
Les transformations de l’action publique
Les directeurs de trois grands instituts nationaux éclairent les recompositions récentes de l’action publique. S’ils insistent sur l’importance de leur autonomie, dans un contexte de plus en plus concurrentiel, ils souhaitent renforcer la confiance des citoyens et des salariés vis-à-vis de l’État.
À l’automne 2021, dans le prolongement du numéro d’avril 2021, « Changer d’État », et dans le cadre de la réforme de la haute fonction publique engagée par le président Emmanuel Macron, Esprit a souhaité interroger les directeurs de trois grands instituts nationaux sur les recompositions de l’action publique en ce début de xxie siècle. À l’invitation de Frédéric Gilli et de Laurent Sablic, directeurs associés de l’agence Grand Public, qui a réalisé plusieurs enquêtes auprès d’agents de la fonction publique ces dernières années, cet entretien a permis de croiser les perspectives de Philippe Mauguin, directeur général de l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), Sébastien Soriano, directeur de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), et Jean-Luc Tavernier, directeur de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).
Vous êtes à la tête d’instituts publics inscrits dans le temps long, mais le contexte dans lequel vous évoluez est sensiblement bousculé ces temps-ci. On pense à l’irruption du big data qui chamboule la donne dans la production des statistiques pour l’Insee, à la globalisation des enjeux alimentaires et agricoles pour l’Inrae ou encore, pour l’IGN, aux bouleversements du champ de la cartographie depuis l’irruption des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Vous êtes par ailleurs, comme toute la fonction publique, soumis à des programmes de modernisation. Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ? Quelles sont vos marges de manœuvre pour conduire ces transformations ?
Jean-Luc Tavernier – Je n’aime pas tellement l’idée que la démarche de modernisation serait le fruit d’une injonction de l’extérieur. Lorsqu’on est un patron, au sein d’un institut ou d’une entreprise, on se modernise en continu. Depuis quelques années, dans le contexte de développement du big data par les grandes plateformes du numérique, les Gafam, il a fallu réfléchir à la place des statistiques publiques dans un monde qui produit en permanence des données et de l’information. À la tête de l’Insee, je suis un agent de l’État et, en même temps, je dispose d’une réelle autonomie dans la réflexion stratégique qu’il a fallu nourrir à ce sujet, ce qui est un privilège assez rare.
Philippe Mauguin – En effet, pour que la transformation fonctionne, elle ne doit pas être imposée d’en haut, mais reposer sur une vision partagée et répondre à un enjeu d’intérêt général. Dans la mesure où il cherche constamment à adapter ses valeurs à l’intérêt général, le service public est forcément engagé dans un processus de modernisation. Pour ce qui concerne l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), une première réflexion a été lancée en 2015 dans le cadre du plan « Inra 2025 », puis il s’est agi de mener à bien la fusion de l’Inra et de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture. Cette fusion, qui a donné naissance à l’Inrae début 2020, m’a semblé être une opportunité à saisir, tout en sachant qu’elle poserait des difficultés concrètes et qu’il faudrait passer par beaucoup de dialogue, aux plans scientifique, budgétaire et social. Scientifique, parce que la fusion de deux organismes de recherche nécessite une vision partagée des enjeux et des échanges entre les communautés scientifiques. Budgétaire, pour que le premier objectif de la fusion soit bien la réalisation d’un projet scientifique ambitieux à la hauteur des défis de l’Agenda 2030 et non la simple réalisation d’économies d’échelle. Social, avec l’élaboration de notre propre méthode de modernisation, de façon participative. Ce n’était donc pas la volonté de faire plaisir à Bercy ou de se conformer au « Cap 20221 » qui a été à l’origine de cette transformation…
Sébastien Soriano – Ces injonctions sont tout de même présentes : dans le quotidien de notre gestion, nous sommes appelés à contribuer à quantité de programmes transverses (efforts budgétaires, numérisation, sobriété énergétique, inclusion, laïcité…). Mais il est également vrai qu’en tant qu’instituts, nous avons une identité et une autonomie qui nous permettent de travailler sur un programme de transformation propre, contrairement à beaucoup de grandes directions d’administrations centrales. Nous sommes plutôt comme des miraculés de la réforme de l’État, dans le sens où, bien que nous ayons consenti d’importants efforts, nous avons échappé à une logique consistant à « moderniser pour moderniser », ce qu’on appelle le new public management. Sommes-nous pour autant des pionniers ? Je note quand même que ces exercices de réflexion prospective étaient assez habituels il y a quelques décennies… Et puis, si l’on se compare au privé, les grands groupes refont un plan stratégique tous les cinq ans et doivent sans cesse se repositionner dans un réseau d’acteurs. La particularité de l’administration publique est certes d’être moins bousculée en permanence, mais il demeure une émulation bien réelle. Aujourd’hui, par exemple, le défi environnemental et la révolution numérique sont deux phénomènes particulièrement structurants qui nous amènent à nous adapter à l’IGN. Les enjeux environnementaux créent ainsi de nouveaux besoins pour la cartographie, afin de comprendre les changements rapides et parfois brutaux du territoire. L’IGN a aussi la particularité, ces dernières années, d’avoir dû faire face à de multiples modèles alternatifs : il y a quinze ans, Google Maps est arrivé sur le marché ; il y a dix ans, Open Street Maps ; il y a cinq ans, la loi NOTRe2, qui a donné aux régions une compétence nouvelle en matière géographique, dans le cadre de la décentralisation engagée par l’État.
