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Barrage des Trois Gorges (Yangtsé), 2002, Yogho - Wikimedia
Barrage des Trois Gorges (Yangtsé), 2002, Yogho - Wikimedia
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Jia Zhangke (Still Life) et Wang Bing (À l'ouest des rails), une ouverture dans le cinéma chinois

Pour Vincent Amiel, les années 2000 marquent un renouveau du cinéma chinois dont témoignent les réalisations des cinéastes Jia Zhangke et Wang Bing. La réinvention du réalisme qu'ils opèrent se traduit par une expérience esthétique originale, donnant notamment à voir la puissance d’une société industrielle, sa désagrégation et la vie flottante, épuisée, qui reste derrière elle.

Sur certains billets de banque chinois figure le portrait déjà ancien de Mao Tsé Toung devant le site des Trois Gorges contemplant le chantier du barrage gigantesque qui vient d’y être lancé. Aujourd’hui, plusieurs années après la mort du Grand Timonier, le barrage est en voie d’achèvement, la moitié de la vallée est sous l’eau, et les populations ont été transférées. C’est ce moment où tout s’achève et où tout disparaît que filme Jia Zhangke dans Dong et Still Life, un documentaire et une fiction sortis en France ce printemps, et dont l’action se déroule là, aux bords de la retenue d’eau, dans les villes reconstruites et celles qui vont finir par être totalement inondées.

Rarement le cinéma aura pris en compte l’état d’une société avec autant de sensibilité et de pertinence : Still Life montre les chantiers de destruction, le petit peuple des péniches et du commerce, la splendeur du site, la lumière si particulière des matins chinois, et ordonne par quelques bribes de récit ce matériau offert au regard. Les deux images du barrage y apparaissent : d’une part sa monumentalité et l’ampleur des paysages qui se modèlent autour de lui, et d’autre part son utilisation symbolique, dont le billet de banque cité plus haut est une des variantes. Les ouvriers de démolition échangent ainsi les souvenirs de leurs régions natales en se montrant les effigies des différents billets, comme on s’échangerait des photos de famille… Affects et signes sociaux ne cessent de se croiser, de correspondre, de se superposer, dans ce film qui marque sans doute l’apparition (ou du moins la confirmation) d’une « école chinoise », d’un regard cinématographique qui mêle le documentaire et la fiction potentielle. Sur la Chine d’aujourd’hui, aussi bien que sur une utilisation différente du réel dans la production d’imaginaire, ce cinéma est important, et vaut que l’on s’y arrête.

