
L’impasse italienne
Comment expliquer les dernières péripéties politiques en Italie, où un gouvernement de coalition entre le Mouvement 5 étoiles et le Parti démocrate vient de succéder à celui qui rassemblait 5 étoiles et la Ligue ? Aux mobiles et calculs politiciens s'ajoute une instabilité structurelle, dans un système institutionnel mal adapté à un paysage politique désormais tripolaire.
Vue de France, la politique italienne a toujours quelque chose d’énigmatique. Mais ce qui s’est passé en ce mois d’août 2019 apparaît indéchiffrable même aux normes de Rome. Pourquoi Matteo Salvini, qui semblait tenir le pays, a-t-il ouvert une crise de gouvernement qui l’a catapulté dans l’opposition ? Pourquoi le Mouvement 5 étoiles, qui s’est construit dans le rejet de la politique à l’ancienne, a-t-il accepté de s’allier avec le Parti démocrate pour soutenir un nouveau gouvernement de coalition ? Et comment les représentants de celui-ci ont-ils pu mettre de côté la litanie d’injures (de « mafieux » à « pédophiles ») que les disciples de Beppe Grillo leur adressaient encore récemment ? Ce qui a frappé l’opinion publique italienne, c’est qu’aucun des trois acteurs de cette farce estivale n’a pris le soin de donner un sens à son comportement : tout est apparu absurde, opportuniste et déjà vu, comme un mauvais film.
Les observateurs étrangers ont pris le réflexe de chercher la clef de certaines baroqueries italiennes dans l’histoire des papes ou chez Machiavel, c’est-à-dire dans des stéréotypes qui – il faut bien l’admettre – sont loin d’être sans fondement. Mais ces références ne suffisent pas à comprendre l’Italie contemporaine, dont les mystères découlent avant tout d’une crise institutionnelle permanente. Cette dernière comédie en est un nouveau symptôme.
Commençons, pour ceux qui n’auraient pas passé les vacances à lire le Corriere della Sera à la plage, par essayer de répondre aux trois premières questions, et laissons pour la suite celle – plus essentielle – qui en découle : que nous révèle cette crise sur l’état de la démocratie en Italie ?
Mobiles et calculs
Premièrement, Salvini était convaincu qu’il aurait pu aller aux urnes et, fort des intentions de vote dont il était crédité, les remporter avec une très large majorité. Cette onction populaire aurait compensé la perte de ses appuis internationaux, à la suite de la divulgation en juillet des preuves de ses relations troubles avec la Russie. Deux hypothèses ont été formulées concernant cette stratégie : soit le chef de la Ligue n’imaginait pas qu’un front républicain se souderait contre lui, soit (voici Machiavel et les Borgia) il comptait justement sur la formation d’un nouveau gouvernement pour ne pas devoir approuver lui-même le budget de l’État en octobre. Il comptait ainsi éviter de trahir ses promesses électorales ; partir pour mieux revenir.
Deuxièmement, le Mouvement 5 étoiles avait déjà affiché dans le passé son ouverture vers le Parti démocrate, notamment en tentant une alliance à l’issue des élections de 2018. Cette éventualité n’était pas en dehors du champ des possibles, si l’on était prêt à admettre la nature opportuniste du mouvement piloté par l’entreprise Casaleggio Associati. Surtout, la courbe de popularité des 5 étoiles s’infléchissait : ils n’auraient sans doute pas survécu indemnes à de nouvelles élections.
Pour le Parti démocrate, enfin, empreint de culture antifasciste, le risque était grand de voir les élections se transformer en plébiscite pour Salvini. De façon plus prosaïque, les fidèles de l’ancien secrétaire Matteo Renzi n’avaient aucun intérêt à voir dissoudre le Parlement, de crainte de perdre leurs sièges et de ne pas être reconduits par le nouveau secrétaire, Nicola Zingaretti. Depuis, fort de son nouveau pouvoir de négociation, Renzi a d’ailleurs annoncé son départ pour créer un nouveau parti.
Voici pour les mobiles politiciens. Mais où se trouve, dans tout cela, la politique ? Le pays semble suspendu aux plans de carrière de trois ou quatre individus. Sans même espérer compter sur une certaine rationalité en valeur, au sens wébérien, il devient impossible pour les électeurs de faire un choix en conscience, ou pour les observateurs d’anticiper des scénarios plausibles. L’opinion publique a désormais l’impression de trois partis interchangeables, prêts à sacrifier leurs principes à leurs intérêts immédiats. Le symptôme le plus évident est que le Premier ministre du gouvernement qui s’est installé le 6 septembre, « le plus à gauche de l’histoire républicaine », selon certains, est aussi celui qui a présidé le gouvernement le plus à droite de l’histoire républicaine : l’avocat Giuseppe Conte.
