
La moitié du ciel ?
En dépit de certaines avancées notables depuis sa fondation, la République Populaire de Chine fait aujourd’hui partie des pays où le droit des femmes est le moins respecté. En témoigne l’importance du trafic d’êtres humains et des situations d’esclavage desquels les femmes chinoises sont très souvent victimes, et qui font l’objet d’une complicité réelle des autorités.
Au moment où Pékin célébrait de mille feux les Jeux olympiques pour la seconde fois, la confiance d’un grand nombre d’internautes chinois en la puissance et la modernité du pays ainsi mises en scène a été sérieusement bousculée par le sort d’une femme réduite à l’état d’esclave sexuelle, dans un village dépendant de la ville de Xuzhou, au sud-est de la Chine. Tout est parti d’une courte vidéo mise en ligne le 28 janvier 2022, une semaine avant l’ouverture des Jeux. Elle montrait cette femme, peu vêtue, dans un froid hivernal, cadenas au cou, enchaînée dans un taudis. Sous les feux des questions des internautes indignés, les autorités locales, après des communiqués contradictoires, ont fini par confirmer les soupçons : cette femme, mère de huit enfants de 2 à 23 ans, dont sept garçons, a bien été victime de kidnapping et vendue à plusieurs reprises. Elle a été ensuite mariée à l’homme qui vit à côté de son taudis, avec les enfants… Le succès économique de la Chine tend à faire oublier qu’un grand nombre de femmes chinoises y sont encore victimes de ce genre de trafic. De quoi faire douter de la réalité de l’égalité des droits de la « moitié du ciel » en Chine.
Réduites à l’état d’esclave
Certes, le trafic d’êtres humains, surtout de femmes, n’est pas une situation propre à la Chine. Ce qui est particulier, c’est que ces victimes y sont surtout destinées à être mariées, la plupart du temps à des hommes pauvres dans des régions reculées, pour faire des enfants. La mise en place de la politique de l’enfant unique en 1979 a créé de fortes tensions dans une société où la nécessité de perpétuer la lignée par une descendance masculine a une importance particulière et a conduit à un déficit de femmes. Beaucoup de filles n’ont pas pu naître, d’autres ont été abandonnées ou sont mortes faute de soins. Malgré le relâchement de cette politique depuis 2016, le dernier recensement réalisé en 2020 révèle encore un surnombre de 34, 9 millions d’hommes par rapport aux femmes. Le Bureau national de statistiques a reconnu un écart de plus de 17 millions d’hommes par rapport aux femmes dans la tranche d’âge entre 20 et 40 ans !
Un tel écart constitue une porte ouverte au trafic. Entre 1986-1989, rien qu’à Xuzhou, d’où est parti le scandale, on dénombrait plus de 48 000 femmes qui en étaient victimes1 ! Ce trafic, qui prend l’allure d’un commerce organisé, franchit même les frontières. En 2019, Human Rights Watch faisait état de l’augmentation du nombre de filles et de femmes de Kachin en Birmanie qui sont victimes de trafic vers la Chine2.
La complaisance des autorités
Si les drames de ces femmes victimes choquent l’opinion publique, la plupart d’entre elles, en plus de devoir procréer contre leur gré, étant victimes de violences physiques sous diverses formes de la part des trafiquants mais aussi de leur mari acheteur, on peut constater une attitude complaisante, à différents échelons de la société, vis-à-vis de ce trafic. Une solidarité s’organise même parfois au village, pour empêcher la fuite de ces victimes-marchandises. Les autorités locales ferment souvent les yeux. Sans compter la corruption pour assurer « la bonne marche » du trafic, elles y voient une solution pour désamorcer la bombe sociale à retardement que représente le grand nombre d’hommes en célibat forcé. L’écrivain chinois Jia Pingwa, qui a consacré un de ses romans à ce sujet (Jihua, 2016, non traduit), commentait ainsi la vidéo de la femme enchaînée : « Si ces hommes n’achètent pas de femmes pour se marier, ces villages vont disparaître… » Ce commentaire lui a valu des critiques acerbes de la part d’internautes, mais il explique en partie la complaisance envers ce trafic. Après avoir été confrontées à la brutalité de la stérilisation forcée ou de l’avortement forcé en raison de la politique de limitation des naissances, les femmes semblent devoir aussi payer un lourd tribut pour la situation qui en résulte.
Le trafic d’êtres humains est certes puni par la loi en Chine, mais cette loi montre une certaine clémence pour les acheteurs, qui encourent une sanction moins lourde que les vendeurs, les considérant comme des victimes. Le pénaliste chinois Luo Xiang s’indigne ainsi, sur son blog à la date du 7 février 2022, du fait que l’acheteur d’un perroquet, animal protégé, encourt une peine plus lourde que celui qui achète une épouse ! Des internautes ont déterré un jugement du tribunal de Feng District, rejetant la demande de divorce faite par une victime du trafic.