Documentaire et fiction

Le projet initial de Jia Zhangke était de tourner un documentaire avec une caméra numérique, sur les lieux du barrage, mais autour d’un peintre contemporain, Liu Xiaodong (Dong, c’est le nom de ce documentaire). Puis, une fois aux Trois Gorges, est venue la nécessité d’une trame fictionnelle qui prenne en charge une autre dimension du lieu, l’aventure de ses habitants, de ceux qui travaillent et vivent dans cette zone tout entière vouée à la destruction et à la construction. Il en résulte cette œuvre d’une puissance étonnante, dans laquelle les intrigues et les destinées individuelles ne semblent pas détachées du contexte, comme menant une vie propre, mais paraissent au contraire naître du flux des jours et des événements que la réalité charrie alentour. Mieux, c’est le paysage, naturel et social, qui semble former lui-même une intrigue qui déborde de la somme des histoires individuelles et va au-delà du faisceau des destinées de chacun : une histoire d’eau, de vent, de rythmes. L’histoire surtout d’une société chinoise où toutes les cartes ont été battues, puis redistribuées autrement, et dont les figures et combinaisons nouvelles sont à découvrir. En quelques évocations, quelques souvenirs, les personnages rappellent qu’il y eut des familles des villages et dans ce pays qui les dissémine aujourd’hui au gré des profits, qu’il y a des régions encore où l’on fait un vin à nul autre pareil. Mais le barrage, les bulldozers, le tourisme naissant, les fulgurantes ascensions sociales n’ont rien laissé de tout cela, si ce n’est, précisément, une mémoire plus ou moins diffuse, réveillée par des images sur des billets de banque. La situation est mise en scène de telle manière que la montée des eaux, la destruction des habitats traditionnels, la décomposition des familles, le bouleversement des trajectoires individuelles, paraissent aller du même élan, suivre la même force, déjà passée, déjà si conséquente. Peu de films, peu d’œuvres, auront ainsi donné le sentiment d’une communauté, c’est-à-dire d’une histoire et d’un destin communs, où les éléments naturels et sociaux soient imbriqués pareillement. On pense à la grande période du néoréalisme, et à ce cinéma italien inventant, dans les années 1940, une dramatisation par l’environnement, s’appuyant sur le réel pour construire ses histoires. Il y a dans Still Life une démarche similaire, et on a l’impression qu’une écriture nouvelle, comme au lendemain de la Libération, s’invente dans un rapport neuf à la réalité. La comparaison des époques et des situations n’est évidemment pas fortuite : il y a ainsi des moments où le cinéma ne peut pas se contenter d’utiliser la réalité comme un cadre, dans lequel une dramaturgie autonome se développerait pour elle-même. Il y a des périodes de l’histoire où le paysage tremble, où les décors urbains implosent, où les fonds d’écran deviennent plus puissants, plus significatifs, plus décisifs que les intrigues qui s’y déroulent.

Le travail dans la durée

C’est ce qu’avait donné à voir, déjà, ce très grand documentaire qu’est À l’ouest des rails, sorti en 2003 et disponible aujourd’hui en Dvd chez Mk2. Le cinéaste Wang Bing y filmait, avec lui aussi une petite caméra DV, les vestiges d’un immense complexe industriel promis à la démolition et à l’abandon. Aucune intrigue là, aucun scénario : les rails à n’en plus finir du chemin de fer intérieur ne transportant plus grand-chose, les dernières semaines de travail dans les hauts-fourneaux, les errances des derniers gardiens, de ceux qui choisissent de rester là, entre neige et charbon… Et de ce matériau sans fiction ni séduction, sourd la profonde et ample narration d’un monde, d’une somme de vies, de la vie même. On s’étonne de pouvoir regarder ainsi 9 h 18 de film (oui !) sans une once d’impatience ou d’ennui, en se demandant même si la fin ne vient pas un peu tôt, un peu arbitrairement. Il faut, sans entrer dans les détails, préciser quelques éléments techniques : le film est tourné avec une caméra à la main (ou à l’épaule), en longs plans mobiles, à l’intérieur desquels les personnages évoluent, bougent, travaillent. Ceux-ci ne savent pas quel est le projet exact du réalisateur, ils ignorent quelle place ils ont dans le film, ce qui les empêche de jouer un rôle, en tout cas celui qu’ils auront effectivement à l’écran. Pendant plusieurs mois, les individus sont filmés, non pas au hasard, mais au fil des événements. Pas de hasard, puisque certains personnages sont sciemment privilégiés, certains lieux aussi, pour qu’une structure peu à peu s’impose au spectateur ; mais pas d’intervention non plus : le sujet du film ne tient jamais à telle ou telle scène forte, mais à l’accumulation des gestes, des jours, des fatigues. Date importante, sans doute, dans l’histoire du documentaire, et pas seulement du cinéma chinois, À l’ouest des rails avait su dénouer les frontières entre travail et vie privée, usine et domesticité, à tel point que le démontage de ce complexe industriel devenait non pas la métaphore d’une société ou encore moins d’une vie, mais la matière, le geste vital de l’existence de chacun des hommes filmés là. Dans ces instants choisis par la caméra, chaque plan pouvait dire la solitude, l’arrachement, ou la tendresse d’une proximité. Sans aucun discours extérieur, sans voix off, sans déclaration de principe qui chercherait à survoler l’Histoire, le film rend compte des rêves et de la puissance d’une société industrielle, de sa désagrégation, et de la vie flottante, épuisée, qui reste derrière elle.

