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Photo : Alejandro Luengo
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Dans le même numéro

Séduction ou coercition ? La stratégie d’influence chinoise

entretien avec

Paul Charon

décembre 2021

Le rapport de l’Irsem sur Les Opérations d’influence chinoises, paru en octobre 2021, identifie un « moment machiavélien » dans la diplomatie de Xi Jinping. Sa stratégie, plus partisane que nationale, associe le soft power à l’occidentale à une posture agressive, qui recourt à la désinformation ou à l’ingérence pour discréditer les démocraties occidentales.

Et si la communication agressive de la Chine, sa « diplomatie de loups guerriers » qui a défrayé la chronique ces dernières années, n’était que la partie la plus visible d’une stratégie globale bien réfléchie ? Le dernier rapport de l’Irsem sur Les Opérations d’influence chinoises vient effectivement reconstituer un vaste système d’opérations, souvent opaques, et sa panoplie de moyens utilisés à la faveur d’une stratégie d’influence de plus en plus agressive de la Chine à l’échelle mondiale1. Un « moment machiavélien » car, selon les auteurs, la Chine assume désormais cette posture décrite par Machiavel dans Le Prince : il est plus sûr d’être craint que d’être aimé. La politique traditionnelle de « Front uni », qui consiste à « façonner les forces externes au Parti pour assurer sa pérennité2 », va désormais de pair avec la doctrine des « trois guerres », à savoir la guerre de l’opinion publique, la guerre psychologique et la guerre du droit, qui sont au cœur d’une guerre politique d’ampleur. La Chine n’hésite plus à s’inspirer des méthodes russes, comme celle de la désinformation, pour tenter d’imposer une vision du monde alternative au-delà de ses frontières.

À travers ce rapport, fruit d’un travail de deux ans, nous découvrons une nébuleuse d’organisations, dans laquelle les actions des entités émanant du Parti ou de l’État s’entremêlent et côtoient celles des entreprises publiques ou privées, sans oublier celles menées par l’Armée populaire de libération, en particulier cette base 311 créée en 2005, qui est spécialement « dédiée à l’application de la stratégie des trois guerres3 ». Ces actions diverses et variées se déploient tous azimuts, des médias aux think tanks, de la culture à l’économie, des diasporas aux sympathisants et influenceurs étrangers, des réseaux sociaux aux mouvements citoyens. En parallèle des opérations de séduction, des méthodes d’infiltration et de contrainte s’appliquent sous différentes formes. Les campagnes de désinformation ont ainsi mis les démocraties à rude épreuve pendant la pandémie de Covid-19.

Si le gigantisme de ce système de réseaux impressionne, la stratégie d’influence agit en cercles concentriques. Taïwan et Hong Kong, que Pékin considère comme parties prenantes de la Chine, appartiennent au premier cercle et font ainsi l’objet d’opérations d’influence aussi intenses qu’agressives. Ils constituent une sorte de « laboratoire » des actions qui seront déployées ailleurs, en Australie ou en Nouvelle-Zélande par exemple. Ces pays, qui se trouvent dans la région immédiatement voisine de la Chine, appartiennent au deuxième cercle. Dans cette logique, la France n’est pas une cible prioritaire. Le rapport s’y attarde d’ailleurs très peu. Mais la collectivité d’outre-mer de Nouvelle-Calédonie ne semble pas laisser la Chine indifférente.

Paul Charon, spécialiste de la Chine, directeur du domaine Renseignement, anticipation et menaces hybrides de l’Irsem et auteur de ce rapport avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, explique pourquoi ces opérations d’influence chinoises suscitent tant d’inquiétude en Occident.

Judith Geng

Votre rapport décortique une organisation tentaculaire d’actions aussi diverses que sophistiquées, que la Chine mène à travers le monde pour assurer son influence. Ces opérations ont souvent été présentées par le gouvernement chinois comme des actions pour promouvoir le soft power du pays. En quoi ces opérations chinoises sont-elles différentes de celles menées par des démocraties occidentales ?

Dans notre rapport, nous faisons la distinction, parmi les « opérations d’influence », entre celles qui relèvent plutôt de la séduction ou de la subjugation et celles, beaucoup plus agressives, qui relèvent de la coercition ou de l’infiltration. Dans le premier volet, celui de la séduction, les activités menées par le Parti communiste chinois (PCC) sont assez proches de ce que peuvent faire des démocraties, y compris la France, notamment en matière de diplomatie publique. Le problème, c’est que les opérations d’influence chinoises ne s’y limitent pas : bien souvent, elles franchissent la limite de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un État.