Parleriez-vous alors, comme si vous étiez des acteurs privés, d’une pression de la concurrence ? Quels en sont les principaux acteurs ?
S. Soriano – Outre les alternatives structurantes que je viens de citer – trois rouleaux compresseurs en une quinzaine d’années –, il existe de fait une concurrence entre instituts publics, qui me semble nuisible. Si l’on ne fait pas attention, il arrive que plusieurs organismes se chargent de faire plus ou moins la même chose, et cela affaiblit l’action commune. L’Inrae et l’IGN sont tous les deux présents sur la forêt, par exemple, et nous avons veillé à bien nous réaligner pour agir en complémentarité.
P. Mauguin – La concurrence est un sujet clé : on regarde toujours comment on se positionne, même dans le secteur de la recherche. Lorsque l’Inra et l’Irstea ont fusionné en 2020, j’ai bien sûr regardé ce qui se faisait à l’étranger. La création de l’Inrae est un atout, vis-à-vis des pouvoirs publics notamment, puisque l’institut est aujourd’hui identifié comme le premier organisme de recherche au monde spécialisé en agriculture, alimentation et environnement. Les principaux compétiteurs sont nos homologues américains et chinois, qui bénéficient d’investissements massifs dans la recherche.
Vous n’évoquez pas le rôle du politique, comme si, dans votre rôle de directeur d’institut, vous en étiez en quelque sorte protégés. Est-ce que cette relative autonomie de l’État ne pourrait pas être interprétée comme une forme de déficit démocratique ?
J.-L. Tavernier – Nous sommes, en effet, relativement protégés des revirements politiques. Certains collègues dans l’administration centrale sont bien davantage soumis aux changements d’orientation politique. C’est d’autant plus vrai en matière de statistique publique que les règlements européens imposent l’indépendance de la production statistique.
P. Mauguin – Il s’agit d’échapper à la pression du temps politique, mais pas à celle du service public ! Car nous sommes aussi des fonctionnaires… La nomination des dirigeants des grands établissements publics est un processus qui articule un choix de l’exécutif et le contrôle du Parlement. Pour mon recrutement à l’Inra en 2016, j’ai dû constituer un dossier de candidature, imaginer et présenter un projet, et c’est sur cette base que j’ai été nommé par le président de la République après audition devant le Parlement. Ce sont des élus qui se sont prononcés sur la nomination, proposée par le gouvernement, ce qui est bien le signe d’un fonctionnement démocratique. Pour être reconduit dans mes fonctions pour un second mandat de quatre ans, j’ai dû recommencer le même processus. En revanche, le raccourcissement des périodes de renouvellement politique peut affecter la capacité des directeurs d’administrations centrales à développer des actions dans le temps long.
S. Soriano – Le plus souvent, un mandat implicite ou explicite nous est confié. Quand je présidais l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep), j’ai été amené à défendre mon action à mi-mandat devant l’Assemblée nouvellement élue en 2017. Il s’agissait bien, alors que j’étais juridiquement irrévocable, de solliciter une forme de confirmation de mon action à la tête de cette autorité pourtant indépendante. Et puis, en termes de carrière, c’est évidemment valorisant d’avoir fait rayonner un établissement dont on est patron. C’est une autre forme de régulation, car nous dépendons du pouvoir politique pour les nominations.
D’un côté, le marché, de l’autre, l’injonction politique… Où sont pour vous les principaux leviers pour conduire vos projets de modernisation ?
