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Portrait de Bernard Noël | Photo twitter : @editionsPOL
Portrait de Bernard Noël | Photo twitter : @editionsPOL
Dans le même numéro

Bernard Noël in memoriam

octobre 2021

La disparition de Bernard Noël est l’occasion de revenir sur l’homme et son œuvre protéiforme, qui va de la poésie au roman érotique, en passant par la confection de dictionnaires et met l’exigence formelle au service de la dénonciation de l’horreur

« La nuit meurt d’un rien
D’un éclat
D’une étincelle »

Le 13 avril 2021 disparaissait Bernard Noël, écrivain majeur de notre temps. Son œuvre, aussi ample que profonde, continue de nous interroger. Né en 1930, il fait partie d’une génération marquée par les horreurs du xxe siècle, avec la Seconde Guerre mondiale et les camps de concentration, la bombe atomique, le stalinisme et le nazisme, les guerres coloniales. Face à ces fléaux, et après avoir publié son premier recueil de poèmes en 19581, il est pris par l’imposition du silence : il vivra un conflit intérieur qui oppose le pouvoir des mots au mutisme volontaire.

Engagé aux côtés des Algériens pendant la guerre d’indépendance, Bernard Noël est un « porteur de valises » qui appuie l’action du Front de libération nationale. Emprisonné, il entend durant la nuit les cris des torturés et dira combien cette épreuve l’a ébranlé, lui a ôté l’envie d’écrire. Pendant une dizaine d’années, il vivra de sa plume, mais en participant à la rédaction de dictionnaires. Il en tirera la certitude que sa maîtrise du langage a été acquise au cours de cet épisode, où la précision exigée par l’écriture lui a donné une virtuosité dont il saura ensuite tirer parti.

Son activité d’auteur sera ancrée dans un engagement profond dans des luttes diverses et portée par un sens du refus face aux ignominies de son temps. Il en dira : « À un certain moment du gaullisme, le roman érotique m’est apparu comme une arme contre la bêtise politique – la seule arme contre cette société satisfaite et puante2. » Il publie alors en 1969, sous pseudonyme, son roman Le Château de Cène, qui sera censuré quand il sortira sous son nom deux ans plus tard3. Pour lui, ce livre est l’exorcisme de la terrible constatation : les bourreaux torturaient les Algériens en langue française, cette même langue que des hommes politiques, qu’il trouvait répugnants, salissaient dans leurs discours et qu’il pensait utiliser pour donner vie à une œuvre littéraire. Ce court texte, d’une rare intensité érotique, constitue la libération de sa parole, le moyen qu’il s’est donné pour s’approprier les mots qu’il ne lâchera plus. Il est frappant d’observer que cette deuxième édition est contemporaine, en 1971, de son Dictionnaire de la Commune, fruit d’un travail de recherche de plusieurs années4. Sensible à cette révolution et au sort tragique des communards, il donne alors un livre de référence sur le sujet qui est aussi un hommage à ces révolutionnaires sacrifiés par le pouvoir versaillais. Il propose dans un même élan deux livres qui sont, malgré leurs différences évidentes, des chants à la révolte et au refus de se soumettre.

Avec la sortie du Château de Cène, il est attaqué en justice et condamné. Au cours du procès, il s’inscrit en faux contre des déclarations de son avocat qui argumentait que « cet écrivain n’était pas dangereux car c’était un bon écrivain ». Comme si les auteurs dignes de ce nom devaient être inoffensifs. Or, comme il l’a dit ensuite, il a « cherché une langue parfaite pour exprimer l’horreur » et non pour montrer la beauté de son style. Les textes de Bernard Noël ne sont jamais gratuitement « jolis » : s’ils recherchent une forme esthétique aboutie, ils sont avant tout au service d’une sensibilité et d’une pensée exigeantes. Victime de ces attaques de la censure, il en tire une réflexion autour d’un phénomène plus insidieux et plus inquiétant. Pour accompagner son propos, il invente un terme neuf : la « sensure », qu’il définit par la privation de sens par l’excès. Il écrit : « Pour la première fois dans l’histoire, c’est la séduction qui opprime et non pas la violence5. » Par une profusion de mots et d’informations, un usage mal maîtrisé de la langue devenue molle et collante, nos sociétés suppriment la possibilité de développer une pensée critique. Et cela pousse à une perte de sens. La défense du mot et de son sens passe par la pratique littéraire, écriture et lecture confondues. À cet égard, l’engagement de Bernard Noël dans son travail correspond aussi à une forme d’opposition à cette « sensure ».

