette reconfiguration du débat sur les valeurs, détourné en débat sur l’identité. Or les populistes sont très ambivalents sur la question de l’identité chrétienne : tous partagent le rejet de l’islam, mais si certains se font d’ardents partisans d’une rechristianisation (le parti polonais PiS, le Tea Party américain…), d’autres défendent une identité sans adhésion à l’Église (la Ligue du Nord en Italie, le Fpö en Autriche), alors que d’autres endossent sans problème les valeurs de la modernité culturelle (le néerlandais Geert Wilders) ; en France, la fracture passe à l’intérieur du Fn, entre Marine Le Pen, qui défend désormais la laïcité comme le socle identitaire français, et Marion Maréchal-Le Pen, qui défend la France des crèches et des clochers.

Il y a donc un double débat : celui, externe, qui pose bruyamment la question de la « compatibilité » de l’islam avec les valeurs européennes, et celui, interne, moins médiatisé (sauf par l’Église catholique), qui interroge sur le contenu de ces valeurs européennes.

Ce débat – sur l’intégration, la liberté religieuse et l’identité – a lieu de manière à peu près identique dans des sphères qui jusqu’ici étaient plutôt autonomes les unes par rapport aux autres : le débat philosophique, les polémiques médiatiques, l’argumentation juridique des tribunaux, les questions constitutionnelles, etc. Des essayistes (Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et d’autres, tenant tribune ou fréquemment invités dans les grands médias) et de nouveaux « faiseurs d’opinion » médiatiques (Éric Zemmour, Thilo Sarrazin, Geert Wilders ou la défunte Oriana Fallaci) jouent un rôle essentiel dans la circulation d’un argumentaire qui passe des hautes sphères philosophiques (Rémi Brague, Marcel Gauchet, Jürgen Habermas, Pierre Manent, Charles Taylor…) à la conversation de bistrot. Ce débat est européen : si les réponses divergent parfois, les questions sont les mêmes. Il a bien entendu des conséquences politiques et juridiques immédiates, sur des questions comme la nationalité, la nature de l’Union européenne ou la liberté religieuse. Or si la question de l’islam est au cœur du débat, la question de la place du religieux est esquivée, car occultée tant par l’hégémonie de la laïcité (en France) que par une grille de lecture « séculariste » (un peu partout ailleurs) qui interdit de penser le religieux, sinon comme un élément perturbateur.

Il n’y a pas de retour du religieux…

Les sociétés occidentales sont définitivement sécularisées (ce serait cependant une erreur d’opposer un Occident sécularisé à un « Sud » religieux : les mêmes tendances lourdes y sont à l’œuvre, mais ce n’est pas le sujet ici). Et la sécularisation a gagné à tous les niveaux : constitutionnel (séparation de l’Église et de l’État : même les apparentes exceptions, comme la présence d’une Église établie en Grande-Bretagne ou étatique au Danemark confirment la règle, car ces deux pays ont les plus faibles taux de pratique religieuse en Europe), juridique (la loi définit de manière restrictive ce qui relève de l’espace religieux), culturel (on ne partage plus le même système de valeurs) et sociologique (déclin de la pratique religieuse, sécularisation de l’espace public, de l’enseignement au « soin », c’est-à-dire de tout ce qui constitue le lien social).

Pourtant, on n’a jamais autant parlé de religion. Mais s’agit-il d’un « retour » du religieux ? Non, car ce qui revient sous le nom de religion n’est pas un état antérieur d’avant la sécularisation. Il n’y a nulle augmentation de la pratique religieuse, mais une plus grande visibilité du religieux dans l’espace public. Ayant perdu son « évidence sociale », le religieux ne fait plus partie du paysage ordinaire, mais il se voit parce qu’il apparaît désormais comme particulier, voire bizarre ou incongru. Cette visibilité va de pair avec une autonomisation des communautés de foi qui, se sentant souvent en opposition avec la culture séculière, voire en conflit avec elle, déploient à la fois une pratique offensive (campagnes publiques comme les « manifs pour tous ») et une pratique défensive (demande d’exemption de certaines normes, comme la parité sexuelle, la reconnaissance du fait homosexuel ou encore l’assujettissement à des charges sociales qui supposent le droit à la contraception et l’avortement, comme l’Obamacare aux États-Unis).