S. Soriano – Dans le cas de l’IGN, j’ai réalisé que l’institut avait de l’or entre les mains, mais qu’il semblait hésitant. Il fallait renouveler le pacte tacite qui unissait l’ensemble des collaborateurs aux missions poursuivies. Un important travail avait été conduit en amont avec notre tutelle, le Commissariat général au développement durable, sous l’autorité de la ministre Barbara Pompili, pour définir de nouvelles orientations et des projets concrets confiés à l’Institut. Les échanges directs que j’ai eus avec les agents ont été indispensables, car ils ont permis de donner du sens à ces nouvelles orientations, en mettant en avant la question des communs ou des conséquences de l’anthropocène sur notre activité. Le lien s’est passablement distendu entre les agents des services publics et l’État au sens large : comme les citoyens, les agents ont pu développer une forme de défiance. Je les comprends : en tant que directeur général, j’ai vu parmi les agents des personnes de grande qualité qui, ne se reconnaissant pas dans un discours de modernisation un peu stéréotypé, se sont découragées au fil des années. Les mêmes personnes avaient pourtant des choses intéressantes à partager sur les évolutions de leur métier et des discours responsables concernant le sens des missions de l’IGN. C’est une intelligence et un sens des responsabilités que l’on sous-estime, mais auxquels on peut faire appel à condition de faire confiance aux agents.
P. Mauguin – C’est une vraie chance de pouvoir travailler au cœur d’enjeux d’avenir, quand on pilote un collectif plein de talents. Dans le même temps, on doit rester à niveau, faire face aux défis mondiaux avec un budget qui n’est pas illimité. Ces objectifs ne sont pas forcément contradictoires, mais ils supposent une façon différente de fonctionner. Aujourd’hui, les critiques surviennent quand on fait quelque chose de travers, pas forcément quand on ne prend pas de risque. Une aversion pour le risque s’est déployée au cœur de l’administration et contamine les façons de communiquer et d’associer les personnels : pour s’assurer qu’il n’y ait pas de dérapage, les administrations peuvent avoir tendance à ne les associer qu’à la marge et quand tout est ficelé, alors que c’est précisément l’inverse qui devrait être la norme. On gagne beaucoup de marges de manœuvre quand on peut associer les agents et qu’on fait confiance à leur sens des responsabilités.
S. Soriano – L’État est surcontrôlé et surpiloté, souvent empêché par la multiplication des indicateurs et des injonctions, qui ne sont même pas vraiment voulus par les ministres en exercice. Le new public management des années 1990 a fait la promotion d’un pilotage administratif venu d’en haut, cadré par une vision très budgétaire, mais il a été pris en défaut : la conséquence de ce contrôle systématique a été que la logique qui prévaut le plus souvent est celle du parapluie plutôt que de la prise d’initiatives. Les indicateurs ont tendance à oublier que nous sommes avant tout des communautés humaines et que la meilleure façon de mobiliser des personnes, c’est encore de leur permettre de s’investir et de donner du sens à leur travail. La question qui se dessine aujourd’hui est donc bien celle de l’autonomie.
Le sujet, c’est la responsabilisation des individus.
J.-L. Tavernier – Le sujet, c’est la responsabilisation des individus. Il y a un véritable enjeu, pour l’État, à concevoir son fonctionnement quotidien de manière plus dynamique : moins de contrôle a priori et plus de libertés pour les administrations, en faisant le pari que leurs dirigeants et leurs agents sont des personnes responsables, qui ont le sens du service public. Il sera toujours temps de corriger le tir si certaines décisions vont dans le mauvais sens : en se méfiant de tout, on se prive de beaucoup d’énergies. Ce n’est pas le contrôle qui va amener les agents à agir au mieux. L’Insee, par exemple, est redevable devant le Parlement du respect de ses indicateurs de performance, mais ce qui motive, c’est surtout de pouvoir se regarder devant la glace, et les agents eux-mêmes, qui sont demandeurs d’un leadership.
Est-ce à dire que la bonne marche de l’État repose sur le seul sens moral des hauts fonctionnaires ?
P. Mauguin – Les personnalités ne suffisent pas. Le rôle de l’État, c’est de permettre un cadre qui favorise l’émulation et qui s’écarte de la vision caduque des administrations « administrantes ». Pour la fusion de l’Inra et de l’Irstea, j’étais soutenu par les deux ministres de tutelle, la ministre de la Recherche et le ministre de l’Agriculture. In fine, lorsque l’État a validé le projet, il a surtout accompagné la trajectoire de mise en œuvre de la fusion. Mon expérience a donc plutôt été celle d’un « bon » État. Pour que la transformation publique fonctionne, il faut un État à l’écoute.