L’œuvre qui en émane est volumineuse et, surtout, frappe par la variété des genres qu’elle utilise6. Il est peut-être avant tout poète, mais il a écrit des romans, des récits, des monologues, des essais, des critiques littéraires ou artistiques, des traductions, des pièces de théâtre et des dictionnaires. Plutôt que de vouloir toucher à tous les genres, il a tenté d’en abolir les limites, comme si la pratique de l’écriture était une et ne pouvait que mener à la fusion de ces genres. Une telle profusion montre aussi que son travail interroge le bien-fondé de la littérature, sa pertinence et ses limites. Il faut ajouter qu’il a été un éditeur exceptionnel avec la direction, entre autres, de la collection « Textes » chez Flammarion et animateur de rencontres, en particulier à la Fondation Royaumont. Cette activité était portée par l’idée que la littérature est un territoire de résistance, le lieu du refus des facilités, de la bêtise et des clichés. Au cours d’une conférence à Mexico en 1994, il a déclaré : « J’ai rencontré une femme, mécène, qui m’a dit au cours d’un dîner qu’elle lisait pour penser à autre chose. J’écris pour proposer des textes qui ne font pas penser à autre chose. »

Par la force agissante de la littérature, l’écrivain a le privilège de redonner sa force à la parole : « L’écriture, parce qu’elle joue à la fois du visible et de l’invisible, éclaire l’obscur7. » Il n’est pas dupe et sait que l’univers de l’écrit reste enfermé sur lui-même et peine à se traduire en actes. Mais il retourne l’argument : « L’impuissance à changer le monde n’est pas la faute de la pensée : elle fait sa bouche de cette blessure8. » La noblesse de l’acte d’écrire consiste à renforcer la puissance de la parole par la précision et la pertinence du vocabulaire et à se faire l’interprète de la douleur de savoir que cet acte a du mal à porter à conséquence hors de sa propre sphère d’influence.

« La poésie est pour moi une sorte d’orage mental qui fait pleuvoir du verbe, du mouvement, un mouvement de violente unité entre le dehors et le dedans9. » Bernard Noël procédait par la délimitation d’un espace, à la fois mental, par les thèmes abordés, et physique, par le nombre de vers ou leur longueur. Une fois le territoire cerné, il laissait pleuvoir ses mots. Le texte laisse ainsi en adéquation les fulgurances intérieures avec les mots inscrits sur la page.

Si le défi au temps et à l’oubli reste une préoccupation majeure, Bernard Noël ne cesse de parler de corps, de regards et de peintures. Son écriture insiste sur les aspects les plus physiques de notre existence : la chair porte, avant l’esprit, les mots que nous voulons laisser. Et l’œil, figure récurrente de son œuvre, interroge le beau et le mystère qui l’accompagne. Dans son parcours, de nombreux auteurs marquent ses écrits. Avec complicité et respect, il cite, entre autres, Artaud, Daumal, Gilbert-Lecomte et Bataille.

Bernard Noël nous laisse ses mots, ses pensées et ses livres, qui apaisent parfois et tourmentent souvent par leur tranchant. « Le pays d’en bas est noir », a-t-il écrit. L’énigme et le souffle de sa parole passent mieux que jamais dans ces mots.

  • 1. Bernard Noël, Extraits du corps [1958], Paris, Gallimard, 2006.
  • 2. B. Noël, Lettre à Serge Fauchereau du 2 février 1970, dans L’Outrage aux mots [1975], Paris, P.O.L, 2011.
  • 3. B. Noël, Le Château de Cène [1969], Paris, Gallimard, 1990.
  • 4. B. Noël, Dictionnaire de la Commune [1971], Coaraze, L’Amourier, 2021.
  • 5. B. Noël, L’Outrage aux mots, op. cit.
  • 6. L’essentiel des soixante ouvrages est regroupé en quatre volumes : B. Noël, Les Plumes d’Éros, L’Outrage aux mots, La Place de l’autre et Comédie intime, Paris, P.O.L, 2010, 2011, 2013, 2015.
  • 7. B. Noël, Le Livre de l’oubli, Paris, P.O.L, 2012, p. 43.
  • 8. B. Noël, « De l’impuissance ? » [2007], dans L’Outrage aux mots, op. cit.
  • 9. B. Noël, L’Espace du poème. Entretiens avec Dominique Sampiero, Paris, P.O.L, 1998, p. 21.

Philippe Ollé-Laprune

Directeur de la Casa Refugio Citlaltépetl et de la revue Líneas de Fuga, Philiipe Ollé-Laprune vient de publier Les Amériques. Un rêve d'écrivain (Seuil, 2018).

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