Mais sans surprise finalement, dans la mesure où elle est en rupture avec la norme dominante et fait tache dans le paysage séculier, la revendication d’inscrire le signe ou la pratique religieuse dans l’espace public paraît « exorbitante » à l’opinion publique. Ainsi le voile, qui pourtant ne peut être interdit dans l’espace public, paraît en France incongru, mais bien souvent au même titre que la bonne sœur en cornette, surtout si elle est jeune. Remarquons que chaque limitation de la visibilité de l’islam entraîne une limitation pour les autres religions, en particulier pour le judaïsme (kippa mal vue à la suite du voile, pratique du casher assimilé à celle du hallal). La demande de menu sans porc dans les cantines paraît aujourd’hui comme une rupture par rapport à la culture dominante, alors que manger du poisson le vendredi dans ces cantines scolaires apparaissait comme normal car culturel, y compris pour les athées. Parfois, d’ailleurs, cette volonté de rejeter le religieux hors du paysage est littérale : le minaret en Suisse a été attaqué en tant qu’atteinte… au paysage suisse.

Mais un enfermement identitaire

Cependant, comme on l’a vu, la religion fait aussi retour, en dehors justement des communautés de foi, comme marqueur identitaire. Alors que les pères fondateurs de l’Europe étaient souvent des catholiques fervents (Schuman, Monnet, De Gasperi), ils n’avaient, par un paradoxe apparent, jamais songé à inscrire l’identité chrétienne dans les textes fondateurs. La question n’a surgi qu’au moment de l’élaboration de la Constitution européenne de 2005 (avec le rejet de la demande de mentionner les « racines chrétiennes de l’Europe » dans le préambule). Or l’Europe de 2005 est infiniment plus sécularisée que l’Europe de 1955. Si le besoin de se référer aux racines chrétiennes de l’Europe s’est fait sentir, c’est bien sûr pour s’opposer à l’islam, mais c’est aussi parce que ces racines ont aujourd’hui perdu leur évidence : cette référence au christianisme relève plus d’une revendication ou d’un jugement politique que d’une vérité historique à rétablir. Les populistes qui poussent à mettre en avant cette identité chrétienne ne sont pas connus pour leur présence à la messe. Et, comme Robert Ménard à Béziers, ils reconstruisent volontiers un christianisme folklorique (crèches, croix, messes avant les corridas…), complètement détaché des valeurs et des normes religieuses. Ils rejettent les valeurs de charité, d’hospitalité et d’amour du prochain. L’Église a dû prendre ses distances, à plusieurs reprises, avec la violence de ces « chrétiens identitaires », comme le Norvégien Breivik, ou bien Strache, le leader du Fpö autrichien, et même la Ligue du Nord en Italie, qui a attaqué très violemment l’ancien archevêque de Milan, Mgr Tettamanzi, pour son ouverture envers les réfugiés. Si l’identité chrétienne est devenue un tel enjeu, c’est aussi une conséquence de l’effondrement de la pratique religieuse. Dans cette quête d’une reconnexion entre religion et culture, la religion disparaît comme pratique et croyance au profit d’une appartenance culturelle devenue à la limite un marqueur « ethnique » (les « de souche »).

Ce christianisme identitaire se construit aussi en parallèle avec un multiculturalisme classé à gauche, où le terme « musulman » ne désigne pas une pratique religieuse, mais englobe ceux qui constituent aujourd’hui les « indigènes de la République », immigrés et anciens colonisés. Le terme de musulman tend à remplacer, à droite comme à gauche, les termes d’immigré, d’Arabe ou de Maghrébin, pour constituer une catégorie quasi ethnique, en miroir face aux « chrétiens ». Dans les deux cas, l’origine, et non la pratique religieuse, justifie les termes « musulman » ou « chrétien », ce qui contribue d’ailleurs à séculariser le religieux.