Pour que la transformation publique fonctionne, il faut un État à l’écoute.
J.-L. Tavernier – Je suis d’accord. Il faut reconnaître les prémices d’un changement d’époque sur la responsabilisation, avec plus d’autonomie et moins d’enfantillages. L’État impose cependant encore trop de procédures, considérant qu’elles constituent des formes de protection juridique. Il ne faut pas que le processus prenne le pas sur le sens. Autrement, le risque est d’étouffer sous les règles de fonctionnement et de bloquer durablement la transformation de l’action publique.
P. Mauguin – Les questions de parité en donnent un bon exemple. À l’Inrae, nous avons engagé des démarches pour rattraper un petit retard en la matière et obtenir la double labellisation « Égalité-Diversité ». Nous avons donc mis en place une équipe pilote sur le sujet et désigné des sites volontaires, ce qui a permis de contourner un travail bureaucratique lourd et inutile. Après la labellisation de quatre centres régionaux pilotes, nous avons étendu la démarche à tout l’organisme. Le point crucial, c’est que l’État nous fasse confiance.
Vous décrivez des mécanismes contre lesquels on a longtemps dit qu’il était impossible de lutter. Faites-vous l’expérience des prémices d’un nouvel État ?
P. Mauguin – En 2020, la fusion de l’Inra et de l’Irstea en un organisme unique, voulu plus compétitif face aux enjeux du climat et de la sécurité alimentaire, incarnait le désir de transformation publique par la réduction du nombre d’organismes et l’augmentation corollaire de leur « taille critique » dans leur écosystème. Mais la transformation publique ne se résume pas à la fusion d’organismes. Les opérateurs de l’État sont des acteurs centraux de la refonte de la fonction publique. La création de l’Inrae a reposé sur un contrat d’objectifs et de moyens à cinq ans, discuté et établi en cohérence avec les intérêts des deux instituts fusionnés et du pays, et non en réponse à de simples indicateurs. La suppression annoncée en avril 2021 de l’École nationale d’administration (ENA), remplacée en 2022 par l’Institut national du service public (INSP), constitue peut-être un moment de bascule.
S. Soriano – Il faut changer tout le paradigme. S’il y a des « miracles », c’est parce que l’État laisse parfois des zones de liberté. Vont-elles rester une frange sympathique ou atteindre le cœur du réacteur ? L’État a une histoire et, sous Jacques Chirac et avant lui Édouard Balladur, de fortes impulsions avaient été données pour resserrer l’État autour du modèle de l’« État stratège3 ». Il y a eu un moment de conjonction entre la haute fonction publique, de culture jacobine, et un courant du privé s’inspirant des techniques managériales de holding et de business units, qui a produit le new public management à la française. Il faudrait tourner cette page et poser une nouvelle vision de l’action publique, au-delà des petits espaces de liberté actuels. Si l’on veut remettre en cause la logique descendante, il faut aussi que les administrations fassent leur part du chemin.
P. Mauguin – Ce qui pourrait se dessiner, c’est une forme de new deal, qui articulerait le temps long d’une partie de l’action publique (la recherche et la transition écologique, par exemple) avec le temps court des ministres. Ce new deal permettrait au pouvoir politique de répondre à un mandat, tout en résistant à la pression « court-termiste » de l’actualité médiatique et de l’opinion publique.
Selon vous, le corps social est-il un frein ou un levier de la transformation publique ?
S. Soriano – Quand certaines personnes deviennent des forces d’inertie, c’est parce qu’elles se sont senties abandonnées ou méprisées dans leur vocation. Une partie du corps social a le pied sur le frein, car elle ne se reconnaît pas dans le discours du new public management. Mais on peut souffler sur la braise du désir public pour en faire des acteurs du changement en redonnant du sens et de l’ambition à l’action publique. Ces dernières années, on s’est approché d’un point de rupture entre les agents administratifs et les politiques, avec des frustrations de part et d’autre. Mais il est possible aujourd’hui de renouer le lien.
J.-L. Tavernier – Il y a quelque chose de l’ordre de la maladie dans notre pays, tout changement étant vu comme une menace et non une opportunité. Mais l’époque nous met au défi de réussir la transformation, ce dont les agents sont bien conscients. À l’Insee, nos chiffres sont très souvent remis en question. Nous sommes victimes de la désinformation et des fake news. Le véritable chiffre de l’immigration en France, par exemple, se trouve sur le site de l’Insee, non sur fdesouche.com. Et nous travaillons avec l’Éducation nationale sur ce sujet, pour former les élèves à la pensée critique et à l’importance de citer des sources fiables.
