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Crédits photo : Canva
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La solidarité énergétique à l’épreuve de l’hiver

Si Poutine mène aujourd’hui une guerre contre l’Ukraine, celle-ci se double d’une agression énergétique contre l’Union européenne. À court terme, le principe de sobriété doit permettre de passer l’hiver en évitant la pénurie. À moyen et long terme, c’est d’un plan européen d’investissement pour le climat et la sécurité énergétique dont nous avons besoin.

En 2021 l’Union européenne est entrée dans une crise gazière. Avec la guerre de la Russie contre l’Ukraine, cette crise des énergies fossiles se mue en un choc énergétique sans précédent et amené à durer. Pour le surmonter et pour éviter le chaos climatique, l’unité européenne en faveur de la sobriété, de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables est essentielle.

En 2020, un quart de l’énergie consommée en Europe provenait de Russie. La seconde invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine a remis en lumière cette dépendance énergétique. Au cours des dernières décennies, des États européens (en tête l’Allemagne, mais également la France), choisirent d’augmenter leur dépendance au pétrole et au gaz russes. Comme l’exprime la vice-présidente de la Commission européenne Margrethe Vestager, ces choix étaient motivés par la cupidité1. Une cupidité que l’Europe paye aujourd’hui au prix fort, économique et moral. À la suite de la baisse des livraisons de gaz russe, le prix de gros du gaz a ainsi été multiplié par huit, entraînant dans son sillage celui de l’électricité2. L’incapacité des vingt-sept à mettre en place un embargo total sur les hydrocarbures russes les a conduits, depuis le début de la guerre, à payer 120 milliards d’euros de pétrole et de gaz à Poutine, soit le double du budget militaire russe en 20213. En effet, si Poutine mène aujourd’hui une guerre totale contre l’Ukraine, celle-ci se double d’une agression énergétique contre l’Union européenne.

En 2021, l’Union importait environ 45 % de son gaz depuis la Russie. À la suite des baisses de livraisons de gaz russe entamées à l’été 2021 et accentuées au printemps 2022, celui-ci ne représente désormais plus que 10 % du gaz consommé en Union européenne. Cette utilisation du gaz comme une arme géopolitique se poursuit, Poutine cherchant à maintenir les prix de marché hauts afin de semer la discorde en Europe et de pousser peuples et dirigeants européens à abandonner l’Ukraine. Face à cette agression énergétique orchestrée, comment l’Union européenne peut-elle préparer au mieux les prochains hivers de cette décennie ?

Face à cette agression énergétique orchestrée, comment l’Union européenne peut-elle préparer au mieux les prochains hivers de cette décennie ?

En énergie comme à la guerre, il faut articuler des temporalités différentes. Dans l’immédiat, la priorité européenne est claire : réussir à passer cet hiver sans pénurie d’énergie. Pour cela, les États européens sont partis en ordre dispersé, achetant du gaz non russe à un coût économique et géopolitique élevé.

L’économie européenne devient ainsi ultra-dépendante du marché mondial du gaz naturel liquéfié. Cette ruée européenne sur le gaz naturel liquéfié augmente son prix et prive des pays asiatiques pauvres (Bangladesh et Pakistan en tête) d’un accès à une ressource censée se substituer au charbon. Alors qu’elle souhaite devenir le porte-étendard de la transition climatique, cette boulimie gazière de l’Europe interroge. Elle retarde la transition énergétique d’une partie de l’Asie tout en augmentant les émissions de gaz à effet de serre de l’Europe (le gaz naturel liquéfié étant plus polluant que le gaz naturel acheminé par gazoduc). D’autre part, elle enferme les Européens dans une nouvelle forme de dépendance gazière auprès de fournisseurs dont la fiabilité ne peut être garantie en toutes circonstances (États-Unis, Azerbaïdjan, Algérie, Qatar). Ainsi, la proposition de création d’une centrale volontaire d’achat commun de gaz au niveau européen permettrait de favoriser l’émergence d’une solidarité énergétique au niveau continental et pourrait faire baisser le prix des importations. En attendant, puisque l’offre demeure contrainte, c’est au niveau de la demande de gaz que les Européens doivent agir.