Incidemment, l’identité chrétienne est souvent reformulée, chez les hommes politiques et les essayistes européens, en « identité judéo-chrétienne ». C’est une absurdité. Le judaïsme en tant que tel a toujours été soigneusement maintenu à l’écart de la culture et de la société chrétienne par l’Église elle-même, jusqu’à la fin du xviiie siècle, soit par l’enfermement (le ghetto), soit par l’éradication (« judaïser », c’est-à-dire garder des pratiques juives après une conversion au catholicisme, était un crime pour l’Inquisition). L’Église n’est pas judéo-chrétienne : elle ne prend du judaïsme que ce qui a été christianisé. C’est la sécularisation, et non l’Église, qui a remis, au xixe siècle, le judaïsme dans la société européenne, mais justement sous la forme d’une culture juive séculière en langue vernaculaire (en particulier le yiddish), ce qui s’est payé aussi par la montée d’un antisémitisme qui n’avait plus rien de théologique. Quant au judaïsme religieux, il est soit resté dans le ghetto des haredis (des « orthodoxes »), soit il s’est « christianisé » dans ses formes rituelles, comme institutionnelles (le rabbin est devenu un praticien du culte). Manifestement, chez beaucoup d’utilisateurs du terme, la référence au caractère judéo-chrétien de l’Europe sert surtout à en exclure les musulmans. Or, sur les questions concrètes des pratiques religieuses, les juifs pratiquants ont le même type de demandes que les musulmans : droit à la pratique de la circoncision et à l’abattage rituel, exemptions alimentaires, signes religieux visibles, etc.

La sécularisation, suivie de la globalisation, a déconnecté les religions des cultures qui leur étaient associées. Le fondamentalisme est donc la forme religieuse la plus adaptée à la déculturation parce que, justement, il s’efforce de reconstruire la religion comme un pur religieux, débarrassé des syncrétismes, compromis et affadissements. La cible première du salafisme musulman, ce sont les cultures traditionnelles de l’islam, à commencer par celles des premières générations d’immigrés en Europe. Chez les deuxièmes générations, le salafisme a un grand succès parce qu’il présente leur déculturation comme un atout pour retrouver la vérité et non comme un déclassement ou un échec.

Pour le christianisme, on l’a vu, le débat est de savoir si les valeurs dites « européennes » sont une laïcisation des valeurs chrétiennes ou, au contraire, un nouveau paganisme. Depuis Jean-Paul II, l’Église tend plutôt à considérer la culture dominante comme une culture païenne, une « culture de mort », qui ne retrouvera son âme qu’avec la foi. Si l’Église défend bien l’identité chrétienne de l’Europe, elle ne la conçoit que par un abandon des nouvelles valeurs de la sécularisation (mais non pas du principe politique de la séparation, qu’elle a entériné peu à peu au cours du xxe siècle).

La vaine quête d’un « bien commun »

On peut conclure que, quelle que soit la généalogie intellectuelle des valeurs contemporaines, il n’y a plus aujourd’hui de consensus sur le « bien commun », c’est-à-dire une vision partagée du sens de la vie et des valeurs selon lesquelles elle doit être menée. Le salut redevient le souci essentiel des communautés de foi, de plus en plus soucieuses de placer leur vie sous le signe de la religion, quitte à reconstituer des communautés plus ou moins fermées (monastères, quartiers haredis ou salafis). Ce constat, fait par des philosophes comme John Rawls ou Charles Taylor, pose alors de manière différente la question du lien social. S’il n’y a plus de consensus sur les fins dernières, comment penser l’intérêt commun dans la société ?