Wang Bing avait réussi, dans À l’ouest des rails, à donner le sentiment d’un mouvement d’ensemble sans filmer autre chose – et comment aurait-il pu faire autrement ? – que des individus ou des moments particuliers. Nécessité documentaire de tourner au présent, et capacité dramaturgique de construire une durée et une épaisseur sociale. Pour reprendre la comparaison avec le néoréalisme, et justifier l’idée que nous avons bien affaire ici à une « écriture » différente, il faut se souvenir que la fameuse « école italienne de la Libération », comme l’appela Bazin, traitait avant tout de destins individuels. Marqués par le contexte, certes, contraints par l’environnement social et économique, mais perçus (et construits) comme individuels. Que derrière les héros du Voleur de bicyclette ou d’Allemagne, année zéro il y ait un groupe social, une société en crise et en ébullition, c’est évident, mais tout aussi évidente, et souvent regrettée, fut l’absence de dimension politique de ce cinéma, et par-dessus tout de dimension collective. Le contexte, disions-nous plus haut, était devenu le sujet. Mais c’était le contexte de quelques destinées, privilégiées par la construction dramatique. Avec Wang Bing, avec Jia Zhangke, c’est une mise en scène du collectif qui cherche à se construire. Ce qui distingue ce cinéma d’un cinéma du groupe, où celui-ci est rendu par le biais d’individualités multiples, et de destins représentatifs (celui qui réussit, celui qui trahit, celui qui s’adapte, celui qui reste nostalgique, etc.). Ici, aucune construction scénaristique de ce type : s’il y a des parcours individuels, ils ne composent pas les possibles d’un groupe à facettes. Ils sont à ce point intégrés dans l’aventure collective qu’ils en disent l’inéluctable élan. Filmés au plus près, les ouvriers au travail composent le rythme de l’industrie tout entière ; puis, dans la solitude des arrière-cuisines, dans le silence des cigarettes fumées à la chaîne, ce sont des corps désindividualisés qui témoignent de l’abandon de toute une génération, et d’une région entière. Wang Bing a une façon de rester si proche des corps, mais sans le travail d’abstraction qui les hisserait vers la fonction de personnages, que la matérialité des hommes épouse en quelque sorte celle du monde, et que se dessine un destin commun entre les uns et les autres, ces doigts gourds et les machines arrêtées, ces paupières qui se ferment et la ligne de chemin de fer dans la pénombre. Expérience d’un lieu qui entraîne avec lui tant de vies arrimées à ses balises quelconques.

À l’ouest des rails tire de ses contraintes documentaires cette force d’expression qui consiste à solidariser par la perception les hommes et leur contexte. La durée réelle des situations (qui n’est pas resserrée pour des besoins dramaturgiques), l’éparpillement des lieux et des corps dans l’espace fait littéralement adhérer au réel environnant les récits individuels. Parce qu’évidemment, on s’attache à untel ou untel, à l’histoire d’un père et de son fils, à l’avenir d’un homme écrasé de solitude, on imagine ses jours et, comme dans une fiction, le monde s’élargit au-delà des signes et des informations, débordant la captation objective. Il y a assez de dissémination, de lenteur, d’inaction souvent pour que soient affirmées les conditions du documentaire, mais suffisamment de construction aussi pour que se développe sur ce fond de carte un imaginaire efficient.

