
Sergio Pitol, excentrique et novateur
Sergio Pitol a été le plus voyageur – traducteur, lecteur et diplomate – des écrivains mexicains, toujours en quête d’un ailleurs. Sa dernière œuvre, L’Art de la fugue (1996), permet de tenir enfin celui qui n’est jamais là où on l’attend.
Les lettres hispanophones ont été touchées par un deuil douloureux le 12 avril dernier : après une longue détérioration de son état de santé, l’écrivain Sergio Pitol est décédé à l’âge de quatre-vingt-cinq ans. Auteur mexicain longtemps considéré comme confidentiel, incomparable et inclassable, Pitol a reçu tardivement des marques de respect et les prix les plus prestigieux, comme le prix Cervantes en 2005, considéré comme le Nobel de la langue espagnole. Malgré le prix Caillois en 2006, il reste peu lu en France. Que sa disparition serve de révélateur et que ce texte permette une meilleure circulation de cette œuvre qui a bouleversé l’univers littéraire en Amérique latine.
La pratique littéraire – écriture et lecture – a un lien évident avec le voyage : tous deux motivés par la recherche de l’ailleurs, ils offrent d’une façon comparable les tentations, les mystères, les vertiges et les inquiétudes propres à leur exercice. Les écrivains, même les plus sédentaires comme Lezama Lima ou Kafka, ont chacun eu une façon de s’évader, de créer une avancée particulière sans connaître la confrontation avec un environnement distinct. Au cours du xxe siècle, d’autres ont au contraire tenu à entrer en relation avec le monde extérieur, parfois forcés à l’exil ou simplement en rupture avec un environnement immédiat, leur terre natale, pour laquelle ils ressentaient un certain dégoût et qui les poussait au départ.
La littérature mexicaine a longtemps été casanière ; elle a répugné à sortir de ses frontières, même si un grand nombre d’auteurs comme Paz, Reyes, Fuentes ou del Paso ont séjourné au loin, souvent parce qu’ils menaient une carrière diplomatique. Mais bien peu ont situé leurs textes loin de la terre natale. On répète à juste titre que le premier roman marquant de ces lettres qui se déroule en dehors du Mexique est Tu mourras ailleurs, de José Emilio Pacheco, en 1967… Le Mexique a été et reste, dans une certaine mesure, l’obsession du Mexique. Au sein de cet univers, Sergio Pitol fait figure d’excentrique, tant le voyage et la vie à l’étranger ont été des constantes qui ont permis l’élaboration de son œuvre. Pitol a été le plus errant des écrivains mexicains, toujours en quête d’un ailleurs, tant dans le domaine géographique que dans la pratique littéraire, par l’écriture ou par la lecture.
Comme pour beaucoup d’écrivains que l’on s’attache à déchiffrer, l’enfance est capitale. Orphelin très jeune, Sergio Pitol tombe gravement malade. Il vit alité pendant des mois et n’a pour seule compagnie que les livres. Il a raconté combien, humilié par les mensonges et les jeux violents de ses camarades, il a préféré renoncer à les fréquenter et apprendre à lire très tôt. Comme pour compenser ces cruelles absences, il se lance dans les univers de Verne, Dickens ou Salgari ; en contrepoint du monde des vivants, il se crée son propre espace, fait de fictions et de rêves. Suivront des auteurs comme Proust ou Conrad qui le formeront de manière précoce. Il parle ainsi de ce « sentiment d’insatisfaction que la réalité [lui] provoquait ». Il ne renoncera jamais à cette habitude et tous ceux qui l’ont côtoyé savent combien la lecture faisait partie de sa vie ; elle a été son premier voyage, peut-être le plus décisif. La jeunesse vécue dans l’État de Vera Cruz est suivie par un temps d’études à Mexico avant le premier grand départ.