Partager l’espace public

Partager le même espace public entre croyants et « séculiers » suppose, selon Taylor, de trouver un « accommodement raisonnable », où chacun maintient l’essentiel de ses convictions tout en transigeant sur une norme qui serait essentielle pour l’autre, mais contingente pour lui-même (le port du voile, le droit à l’objection de conscience). De son côté, Habermas propose le concept de « translation », où le croyant doit « traduire » la norme sacrée en termes de valeur compréhensible et acceptable par le non-croyant, pour qu’elle puisse être débattue de manière rationnelle dans l’espace public. Ce thème a été repris par le cardinal Ratzinger, qui parle de « raison » et de « dignité humaine » pour fonder en valeur des normes qui au départ sont religieuses1. Mais les récents débats sur le mariage pour tous montrent que le fossé reste important : le croyant – en tout cas le croyant intransigeant – perçoit la norme sacrée (pour la « vie » ou le mariage) comme non négociable, alors que la norme séculière est censée pouvoir être débattue de manière rationnelle et apparaît donc relative. C’est ainsi que le mariage homosexuel a fini par être accepté, après débat, par une opinion publique séculière qui le rejetait vingt ans plus tôt, mais il reste inacceptable pour une grande partie des communautés de foi : pour elles, la norme n’est pas soluble dans le débat rationnel.

Face à ce divorce avec la culture dominante, la religion a le choix entre trois options : 1) se retirer dans la sphère privée (comme elle y est vigoureusement incitée par la laïcité à la française) ou dans le « ghetto » communautaire (comme le font les amish ou les loubavitch) ; 2) entériner le divorce et réclamer un droit d’exemption et d’objection de conscience, au nom de la liberté religieuse (être exempté de célébrer un mariage homosexuel par exemple, ou de devoir pratiquer l’avortement quand on est médecin) ; 3) reformuler la norme religieuse en des termes acceptables par la rationalité séculière (en Allemagne, les cours de religion à l’école sont devenus de simples cours d’éthique), ce qui revient en fait à opérer une « réforme religieuse ». Notons ici que la demande adressée par le monde séculier (et donc par une majorité d’incroyants) aux communautés de foi de procéder à une « réforme théologique » est aujourd’hui récurrente. Elle est adressée d’abord aux musulmans bien sûr, mais aussi à l’Église catholique : on voit des journaux de gauche soutenir la cause des prêtres mariés ou l’octroi de la communion aux conjoints remariés… Le synode sur la famille, tenu à Rome à l’automne 2014 et 2015, portait sur la question doctrinale de l’eucharistie pour les divorcés remariés. Contrairement à la condamnation de l’avortement, elle ne concernait que les croyants, et pourtant, les observateurs laïques ne cachaient pas leur soutien au pape François, présenté comme un « réformateur » en théologie, voire comme un pape « de gauche ». De façon similaire, les éditoriaux des journaux sont remplis d’injonctions faites aux musulmans de trouver le chemin de la réforme théologique, ce qui fait implicitement du protestantisme la « bonne » religion de l’Occident.

Le problème est que, sans même parler du principe de séparation, aucune religion ne peut être réformée de l’extérieur, et qu’aucun État séculier ne peut intervenir dans la théologie sans renoncer justement à sa propre sécularité : la campagne menée pour promouvoir la réforme de la religion des autres repose sur une contradiction absolue. De plus, cette tentative d’aligner les normes religieuses sur des valeurs libérales se déploie au moment même où ces valeurs libérales sont remises en cause par la montée des groupes populistes en Europe, qui sont à la fois loin des valeurs laïques démocratiques et loin des valeurs chrétiennes. Mais s’il n’y a pas consensus sur ce qui peut constituer les valeurs européennes séculières, comment pourrait-on les penser comme un corpus stable ?

Les valeurs de l’Europe

Si l’on cherche à tout prix à définir sur quelles valeurs s’est construite l’Europe après la Seconde Guerre mondiale, on tombe sur trois piliers : la démocratie libérale, les droits de l’homme et, du moins au début, l’État providence, le tout constituant un socle commun entre démocrates chrétiens et sociodémocrates, les deux principales forces politiques qui ont poussé à la construction européenne. En ce sens, les démocrates chrétiens ont « traduit » la doctrine sociale de l’Église dans un consensus sur l’État providence avec les sociodémocrates. De leur côté, les dirigeants sociodémocrates sont loin d’être tous des militants laïcs : le Labour britannique a toujours connu une forte influence de protestants non anglicans (et aujourd’hui nombre de sociodémocrates allemands sont des luthériens pratiquants).

