
Un nouveau souffle
Éditorial
À l’heure où les crises se multiplient, le projet moderne concentre toutes les critiques, sans qu’un récit alternatif n’émerge. Esprit entend placer l’année 2023 sous un double éclairage : celui d’un héritage moderne dont il faut poursuivre la critique féconde, et celui d’une espérance dans un projet d’émancipation et de justice qui reste à accomplir.
Une fois n’est pas coutume, c’est sous le signe d’une interrogation que nous avons souhaité ouvrir la nouvelle année. De celles qui désignent à première vue une entreprise trop vaste, et pourtant incontournable : pouvons-nous encore être modernes ? Trop vaste, car la modernité est à la fois omniprésente dans nos représentations de nous-mêmes, et toujours manquante, objet d’un doute : « Avons-nous jamais été modernes ? », nous demandons-nous de façon lancinante dans le sillage de Bruno Latour. Mais incontournable, car dans la difficulté croissante où nous sommes de nommer ce qui nous arrive et de dessiner des perspectives sur les plans politique, social ou planétaire, il nous faut savoir si la modernité désigne encore un projet crédible dans lequel investir nos forces.
La mise en cause de la modernité a souvent pris la forme de la fin d’un récit, celui d’une raison instrumentale triomphante, émancipant l’homme de toutes les dépendances, à commencer par celle de la nature1. Mais alors que ce récit est contesté depuis un moment, aucun autre n’a pris le relais. C’est bien ce que signifie le terme déjà usé de postmoderne : nous sommes encore modernes – que pourrions-nous être d’autre ? –, mais nous sommes sortis du récit moderne, coincés dans une sorte d’épilogue qui n’en finit pas. Et dans cet état suspendu, la signification de nos existences peine à se révéler.
Si nous devions formuler un vœu pour notre travail collectif en 2023, ce serait de le placer sous un double éclairage : celui, derrière nous, d’un héritage moderne dont il faut poursuivre la critique féconde ; et celui, devant nous, d’une espérance renouvelée dans une possibilité d’émancipation et de justice qui reste à accomplir.
Nous sommes sortis du récit moderne, coincés dans une sorte d’épilogue qui n’en finit pas.
Une première orientation sera la poursuite d’une réflexion au long cours sur les phénomènes de guerre, de violence, voire de « dé-civilisation », selon le terme d’Hamit Bozarslan. Le récit moderne, et cela fait partie des griefs les plus lourds que nous devons lui adresser aujourd’hui, a fait preuve d’une tolérance très élevée à la violence, à laquelle il donnait une signification : celle du progrès, de la civilisation ou de la construction de l’État. Au point qu’un doute profond s’est instillé sur la possibilité même de défendre des principes qui sont également des enfants de la modernité, tels que l’État de droit, les droits humains ou la justice pénale internationale. De ce point de vue, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a été autant un coup de tonnerre, sonnant le retour des conflits armés sur le continent européen, qu’une étape supplémentaire dans le recul d’idéaux de plus en plus fragiles. Et dans les failles de nos doutes, des pouvoirs criminels s’engouffrent. Les récentes exécutions publiques en Iran en ont été la tragique illustration, tout comme la permanence de conflits particulièrement meurtriers, comme au Tigré ou au Yémen, loin des caméras.
Un autre axe de travail, de longue haleine également, portera sur la question écologique, dont la montée en puissance coïncide avec l’effondrement du récit moderne. Paradoxalement, la redécouverte de notre condition terrestre, liée au vivant, n’est pas encore parvenue à faire contre-récit. L’actualité éditoriale vertigineuse sur la question contraste avec la difficulté à l’articuler politiquement. C’est peut-être, comme le suggère Michaël Fœssel dans le dossier de ce numéro, que la modernité paraît s’être accomplie sous la forme d’une fatalité, celle de la catastrophe écologique. Vécue comme un destin, celle-ci ne débouche pas sur des projets de transformation sociale, y compris traversés de conflictualité politique. Esprit veut contribuer, à sa mesure, à cette réflexion.
Qui dit effondrement du grand récit dit également multiplication de petits récits singuliers, qui accèdent à une légitimité qu’ils n’avaient pas. Il y a là, insistons-y, un accomplissement de la modernité : nous ne sommes pas assignés à une histoire écrite par d’autres, dont nous serions figurants à défaut de pouvoir en être acteurs. La possibilité de revendiquer une identité qui a été niée ou de faire valoir sa condition de victime est aussi la satisfaction d’une exigence démocratique ancienne. Mais il existe une face plus sombre à cette dynamique, dans sa récupération par le capitalisme numérique et les réseaux sociaux, où l’inflation des récits, qui n’accèdent à l’existence que par la confirmation du like, paraît dissoudre le réel. Cette ambivalence de notre condition numérique, qui produit à la fois affirmation et désaffiliation, continuera aussi de nous mobiliser.
Enfin, puisque la possibilité d’actualiser notre modernité implique d’abord de la faire « atterrir », pour citer encore Bruno Latour, nous prêterons une oreille attentive aux sujets d’inquiétude et d’engagement de nos concitoyens. Ce modèle social auquel nous sommes si attachés collectivement, nous savons qu’il a besoin d’un nouveau souffle, sans savoir d’où celui-ci doit ou peut venir. Dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la justice, un certain récit néolibéral s’est incontestablement épuisé, sans qu’un autre ne prenne le relais. Or les politiques publiques et les institutions qui les produisent forment au premier chef la matière d’un monde commun qu’il faut travailler à recomposer.
La modernité est souvent associée au terme de rupture, et il est certain qu’elle en fut une. Aujourd’hui, alors qu’à de nombreux égards nous atteignons nos limites, nous avons moins besoin d’une nouvelle frontière que de la possibilité de nous déplacer dans l’espace qu’a ouvert la modernité, et que nous n’avons pas fini d’explorer. Un espace où renouer des liens qui ont été rompus, réinvestir des projets laissés de côté, en abandonner d’autres. Cesser de craindre le vent arrière qui nous pousserait dans le dos vers la catastrophe, et retrouver en nous le souffle, même ténu, qui permet d’avancer. C’est le souhait que nous formulons, avec et pour nos lecteurs, en cette année qui s’ouvre.
Esprit
- 1. Ces réflexions ont été notamment développées dans une table ronde intitulée « Le temps du récit », organisée dans le cadre de l’édition 2022 du Festival d’Avignon, dont Esprit est partenaire, avec Michaël Fœssel, Antoine Garapon et Olivier Py, animée par Emmanuelle Saulnier-Cassia. Voir la vidéo sur le site internet de la revue.