Une réinvention du réalisme

Une telle expérience esthétique marquera ; elle est du même ordre dans Still Life. Certes les histoires racontées y sont inventées, et certains personnages joués par des acteurs : c’est la différence de principe par rapport à un documentaire. Mais on peut se demander si la mise en scène qui intervient en amont dans Still Life (mise en espace des acteurs, dialogues, situations fictionnelles) et en aval dans À l’ouest des rails (choix des moments filmés, architecture des situations présentées, montage) n’est pas en définitive une intervention de même ordre, sinon de même nature. La « création » d’un personnage, par choix de facettes, y est de toute manière une composition, fût-ce à des degrés divers. Le fait qu’il soit joué par un acteur ne change pas grand-chose, à partir du moment où toute la mise en scène travaille à dépasser le rôle propre du personnage pour le lier à une société, à une époque, à un temps vécu collectivement. Le rapport aux objets est à ce titre exemplaire : la cigarette, le thé, le billet de banque le plus quelconque sont les centres d’attentions méticuleuses à la fois répétitives et soutenues, et ils sont surtout le relais entre tous, personnages principaux et secondaires, acteurs ou figurants. Les maigres provisions rapportées du marché cristallisent par leur présence (et non par leur signification) la dernière séquence d’À l’ouest des rails, comme elles occupent les tables autour desquelles se réunissent les personnages de Still Life. Jia Zhangke a ainsi une façon étonnante non pas d’insérer une fiction dans la réalité, mais de faire jaillir le réel de chaque plan de la fiction. Lorsque le personnage principal arrive sur un bateau, ce sont d’abord les corps fatigués et indifférents des nombreux passagers qui font la matière de l’image, comme dans un film de Chris Marker : des corps de hasard filmés avec la plus grande proximité. Puis, quand un autre personnage s’embarque, ce sont les commentaires des guides touristiques des Trois Gorges qui couvrent les bruits des conversations sur le bateau : l’épaisseur du présent, toujours, qui vient surcharger la ligne narrative. Comme si cette dernière n’était que de circonstance, infiniment aléatoire.

La perméabilité de la fiction au document trouve même à se nourrir de débords inverses, lorsque les coups des démolisseurs composent, dans le champ large du chantier urbain, une sorte de chorégraphie musicale, où les rythmes semblent tout à coup répondre à une organisation scénique. Séquence emblématique d’un sentiment nouveau, d’une manière inusitée de plier ensemble les rythmes du monde et ceux de la représentation. Ce ne sont ni des imitations, ni des simulacres, ni un artifice revendiqué, ce sont des gestes et des sensations qui appartiennent à l’un et à l’autre de ces domaines habituellement opposés. De la même façon qu’un objet réel (produit, daté, marqué) peut habiter une fiction, la vie, les gestes, l’effort même des personnages peuvent être ici, à la fois, en une sorte d’harmonique, les traces du réel et les accents d’un spectacle.

Jusque-là, le cinéma chinois contemporain s’était fait surtout remarquer, à quelques exceptions près, par ses effets d’écriture, de montage, par ses inventions plastiques et narratives plutôt que par sa veine réaliste. Les grands cinéastes de Taïwan et Hongkong en particulier, les Hou Hsiao-Hsien, Edward Yang ou Wong Kar-Wai partagent avec leurs contemporains coréens ou japonais un goût prononcé pour la forme, pour une mise en scène puissamment expressive. De Chine continentale, il y a manifestement, depuis quelques années, et en particulier avec ces deux cinéastes, un air nouveau. Qui arrive au moment où se recompose un peu partout le rapport entre fiction et réalité, au cinéma, à la télévision, en littérature. Et où le documentaire, pour parler en termes traditionnels, fait bouger les lignes de représentation. Nul doute que Still Life, à cet égard, ne soit une œuvre importante, et riche en devenirs multiples.

Vincent Amiel

Universitaire, professeur à l’université de Caen, il participe à la revue de cinéma Positif et a publié de nombreux livres sur le cinéma, dont le plus récent est Joseph Mankiewicz et son double, Paris, PUF, 2010 (Prix du meilleur livre de cinéma 2010). Sans se limiter à l’histoire du cinéma, il s’interroge à travers son travail sur la place des images sur l’écran et au-delà, à la transformation…

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