Le problème vient de ce que les deux piliers que sont l’État providence et le libéralisme politique sont en crise. Le premier est mort sous les coups du libéralisme économique, et tant la démocratie chrétienne que la social-démocratie ont été les victimes collatérales de cet effondrement : la première est remplacée par une droite séculière peu soucieuse de la doctrine sociale de l’Église (de Berlusconi à Sarkozy en passant par Cameron) et la seconde par une « nouvelle gauche » (le New Labour de Tony Blair), qui a entériné le libéralisme économique en faisant l’impasse sur la question sociale, tout en devenant le vecteur de nouvelles valeurs libérales sur le plan des mœurs et de la culture. Enfin, le libéralisme politique est quant à lui menacé par la croissance des populismes de tout bord, sans parler des « états d’urgence ».

Faute donc d’une doctrine politique et sociale stable, ce sont les droits de l’homme qui sont en réalité devenus la marque de fabrique de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale. La relation entre droits de l’homme et religion est complexe. On retrouve bien sûr le débat sur les valeurs : les droits de l’homme sont-ils fondés sur une anthropologie chrétienne (notion de personne, d’intériorité, de dignité…) ou bien sont-ils au contraire la rupture programmée avec l’anthropologie chrétienne, depuis les Lumières et leur insistance sur la liberté individuelle, qui met « l’homme à la place de Dieu », selon les termes du cardinal Ratzinger2 ?

La relation complexe entre droits de l’homme et religion naît d’un paradoxe interne. D’une part, on oppose les droits de l’homme à la norme divine : il n’y a pas de transcendance qui limiterait les droits de l’homme, qui s’autolimitent eux-mêmes et ne sauraient se voir imposer une nature immuable ou une transcendance irréductible. Ils sont donc régulièrement convoqués pour « border » la religion, ou en tout cas pour limiter l’impact de normes religieuses : vision patriarcale, droit des parents sur les enfants, infériorité de la femme, blasphème…

Mais, en même temps, la liberté religieuse fait partie des droits de l’homme. On peut dire que les droits de l’homme assurent et en même temps limitent la liberté religieuse. Cette tension est gérée comme s’il s’agissait soit d’un « conflit de droits » (liberté religieuse contre droits de l’enfant pour la circoncision, ou encore abattage rituel contre droits des animaux), soit d’un conflit de valeurs (égalité ou complémentarité homme/femme). Dans le premier cas, les croyants font pleinement partie de la société, le problème étant simplement de définir un équilibre des droits. Dans le second cas, celui du conflit de valeurs, les croyants, qui se réfèrent à des valeurs qui ne sont pas celles de la société du moment, se voient contester leur appartenance à la société, ou du moins leur présence, en tant que croyants, dans l’espace public. Il faut donc bien distinguer ce qui relève des droits et ce qui relève des valeurs. Sinon aucune définition d’une vraie liberté religieuse n’est possible. Or la tendance actuelle consiste justement à n’accorder des droits que s’il y a accord sur les valeurs. Il faut donc revenir sur leur relation mutuelle.

Liberté religieuse et conflit des droits

Parmi les droits de l’homme, il y a la « liberté religieuse ». Elle est différente (même si elle est mentionnée dans la foulée des autres droits) de la simple liberté de croyance ou d’opinion, car la liberté religieuse implique le droit de pratiquer sa religion, et ce d’une manière qui n’est pas seulement privée ou personnelle. La liberté religieuse va donc bien au-delà de la simple liberté d’opinion. Elle implique aussi de pouvoir rejoindre une communauté de foi, car la pratique religieuse est définie comme une pratique collective : il serait très difficile à un individu d’arguer devant un tribunal qu’il suit sa propre religion (il y a une longue jurisprudence, en Europe comme aux États-Unis, qui rejette la « religion de moi-même »). Pour la jurisprudence, de fait, il n’y a pas de liberté religieuse sans liberté « ecclésiale ».