Un talent de passeur
En 1961, il se lance dans un voyage qui durera plus de dix ans… Rome, Pékin, Bristol, Barcelone ou Varsovie seront les villes où il résidera et travaillera : parfois professeur, souvent traducteur et toujours écrivain. Le jeune Sergio Pitol se lance en effet dans l’écriture de nouvelles qui lui donnent une réputation d’écrivain marginal, exquis et exotique. Il publie ses textes au Mexique, avec parcimonie. Mais il acquiert surtout une grande réputation de traducteur. Le monde éditorial de langue espagnole compte sur des maisons comme Seix Barral, Anagrama et Tusquets qui éditent des œuvres jusque-là inexistantes dans cette langue ; les connaissances de Pitol, sa rigueur et son talent en font l’un des passeurs de textes les plus reconnus. Ses traductions de Conrad, Gombrowicz, Jane Austen, Henry James, Bassani, Andrzejewski, Pilniak, Malcolm Lowry, et même de Lu Hsun (du chinois !) font autorité. En dehors de cette dernière langue – la plus exotique –, il s’attaque à des textes en anglais, hongrois, polonais, italien ou russe. Il l’a dit et répété : la traduction est une remarquable école d’écriture. Il y décortique les styles, trouve les tons les plus proches et adapte à l’espagnol des textes aux résonances variées, comme cela fut le cas de Witold Gombrowicz. Il suffit de parcourir la correspondance entre le grand auteur polonais et son jeune traducteur mexicain (conservée à la bibliothèque de l’université de Princeton) pour comprendre combien celui-ci a saisi les nuances, entendu les distorsions que « Witoldo » faisait subir à sa langue natale. D’ailleurs le Polonais, toujours si lucide, recommanda à son cadet de continuer à écrire, les nouvelles qu’il avait lues l’ayant favorablement impressionné…
Sergio Pitol voyage dans les langues, par les langues. En devenant le pont entre un texte étranger et son écriture en espagnol, il entend rapprocher les lecteurs, briser les frontières et faire reculer l’ignorance et la barbarie. Car il a, depuis sa jeunesse jusqu’à sa fin, eu une intention politique, difficilement décelable, il est vrai, dans ses textes. Traduire n’a pas seulement une fin artistique ; c’est aussi un moyen de briser un mur d’incompréhension, de faire reculer les xénophobies et la bêtise. Comme le voyage… Plus que se mouvoir dans l’œuvre d’un autre, il s’agit de se plier aux mots de l’auteur mais de les faire vivre dans sa propre langue, avec respect et exigence.
La deuxième grande période de séjours à l’étranger correspond au temps où Sergio Pitol s’implique davantage dans sa carrière diplomatique, qui le verra devenir ambassadeur à Prague. Temps d’écriture aussi, car l’essentiel de son œuvre ne circulera vraiment qu’à partir des années 1970. Son premier roman paraît en 1972, juste avant qu’il ne fête ses quarante ans. Alors que le boom littéraire de l’Amérique latine bat son plein, que les lecteurs du monde entier s’arrachent les livres de García Márquez, Cortázar ou Fuentes, Pitol élabore avec patience une œuvre dont l’esthétique raffinée, marquée par la lecture de Bakhtine, laisse une place remarquable au carnaval, aux déséquilibres subtils et aux relations humaines aussi fines que complexes. Le ridicule et le grotesque abondent sous sa plume. Il vivra aussi à Paris dans cette période, devenant attaché culturel, sous les ordres de l’ambassadeur, Carlos Fuentes. Il n’aura jamais d’attirance particulière pour cette capitale ni pour la littérature française d’ailleurs, ce qui le singularise vis-à-vis de ses pairs. Dans cet univers de « gitans en smoking », comme Lawrence Durrell a défini les gens d’ambassade, Pitol navigue, remplit son rôle et écrit. Il a pris confiance en lui et s’attaque aux romans les plus emblématiques de son œuvre. Il en publiera cinq au total et quelques livres de nouvelles. De retour au Mexique, il est à la retraite et, ne pouvant s’habituer au rythme de vie qu’impose la capitale, il retourne sur les terres de son enfance et s’installe à Xalapa, où il s’est éteint le 12 avril 2018.
L’histoire aurait pu finir ainsi. Le chercheur d’horizons nouveaux aurait pu en rester là et nous léguer une œuvre pleine de charmes et de sensibilités. Mais cet éternel insatisfait – perfectionniste ? – va trouver une nouvelle forme d’écriture qui donnera non seulement ses textes les plus originaux, mais changera aussi l’écriture en langue espagnole, par l’influence de ces textes inclassables sur ses pairs plus jeunes. Ce bouleversement a lieu en 1996 avec la publication de L’Art de la fugue qui sera suivi de El viaje et de El mago de Viena. Ces trois livres seront regroupés dans un volume intitulé Trilogie de la mémoire[1]. Le mouvement permanent qui anime Sergio Pitol l’a amené à ne pas se satisfaire des textes aux formes attendues et il s’est lancé dans la rédaction de ces livres hybrides, entre essais et autobiographies. On peut y trouver l’influence de contemporains comme Claudio Magris ou W. G. Sebald. Au cours de ses nombreux voyages et séjours, il a aussi collectionné les amitiés et les rencontres. Une sorte de clan s’est construit autour des éditions Anagrama, avec Jorge Herralde et sa femme Lali. Pitol se lie ainsi avec deux de ses grands amis : Antonio Tabucchi, l’italien passionné de Portugal, et Enrique Vila-Matas, l’espagnol de Barcelone. Ils ont sûrement discuté de systèmes d’écriture, de tentations et de désirs face à la page blanche.