Les opérations d’influence chinoises franchissent la limite de l’ingérence dans les affaires intérieures d’un État.

Sur le plan culturel, il est admis d’implanter des instituts comme l’Alliance française ou le British Council, qui promeuvent une langue et une culture. Mais il n’est pas admis d’employer ce qu’on appelle des organisations de couverture agissant pour le compte d’un État, afin d’influencer l’orientation de la recherche ou les programmes d’enseignement, comme le font les Instituts Confucius. Quand des acteurs du « Front uni » essayent d’empêcher une conférence universitaire à laquelle le dalaï-lama ou un militant hongkongais sont invités, c’est de l’ingérence : cela porte atteinte à la liberté académique. Quand l’organisme Hanban4 demande à l’Association européenne d’études chinoises d’enlever une page du programme d’une conférence annuelle parce que cette page fait mention de la Fondation Jiang Jingguo5, donc de Taïwan, c’est de l’ingérence dans les affaires académiques, dans la liberté de nos universités et de nos centres de recherche. Quand le PCC utilise la menace du refus de visa contre des chercheurs ou des journalistes qui pourraient être tentés d’écrire des choses jugées négatives par le Parti, c’est aussi de l’ingérence.

Votre rapport, d’emblée, insiste sur le fait que ces opérations sont celles du Parti communiste chinois ou du Parti-État, et au service des intérêts du PCC, pas de la Chine. Pourquoi cette distinction ?

Le PCC est historiquement un parti nationaliste, qui prétend incarner la nation chinoise depuis la théorie des « trois représentations » élaborée sous Jiang Zemin. Mais on voit bien, notamment par la politique du Front uni, que la logique n’est pas nationale, mais partisane. Le Front uni, stratégie forgée par Lénine et reprise par Mao, vise à utiliser les amis du Parti pour lutter contre ses ennemis et à rallier les forces externes au Parti à son projet politique. Elle s’exécute par cercles concentriques : d’abord les populations chinoises qui ne font pas partie du PCC, puis les diasporas et enfin le reste du monde. Les intérêts défendus par cette stratégie sont bien ceux du Parti. Il faut donc systématiquement déconstruire les stratégies discursives du Parti pour montrer ce qu’elles recouvrent. C’est pour cela que nous avons pris la peine de préciser que notre rapport était un travail sur la stratégie du PCC, et non sur celle de la nation chinoise. Cela permet également de rappeler que la Chine est un régime autoritaire, que si le PCC se maintient au pouvoir, c’est d’abord par la force et que s’il acceptait la mise en œuvre d’élections ouvertes, il serait rapidement contraint de céder le pouvoir.

En quoi la Chine est-elle une puissance révisionniste ?

Parmi les gens qui observent la Chine d’aujourd’hui, il y a deux grandes approches. Il y a ceux qu’on appelle les sceptiques, qui considèrent que le seul objectif du PCC, c’est de maintenir son hégémonie et d’empêcher un changement de régime. En face de ces sceptiques, il y a un autre groupe de chercheurs et de spécialistes, qui considèrent que le PCC a des ambitions régionales, voire globales. Il me semble que la position des sceptiques n’est pas tenable, dans la mesure où assurer la pérennité du régime passe nécessairement par une action au-delà du territoire chinois lui-même. En effet, l’existence même d’une alternative politique, à savoir la démocratie, constitue une menace du point de vue du PCC. C’est la raison pour laquelle la loi sur la sécurité nationale de 2015 inclut également la culture : l’idée est de lutter contre « l’infiltration » des idées libérales en Chine qui pourraient fragiliser le PCC.

Celui-ci développe plusieurs stratégies pour prévenir cette menace. Il y a bien sûr la politique du Front uni, menée notamment en direction des diasporas. La stratégie peut consister également à démonétiser la démocratie, de montrer que celle-ci est un régime qui n’est pas viable. Pendant le pic de la pandémie, il y a eu de nombreux reportages en Chine sur l’incapacité des démocraties à gérer la crise. Pour le PCC, la démocratie doit conduire, aux yeux de la population chinoise, au chaos. Cela fait partie de cette stratégie révisionniste, pour laquelle il faut changer le système international afin qu’il ressemble plus aux valeurs, aux institutions et aux normes portées par le PCC. Il ne s’agit pas simplement d’un rééquilibrage des institutions actuelles, mais bien d’une transformation de fond. En termes de droits humains par exemple, la vision promue par le PCC tend à subordonner ces derniers à l’intérêt national.