De plus, la liberté religieuse met en cause le rapport à l’autre : circoncire son enfant n’est pas une simple croyance, mais un acte effectué sur le corps d’un sujet dépendant, l’affirmation d’une transmission au-delà du choix éventuel de l’enfant devenu adulte. Un tribunal de Francfort a ainsi condamné, en 2012, la pratique comme une atteinte aux droits de l’enfant – une décision annulée par le vote du Parlement allemand, qui rappelle la primauté de la liberté religieuse des parents. Mais la liberté religieuse ne gagne pas à tous les coups. Le Danemark et la Norvège ont interdit l’abattage rituel au nom des droits des animaux ; les tribunaux ne reconnaissent plus le « secret de la confession » dans les cas de pédophilie ; de même, si la liberté d’expression est limitée par la pénalisation du racisme et de la diffamation, elle ne l’est pas pour le blasphème.

On voit donc qu’il ne s’agit pas seulement d’un arbitrage entre des droits, mais d’un débat sur les valeurs dominantes. Le fait que les droits des animaux puissent être opposés à la liberté de la pratique religieuse est un phénomène récent, qui indique bien une évolution de la perception de la place des animaux dans nos sociétés, mais on le sait depuis longtemps : le statut de l’animal est un miroir de celui de l’homme. Derrière les débats que doivent trancher les tribunaux, c’est bien la question de la hiérarchie des valeurs qui se profile.

Conflit de valeurs et « droits » à l’identité

Dans une série de jugements récents concernant la liberté religieuse, y compris ceux de la Cour européenne des droits de l’homme (Cedh), les tribunaux opèrent un glissement significatif : la liberté religieuse n’implique pas une égalité des religions, car il y a quelque chose que l’on désigne comme la culture dominante, qui justifie un traitement spécifique pour une religion précise (en l’occurrence le christianisme), non pas en tant que pratique religieuse, mais en tant que symbole culturel, en tant qu’identité. On a ainsi un processus de « dé-universalisation » des droits de l’homme, qui sont désormais pensés en référence à une culture donnée (curieusement cette idée reprend la critique « tiers-mondiste » et islamique de la Déclaration universelle des droits de l’homme, perçue comme une construction chrétienne).

Si le libéralisme politique est toujours le discours dominant en Europe, un nouveau discours politique (et pas seulement chez les populistes) et une nouvelle pratique des tribunaux tendent à affirmer une identité collective au-dessus des libertés individuelles. Le cas classique est celui du soutien donné par la Cour de Strasbourg à la présence du crucifix dans les salles de classe de l’école publique en Italie. La Cour ne peut pas défendre la présence du crucifix comme l’affirmation d’une foi, car ce serait contraire et à l’égalité entre croyants de différentes religions et au principe de séparation. Le crucifix est donc défini comme marqueur culturel, signe d’une identité nationale, indépendamment de toute dévotion ou confession de foi, ce qui est assez paradoxal, car pour l’Église, il est justement le symbole par excellence de la foi chrétienne. Inversement, si l’on peut dire, l’interdiction de la burqa dans l’espace public français est approuvée par la Cour, selon l’argument que la laïcité est le principe même du « vivre-ensemble » français (ce qui confirme le virage identitaire de la laïcité qui cesse d’être un simple principe juridique). De même, selon la même Cour, la Suisse peut interdire le voile pour les enseignantes tout en autorisant les symboles chrétiens.

Même les États « libéraux » se réfèrent à la notion de « culture nationale » ou dominante (Leitkultur en Allemagne), définie cette fois comme un ensemble de valeurs communes définissant un espace très normatif. Par exemple, les candidats à l’immigration pour l’Allemagne, la Belgique ou la Hollande doivent remplir des questionnaires où ils sont testés sur leur connaissance et leur acceptation des valeurs « nationales ». Le problème vient de ce que certains nationaux, en général croyants, peuvent ne pas se reconnaître dans ces valeurs qu’on suppose implicitement partagées (comme la liberté sexuelle et la reconnaissance de l’homosexualité). C’est, incidemment, tout le débat autour de « Je suis Charlie ».