On n’explique jamais entièrement un tel changement d’écriture chez un écrivain. On observe et on comprend la valeur du texte et sa nouveauté. Dans le cas de Sergio Pitol, personne ne s’y est trompé. Après quelques semaines de circulation, L’Art de la fugue est devenu une lecture obligée : le livre bousculait les habitudes locales, il mettait la littérature mexicaine en phase avec le monde extérieur. Pitol n’a pas inventé un nouveau genre littéraire mais il lui a donné une présence plus ferme dans sa langue maternelle. Ce travail sur les mots et la mémoire, cette intimité créée avec le lecteur et, surtout, ce mélange d’humour et de profondeur n’avaient pas existé avec une telle intensité dans cette littérature. Notre écrivain a reçu des influences de livres étrangers, inévitable conséquence de son cosmopolitisme ; en état d’errance depuis sa prime jeunesse, il a trouvé une forme qui exprime le mieux cette forme d’être. Voyageur avant tout, Sergio Pitol a donné forme dans ses textes à une manière d’être, avec spontanéité et sincérité. Sa grandeur a consisté à saisir que l’écriture est avant tout affaire de loyauté envers soi-même.
Souvenirs
Au-delà du personnage officiel, il était un ami attentif et dévoué, surprenant aussi. Rien ne lui plaisait plus que de parler, dialoguer. À Xalapa, il a longtemps eu pour rituel d’appeler ses amis par téléphone, en fin d’après-midi, et pouvait engager une conversation qui se prolongeait une heure ou plus. Il voulait tout savoir sur le petit monde littéraire de Mexico, et ponctuait ses plaisanteries de grands éclats de rire joyeux et moqueurs. Les anecdotes n’ont d’intérêt que si elles révèlent des éléments de sens ; les moments partagés et les détails d’une relation amicale peuvent être évoqués hors du cercle intime s’ils apportent des faits révélateurs qui éclairent une œuvre ou un destin. Pour cette raison, je me permets de partager les souvenirs qui suivent.
L’écrivain et éditeur Severo Sarduy avait pris l’habitude de donner ses rendez-vous dans un des cafés les plus laids et les plus kitchs de Paris : l’Escurial, boulevard Saint-Germain, non loin des éditions Gallimard où il venait de rentrer après de longues années passées aux éditions du Seuil. Recevoir ses amis, lecteurs et relations dans ce lieu étrange devait lui donner la sensation que les pages les plus baroques de ses romans trouvaient leur traduction dans le monde réel sans le moindre effort : les couleurs rouge vif et doré brillant, le plastique trop visible et la moquette vulgaire et confortable constituaient les traits les plus remarquables d’un bar que le temps a supprimé avec bonheur. C’est là, au début de l’été 1990, que Sarduy partageait une bière fraîche avec moi et, avec sa générosité légendaire, me parlait du Mexique où je m’apprêtais à me rendre en vacances. Après des exclamations aiguës sur Tonantzintla et la cuisine locale, il me dit son admiration pour un auteur que je ne connaissais que de nom : Sergio Pitol. Dans cette langue étrange que Severo utilisait quand il s’exaltait, sinueuse et chargée d’adjectifs inusités, il invitait le jeune éditeur que j’étais alors à se pencher sur l’œuvre de cet auteur encore confidentiel. Et, comme il aimait à le faire, il conclut cette partie de la discussion par une de ses phrases énigmatiques, « sí léelo, pero acuérdate que Pitol nunca está donde esperas que esté » : « Lis-le, mais rappelle-toi que Pitol n’est jamais là où tu attends qu’il soit. » Une façon comme une autre de passer à un autre sujet.
Ce fut deux ans après, au cours d’un autre voyage au Mexique, que je fis sa connaissance, grâce à l’écrivain Juan Villoro, au cours d’un dîner à San Angel. Encore une fois, la générosité d’un proche me portait vers ce Sergio Pitol aux livres imprévisibles. Le décalage horaire et l’approfondissement de mes connaissances en matière de tequila ne me permettent pas de me souvenir avec précision de notre dialogue. Depuis cette première rencontre, la mémoire a d’ailleurs constitué un thème majeur de nos échanges. Mais je me souviens de mon immense plaisir à l’écouter et de sa franchise : il montra l’intérêt mineur qu’il réservait à la littérature française, ou plutôt signala sans amertume le fait que d’autres littératures avaient tenu une place plus active dans sa formation et ses lectures. Cela me changeait de tous ces auteurs latino-américains qui, à tort ou à raison, voyaient Paris comme la Mecque de la culture occidentale et notre littérature comme une référence obligée. Sergio avait traduit Gombrowicz et son esprit était en résonance avec le grand Polonais pour qui Paris représentait la culture convenue et l’ennui inévitable, l’enfermement.