Nous pouvons choisir de baisser nos consommations en faisant preuve de sobriété. Ce concept de sobriété se retrouve notamment dans les écrits de saint Thomas d’Aquin qui renvoyait – en évoquant la consommation de vin – aux notions de tempérance et de modération. La sobriété est aujourd’hui un concept scientifique défini par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). Transposée à la crise actuelle, cette capacité d’autolimitation conduit à conserver son bien-être tout en minimisant sa consommation d’énergie. Cela passe par des choix individuels, comme le fait de s’habiller plus chaudement pour se sentir bien en se chauffant moins (par exemple à 16 °C ou 19 °C). Elle passe aussi par des choix collectifs, comme l’abonnement à 49 € par mois donnant un accès illimité à tous les transports publics en Allemagne, permettant à des millions de personnes de moins recourir à leur voiture. La sobriété doit impérativement être distinguée du rationnement, situation qu’elle permet justement d’éviter ou de limiter.

En Europe, plus d’une quinzaine d’États ont mis en œuvre des campagnes publiques de sensibilisation à la sobriété énergétique. En France, le gouvernement a introduit la notion de sobriété énergétique dans le débat grand public. La France bénéficie en effet d’un degré de maturité du débat plus avancé que ces voisins. Cela s’explique par le travail de fond mené depuis des années par des organisations de la société civile, mais aussi par une spécificité française : le risque de coupure d’électricité lié au manque de fiabilité du parc nucléaire existant (début décembre 2022, la production nucléaire française n’était qu’à 55 % de ses capacités maximales). Confrontée à une déconvenue électrique, la France s’est empressée de conclure un accord d’entraide avec l’Allemagne afin de lui envoyer directement du gaz et de recevoir en retour plus d’électricité, le tout dans un esprit de solidarité énergétique européenne.

Il y a vingt ans, les décideurs politiques considéraient que les énergies fossiles étaient certes polluantes, mais sûres et bon marché. La sobriété énergétique était absente du débat. L’efficacité énergétique et les énergies renouvelables étaient vues comme technologiquement immatures et économiquement coûteuses. Le choc des énergies fossiles que nous vivons depuis un an et demi est amené à durer. Il devrait nous conduire à réévaluer la situation. Les énergies fossiles demeurent polluantes, notre approvisionnement soumis à des risques, et le prix du gaz est intenable. La sobriété énergétique apparaît comme une mesure non pas de simple gestion de crise mais comme ouvrant de nouvelles perspectives d’organisation de nos sociétés. La rénovation des bâtiments devient un enjeu de sécurité énergétique et d’indépendance nationale. Quant aux énergies renouvelables, elles constituent, pour reprendre les mots de Christian Lindner, ministre des Finances allemand, « les énergies de la liberté » : car si Poutine peut nous couper le gaz, il ne peut empêcher le soleil de briller ni le vent de souffler.

Dès lors, l’année 2023 offre tout de même des perspectives positives. Si le pire est peut-être encore devant nous, la lumière au bout du tunnel est néanmoins visible. C’est en investissant dans la sobriété, l’efficacité et les énergies renouvelables que les Européens pourront surmonter ce choc énergétique et cette crise économique. Cela nécessitera un plan européen d’investissement pour le climat et la sécurité énergétique. Ce faisant, nous promouvrons le leadership européen dans les technologies propres (leadership menacé par l’Inflation Reduction Act américain) tout en contribuant à l’action mondiale pour le climat. C’est en agissant immédiatement, en articulant le court, le moyen et le long terme, que nous, Européens, pourrons faire de 2023 l’année du tournant énergétique mondial.

  • 1. Derek Perrotte, « Vestager : “Avec l’énergie russe, l’Europe n’a pas été naïve, elle a été cupide” », Les Échos, 24 mai 2022.
  • 2. Phuc-Vinh Nguyen, « Lumière sur le marché européen de l’électricité » [en ligne], Institut Jacques-Delors, novembre 2022.
  • 3. EU Member State Spending on Russian Fossil Fuels, Europe Beyond Coal [en ligne].

Phuc-Vinh Nguyen

Chercheur en politique française et européenne de l’énergie, InstitutJacques-Delors.

Thomas Pellerin-Carlin

Directeur du Programme Europe, Institut de l’économie pour leclimat (I4CE).

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« Être moderne » a longtemps désigné une promesse de progrès, de liberté et de justice. Aujourd’hui le réchauffement climatique, une crise économique sans fin, la défiance à l’égard de la technique ou les excès de l’individualisme manifestent au contraire un doute sur la supériorité de notre présent sur le passé. Sommes-nous donc condamnés à être antimodernes ? Ce dossier, coordonné par Michaël Fœssel et Jonathan Chalier, se penche sur l’héritage de la modernité, dont le testament reste ouvert et à écrire. À lire aussi dans ce numéro : La démocratie dans le miroir russe, le métier diplomatique en danger, la solidarité énergétique à l’épreuve de l’hiver et la littérature par en-dessous d’Annie Ernaux.