Distinguer les droits et les valeurs

Cette confusion entre « droits » et « valeurs », c’est-à-dire le fait que le bénéfice d’un droit (ici la liberté religieuse) dépend de la reconnaissance de valeurs communes, va justement à l’encontre de la liberté religieuse. Il est alors tentant de restreindre la liberté religieuse, en exigeant l’enfermement dans le privé, la réforme théologique ou encore le serment d’allégeance, non à la seule Constitution (ce qui peut être légitime), mais bien à une sorte de culture nationale, voire d’idéologie officielle. Cette première solution conduit à toutes les tensions que l’on connaît et ne permet ni de maintenir le principe de la liberté religieuse, ni de définir de manière objective ce que serait les « valeurs communes » – un sujet qui fait l’objet d’une violente surenchère.

Il faut donc tenir une seconde perspective : repenser le lien entre espace public et espace religieux, ce qui exige tout d’abord de bien distinguer ce qui relève du droit et ce qui relève de la valeur. Les droits de l’homme n’ont pas à être remis en cause et il faut maintenir le principe de leur universalité, non seulement contre les religions, mais aussi contre le populisme identitaire qui pollue aujourd’hui le débat démocratique. En sens inverse, il n’y a pas à s’interroger sur la validité des normes religieuses tant qu’elles ne portent pas atteinte à l’ordre public. Les communautés de foi doivent pouvoir, dans les limites de l’ordre public, s’appliquer à elles-mêmes des normes qui ne font pas sens pour le séculier. Exiger la conformité entre normes religieuses et valeurs dominantes est une atteinte à la liberté religieuse. Mais pour que ces normes ne menacent pas l’ordre public, il faut que les communautés de foi renoncent à exiger la conformité de la loi publique avec la norme religieuse, qu’elles fassent donc le deuil du royaume de Dieu sur terre, qu’on l’appelle « cité de Dieu » ou « califat ». Elles doivent se déployer dans un espace sacré propre. Inversement, l’exigence de consensus sur les valeurs, exigence qui est de plus en plus prégnante dans la manière dont les « séculiers » cherchent à définir la société, est une négation à la fois de l’histoire, de la diversité sociale et de la liberté – laquelle suppose justement la divergence. La recherche du consensus, qu’elle soit exprimée de manière molle ou dure (déchéance de nationalité, séances de « déradicalisation » obligatoires), est par définition une tentation totalitaire.

C’est pourquoi l’enjeu de la liberté religieuse n’est pas seulement de gérer des « communautés de foi » dont on se méfie, mais bien de maintenir ouvert un espace social qui est aussi un espace de pensée et de liberté, d’accepter la complexité et la diversité de la société et le refus ou l’impossibilité de certains de ses membres d’être « réduits » à leur statut de citoyen. Il n’y a de liberté que dans des sociétés ouvertes. L’identité n’est pas une clé ; c’est un cadenas.

  • 1.

    Voir le célèbre débat Habermas-Ratzinger dans Esprit, juillet 2004, p. 5-28.

  • 2.

    Voir Pasquale Annicchino et Olivier Roy : “Human Rights between Religions, Cultures, and Universality”, dans Ana Filipa Vrdoljak (sous la dir. de), The Cultural Dimension of Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 2013.

Olivier Roy

Philosophe, politologue, spécialiste de l'islam politique.   Après avoir travaillé sur la guerre d'Afghanistan en ayant notamment fait plusieurs séjours dans le pays auprès des Moudjahidines, Olivier Roy se concentre sur l'étude des mouvements politiques islamistes, d'abord en Asie centrale, puis au Moyen-Orient, pour ensuite développer une approche globale des questions de l'islam contemporain.…

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