Un pays ingouvernable ?
Ce théâtre de l’absurde est surtout la conséquence d’une structure institutionnelle hautement dysfonctionnelle. Depuis le premier succès du Mouvement 5 étoiles aux élections de 2013, et plus encore depuis l’éclipse progressive de Silvio Berlusconi, l’Italie s’est retrouvée de façon inattendue dans un système politique tripolaire : ce qui implique, dans un régime parlementaire sans deuxième tour, qu’aucun gouvernement n’est possible sans une alliance entre deux des trois partis. Mais le style populiste requis par la politique contemporaine s’adapte mal aux procédures byzantines du parlementarisme italien, comme si la forme ne correspondait plus au contenu : la crise de cet été en est la conséquence.
Si des points de convergence existent bien à tous les niveaux et entre les trois partis – à gauche sur les politiques sociales, à droite sur la sécurité, au centre sur la réduction des impôts –, c’est surtout la radicalisation du discours et le discrédit des adversaires qui rend les alliances inintelligibles. D’autant plus que les leaders en campagne électorale s’évertuent à nier leur disponibilité à tisser les alliances qu’ils devront nécessairement nouer par la suite. Pour être véritablement cohérents avec leurs engagements, les élus devraient tout simplement refuser de coopérer, ce qui produirait la paralysie du système. Au cinéma, notamment dans les films de Quentin Tarantino, lorsque trois personnages se tiennent chacun sous la menace du pistolet de l’autre, c’est ce qu’on appelle une « impasse mexicaine ».
L’impasse italienne, elle, a une longue histoire. Pendant quelques décennies, en réaction à l’expérience du fascisme, le pays a été fier de son mode de scrutin proportionnel et de ses contrepoids au pouvoir exécutif. Les dysfonctionnements ont commencé à apparaître à la fin des années 1970, avec la crise des grands partis de masse. C’est alors qu’émerge l’idée d’une réforme de la Constitution, devenue depuis lors un véritable serpent de mer. Aujourd’hui, l’ingouvernabilité du pays est presque un lieu commun. En 70 ans, l’Italie a eu plus de 60 gouvernements, soit une durée moyenne d’un peu plus d’un an par gouvernement : celui de la coalition entre la Ligue et les 5 étoiles n’a pas fait exception. Cela ne signifie pas pour autant que les lois ne sont pas votées ni que les réformes ne sont pas faites, mais qu’elles se font au prix politique le plus fort, en marchandant des contreparties avec une foule de porteurs d’intérêts. L’activité législative implique un recours régulier au dispositif du décret, par abus systématique du principe de nécessité. Or personne n’arrive à débloquer la situation : le gouvernement de Matteo Renzi, en 2016, est tombé sur un projet de réforme constitutionnelle. Il faut rappeler aussi que le système électoral ne cesse de changer, depuis 1994, par l’action combinée des partis, qui légifèrent à leur avantage, et de la Cour constitutionnelle qui rectifie ensuite le tir.
Une prime aux extrêmes
Ce contexte institutionnel explique le pouvoir disproportionné des partis minoritaires, de l’administration et des intermédiaires dans la politique italienne. Mais il explique aussi la tendance à l’excès verbal, aux promesses et à la démagogie, en donnant d’innombrables prétextes aux échecs des gouvernants. L’intendance suit et subit. Cette architecture a surtout une influence perverse sur l’offre politique : puisque dans l’actuel schéma tripolaire on gouverne au centre de gravité entre les différents pouvoirs – centre aujourd’hui incarné par le Premier ministre Giuseppe Conte –, chaque parti se situe en décalage par rapport aux choix politiques réels. Le populisme italien est en ce sens la conséquence quasi-mécanique d’une logique de l’ingouvernabilité. Si la Ligue et le Mouvement 5 étoiles avaient la garantie de réaliser leurs programmes, si leur base électorale était plus large, si leurs responsabilités étaient plus directes, il est probable qu’il se normaliseraient. Dans un mouvement contraire, le système actuel alimente un dangereux paradoxe : un pays immobile et un peuple en ébullition.