Votre rapport considère que la France n’est pas une cible prioritaire. Pourquoi ?

La France n’est pas du tout à l’abri. Mais les opérations menées en France ne sont pas aussi sophistiquées, aussi importantes, que celles qui peuvent être menées en Australie, en Nouvelle-Zélande ou même au Canada, sans parler de Taïwan ou de Hong Kong. Si la France est une cible secondaire, c’est aussi parce que le levier économique suffit pour atteindre les objectifs du PCC. Cela change, parce qu’il y a un réveil français, mais aussi un réveil européen : une prise de conscience de ces pratiques du régime chinois et de la nécessité de contrer ces opérations, de défendre nos intérêts, nos valeurs et nos institutions. Ces résistances croissantes conduiront vraisemblablement, dans les années à venir, à la mise en œuvre d’opérations plus dures du PCC.

Il y aurait des soupçons d’ingérence chinoise lors du premier référendum sur l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie en 2018. Que pourrait représenter une Nouvelle-Calédonie indépendante pour la Chine ?

La stratégie chinoise en Nouvelle-Calédonie cherche à instrumentaliser les mouvements indépendantistes, comme elle le fait aussi à Okinawa. L’idée est de diffuser le sentiment dans la population locale que la Nouvelle-Calédonie serait mieux gérée, plus riche et plus heureuse si elle était indépendante. Leur ingérence se limite sans doute à cela, mais c’est déjà beaucoup, et le PCC ne tolèrerait pas qu’une puissance étrangère mène ce type d’activité sur son sol.

L’intérêt d’une Nouvelle-Calédonie indépendante pour la Chine est d’abord économique, puisque l’indépendance lui donnerait un accès assuré à certaines matières premières, notamment le nickel. Mais l’indépendance lui permettrait aussi d’intégrer la Nouvelle-Calédonie dans sa stratégie pour le Pacifique Sud, qui va être d’autant plus importante avec la constitution d’Aukus, ce front que les Américains construisent pour contenir la poussée chinoise. La Nouvelle-Calédonie, à proximité de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, serait un point d’appui essentiel pour les Chinois afin de diffuser leur influence et d’assurer leur sécurité dans la région.

Votre rapport conclut que ces opérations, d’une manière générale, sont plutôt contre-productives. Il est donc difficile d’atteindre un équilibre entre être craint et être aimé ?

Parfaitement. Le PCC peut remporter des victoires ponctuelles, obtenir des gains tactiques. Mais, pour l’heure, il y a un recul stratégique du PCC, dont il n’a peut-être pas encore conscience. Les actions du PCC ont manifestement entraîné un certain nombre de résistances, de rejets, ce qui se révèle dans la dégradation très rapide de l’image de la Chine dans le monde.

Durant nos recherches pendant deux ans, nous avons constaté une évolution significative des représentations de la Chine et des politiques souhaitées par les administrations en France, mais aussi en Europe. Il y a désormais une volonté affirmée de mieux résister aux opérations d’influence du PCC. Ce changement de posture est directement provoqué par ces opérations. Il faudrait que les diplomates chinois présents en Europe comprennent qu’ils commettent une erreur de stratégie. Plus les opérations chinoises seront dures, plus ils auront à faire face à des résistances. Mais nous nous heurtons en l’espèce à un problème structurel en Chine, celui de la faiblesse du ministère des Affaires étrangères dans l’appareil du Parti-État.

Propos recueillis par Judith Geng, qui remercie Éliette Soulier pour sa relecture

  • 1. Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les Opérations d’influence chinoises. Un moment machiavélien, rapport de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem), Paris, ministère des Armées, 2e édition, octobre 2021.
  • 2. Ibid., p. 27.
  • 3. Ibid., p. 90.
  • 4. Le Bureau du conseil international de la langue chinoise (Hanban) est l’organisme officiel chinois qui pilote les opérations culturelles à l’étranger, notamment les Instituts Confucius.
  • 5. Jiang Jingguo (Chiang Tsing-kuo), le fils de Jiang Jieshi (Chiang Kai-shek), fut le président la république de Chine à Taïwan, après le décès de son père, de 1978 à 1988.

Paul Charon

Docteur en Etudes politiques de l’EHESS, titulaire d’un MBA de HEC, Paul Charon occupe le poste de directeur du domaine « Renseignement, anticipation et menaces hybrides » à l’IRSEM.

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