P. Mauguin – Les entreprises privées utilisent parfois le moteur de la menace par les licenciements ou les risques de faillite pour faire passer leurs projets de transformation. Ce sont des leviers qui n’existent heureusement pas dans la fonction publique. Si l’on s’y prend mal et qu’on ne réussit pas à partager le sens qui guide le projet de transformation, le corps social peut être un frein. Mais si l’on s’y prend bien, il peut être un vrai levier. Il y a toujours de la suspicion, comme au moment de la création de l’Inrae, quand les syndicats mettaient en avant le risque de recul social et d’affaiblissement de la recherche. Mais cela s’est bien passé, dès lors que les objectifs ont été clarifiés et que les engagements pris dans le dialogue social ont été confirmés à chaque étape de la fusion.
On constate une progression de la défiance vis-à-vis des institutions et de l’État. Comment améliorer la situation ? Et comment penser une participation qui soit plus qu’un simple consentement ? Les politiques de proximité, conduites plus près des territoires, sont-elles une piste ?
P. Mauguin – Il faut favoriser une approche territorialisée des politiques publiques, plutôt qu’une décentralisation pure et simple. Mais cela suppose qu’une réelle confiance émerge. Dans le cas de l’Inrae, pour proposer des solutions sur le terrain dans les domaines de l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, nous devons trouver des modes d’organisation et de régulation qui articulent nos équipes, nos partenaires scientifiques et socio-économiques, les collectivités territoriales et parfois les citoyens eux-mêmes. Dans le cadre des « Territoires d’innovation », l’un des axes du programme des investissements d’avenir, nous avons ainsi lancé des actions participatives, comme des living labs, qui associent l’ensemble des parties prenantes sur des enjeux de transformation parfois très sensibles, comme le bien-être animal ou la réduction de l’usage des pesticides. Lorsque chacun est engagé dans un processus commun, à son niveau, dans son territoire, cela produit des résultats plus adaptés aux bénéficiaires finaux des recherches. Si l’on prend l’exemple de l’adaptation de la viticulture au changement climatique, nous combinons les travaux à l’échelle locale (avec les viticulteurs de Bordeaux), à l’échelle régionale (avec la région Nouvelle-Aquitaine) et à l’échelle nationale (avec l’Inrae).
S. Soriano – La question de la décentralisation est indissociable de la défiance générale à laquelle nos institutions sont confrontées. L’exemple de la 5G, auquel j’ai été confronté à la tête de l’Arcep, a été pour moi une expérience marquante. Le sujet s’est crispé de manière en apparence irrationnelle, avec des personnes parfois radicalisées, mais il n’y a pas eu de véritable débat public préalable, qui nous aurait permis de réfléchir ensemble sur l’apport de cette nouvelle technologie. Le sujet a donné l’impression d’une alliance de l’État avec les grandes firmes technologiques et internationales, et nous avons avancé sans trop nous poser de questions, car nous étions persuadés d’apporter un progrès. En réalité, ce progrès n’était pas aussi univoque que nous le pensions. Si la situation s’est ensuite arrangée, c’est grâce à l’action des maires : ils ont organisé des débats locaux avec les citoyens, qui ont permis de resituer un outil technologique dans un contexte politique et social plus large. On aurait dû imaginer d’emblée comment embarquer les citoyens. C’est un enseignement que l’État devrait retenir : il faudrait pouvoir ouvrir un espace de liberté, de taille variable en fonction des sujets, qui échapperait aux initiés et qui permettrait d’expérimenter et d’innover en partage. Le second enseignement, qui vaut à la fois pour la conception des politiques publiques avec les citoyens et pour la gestion des administrations avec les salariés, c’est que si l’on veut convaincre les personnes, il faut les associer non seulement à la décision mais aussi à l’action. Cette cohabitation doit se faire en tension, en assumant que la cathédrale soit régulée par le bazar.
Propos recueillis le 22 novembre 2021 par Frédéric Gilli, Laurent Sablic et Camille Braune
- 1. « Comité action publique 2022 » est un programme de réforme du service public de l’État lancé par le Premier ministre Édouard Philippe en 2017.
- 2. Promulguée en 2015, la loi confie de nouvelles compétences aux régions et redéfinit les compétences attribuées à chaque collectivité territoriale.
- 3. Voir Sébastien Soriano, « Les impasses de l’État stratège », Esprit, avril 2021.