Après cette première rencontre extrêmement amicale et chaleureuse, je lus les romans déjà publiés en France. L’élégante silhouette de Pitol, avec sa grande pudeur et son amour immense pour la littérature, se découpait avec plus de précision. Mon arrivée au Mexique en 1994 fut l’occasion de nouer des liens plus profonds, d’amitié et d’admiration, de complicité et de partage. À l’ambassade de France, il accepta de participer à un cycle de conférences que je coordonnais, intitulé « vasos comunicantes », dans lequel un auteur mexicain évoquait un de ses pairs français. Sergio accepta avec son enthousiasme juvénile et enviable. Puis, plus sérieux, il lança les mots qui scellaient son choix : Jules Verne. Pitol toujours ailleurs, avec une extravagance mesurée et une retenue éclatante. J’avais eu le plaisir de lui rendre visite chez lui, à Xalapa. Son accueil et sa générosité m’avaient enchanté et son originalité continuait à s’affirmer avec un brin de fantaisie. Après tout, il était le seul à ma connaissance à avoir une maison de campagne à trois kilomètres de sa résidence principale, à rebaptiser sa voiture « Sachomobile » afin que tous comprennent que le centre de la maison était son chien, le fidèle Sacho, et à célébrer de son rire éclatant les œuvres de Lubitsch dans sa salle de projection personnelle. Durant ce court séjour, Pitol m’avait montré son univers, sa vie et ses passions avec une absence de retenue qui contrastait avec la pudeur que j’avais auparavant remarquée… Sergio était installé dans mon esprit, les choses étaient claires : je tenais mon Pitol !
Mais tout s’effondra avec la publication de L’Art de la fugue… Je le lus avec un appétit et un plaisir rares. Comme lit un adolescent, avec fièvre et sans écouter le reste du monde. Cette première personne si rare dans la langue espagnole et ce mélange subtil d’essai et d’autobiographie : ce que je célébrais dans d’autres littératures prenait forme dans ma langue d’adoption. Là plus que jamais, l’extravagance de Sergio passait dans sa littérature avec naturel et douceur, la profonde originalité qu’annonçaient ses nouvelles et romans rencontrait sa forme et son rythme. À partir de là, Sergio Pitol a été célébré, primé, fêté et traduit. Dans son avancée, il a tenu éloignés la répétition et le prévisible pour mieux faire coïncider ses mots et son être. Il savait qu’il tenait là le ton, l’humour et le flux qui lui ressemblaient. Il comprit que cette ultime étape de sa carrière d’écrivain était la plus belle car elle portait la marque de sa personnalité et le caractère de l’animal littéraire qu’il était.
La vie et l’œuvre du « Mage de Xalapa » sont placés sous le signe du mouvement, du changement, du voyage comme errance dans le monde et par les mots. La phrase de Sarduy continue à tourner dans ma tête. Peu d’écrivains ont eu le privilège d’avoir donné leurs meilleurs textes à la fin de leur vie, d’avoir offert leurs plus belles pages au crépuscule de l’existence. Cela a été le cas de Sergio Pitol, celui qui ne faisait rien comme les autres. Celui qui n’était jamais là où on l’attendait.
[1] - Voir Sergio Pitol, L’Art de la fugue, trad. par Martine Breuer, Albi, Passage du Nord-Ouest, 2005 ; Le Voyage, trad. par Marie Flouriot, Paris, Le Serpent à plumes, 2008. Voir aussi, en français, Parade d’amour, trad. par Claude Fell, Paris, Seuil, 1989 ; Les Apparitions intermittentes d’une fausse tortue, trad. par Francis Pleux, Paris, Seuil, 1990 ; Mater la divine garce, trad. par Gabriel Iaculli, préface d’Antonio Tabucchi, Paris, Gallimard, 2004 ; Nocturne de Boukhara, trad. par Gabriel Iaculli, Montréal, Les Allusifs, 2007 ; La Vie conjugale, trad. par Gabriel Iaculli, Paris, Folio, 2009 et La Panthère et autres contes, trad. par André Gabastou, préface d’Enrique Vila-Matas, Genève, La Baconnière, 2017.