La mainmise du Parti communiste chinois sur l’information explique le long silence des grands médias nationaux face à cette affaire, dite désormais « #femme enchaînée ». S’il arrive que des récits des victimes captent l’attention de la presse officielle, cette dernière tente très souvent de leur donner une « fin heureuse », en les transformant en « énergie positive » souhaitée par le Parti. Ainsi, Gao Yanmin, jeune femme enlevée à 18 ans puis violentée et vendue au fin fond de la montagne, présentée désormais comme « la plus belle enseignante de village », a fait l’objet d’un film en 2009. Une vidéo, diffusée en octobre 2020 par l’Agence Chine nouvelle, mettant en scène le bonheur d’une Birmane mariée à un Chinois, a scandalisé un certain nombre d’associations birmanes luttant contre le trafic d’êtres humains3.
Où sont les féministes ?
L’image de la femme enchaînée met sérieusement en doute l’égalité des droits des femmes chinoises que le statut de moitié du ciel laisse prétendre. Si, depuis la prise de pouvoir par le PCC en 1949, d’importants progrès ont été réalisés en faveur des droits des femmes, les mesures mises en place n’attaquaient pas réellement les fondements traditionnels de la discrimination à l’égard des femmes. La moitié du ciel a été certes mise en valeur dans le discours politique, mais ses droits ne sont défendus qu’en fonction du besoin de la politique générale, définie et dirigée par un Parti dominé par les hommes.
Le silence assourdissant de la puissante Fédération nationale des femmes illustre bien la limite de ce féminisme dirigé et contrôlé par le Parti-État, que ce soit devant le tollé suscité par cette femme enchaînée, ou devant le soutien international pour Peng Shuai, cette championne de tennis qui accusait sur WeChat un ancien vice-Premier ministre d’agression sexuelle. Représentant officiellement toutes les femmes de la Chine, la Fédération agit surtout et avant tout sur l’ordre du gouvernement, silencieux quand la responsabilité de ce dernier est en jeu, même au détriment des droits des femmes qu’elle est censée défendre.
Un mouvement féministe plus autonome a bien tenté de se frayer un chemin, sous l’impulsion de la 4e Conférence mondiale sur les femmes des Nations unies à Pékin en 1995. De nombreuses organisations non gouvernementales ont vu le jour, dans la limite d’une tolérance vigilante du gouvernement. L’arrivée d’une nouvelle génération de militantes féministes en 2012, par leur créativité et leur dynamisme, laissait entrevoir l’espoir d’une société plus ouverte. Mais l’illusion a été de courte durée. En 2015, cinq militantes, dites « les cinq sœurs », ont été arrêtées à la veille de la Journée internationale des droits des femmes, parce qu’elles prévoyaient de distribuer des tracts contre le harcèlement dans les transports en commun. L’élan de ce mouvement, plus autonome, se brise alors. La plateforme sur les réseaux sociaux, Voix des droits des femmes, lancée en écho avec le mouvement international #MeToo, a été fermée courant 2018, et des dizaines de comptes de féministes ont aussi été supprimés début 2021…
L’image de la femme enchaînée met sérieusement en doute l’égalité des droits des femmes chinoises que le statut de moitié du ciel laisse prétendre.
La moitié du ciel chinoise semble avoir encore un long chemin à parcourir pour conquérir pleinement ses droits. Alors que Pékin tente de faire valoir la supériorité de son modèle face à celui de l’Occident, la Chine est devenue l’un des pays qui enregistre les plus mauvais résultats en matière d’égalité entre les sexes, dans le classement 2021 du World Economic Forum. Maintenant que la baisse de natalité a atteint un niveau critique, les femmes risquent à nouveau d’être appelées à contribution, cette fois-ci pour avoir plus d’enfants. D’autant que Xi Jinping, dans ses différents discours, met à nouveau l’accent sur l’importance du rôle des femmes pour une vie familiale harmonieuse.
Le slogan « Les droits des femmes sont des droits de l’homme », lancé dans le sillage de la 4e Conférence mondiale sur les femmes, avait pu revigorer un mouvement de femmes autonome en Chine. Près de trente ans plus tard, à l’heure où les droits fondamentaux sont massivement bafoués, il est difficile d’imaginer un temps plus clément pour la moitié du ciel.
- 1. Voir Xie Zhihong et Xia Lusheng, Un fléau ancestral : rapport sur le trafic de femmes en Chine, Hangzou, Maison d’édition de littérature et d’art du Zhejiang, 1989.
- 2. “‘Give us a baby and we’ll let you go’: Trafficking of Kachin ‘brides’ from Myanmar to China” [en ligne], Human Rights Watch, mars 2019.
- 3. Julia Guinamard, « Une vidéo de propagande vantant les mariages en Chine » [en ligne], Le Petit Journal, 19 novembre 2020.