Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Flux d'actualités

Des valeurs modernes devenues folles. Vers un suprémacisme républicain ?

Les propos de Michel Houellebecq en dialogue avec Michel Onfray dans le dernier hors-série de la revue Front populaire ont témoigné de la banalisation dans l’espace public d’une idéologie nationale-populiste particulièrement rance. Mais loin de se fonder sur les seules valeurs traditionnelles de l’extrême droite, ces discours revendiquent au contraire celles de la modernité – de l’universalisme au progressisme, en passant par la liberté d’expression – ce qui les rend encore plus dangereux.

« Suprémacisme blanc », le mot est lâché. Michel Houellebecq a estimé, dans le dernier hors-série de la revue Front Populaire, que le seul espoir pour sauver la France de la menace islamiste serait que cette idéologie « devienne “trendy” aux USA ». Michel Onfray acquiesce. Le Figaro, jadis organe d’un conservatisme tempéré, salue un échange profond entre « deux grands esprits français ». Au sommaire de la revue, l’entretien est complété par quelques autres textes : Bat Ye’Or, qui envisage que l’islam puisse « soumettre l’Occident »; Renaud Camus, théoricien du Grand Remplacement ; ou encore Stéphane Blanchonnet, obscur maurrassien.

Dans le débat public, peu à peu, l’indicible devient dicible. Créé par Onfray en 2020 dans le but de réunir les « souverainistes de droite et de gauche », Front Populaire occupe une zone grise de l’espace politique qui s’étend comme une tache d’huile, proche sur certains sujets de celle occupée par d’autres intellectuels comme Elizabeth Lévy et Alain Finkielkraut. Du centre à la droite la plus extrême, en passant parfois par la gauche, des positions convergent, des ententes se nouent. Une vision commune se dessine. Mais comment la nommer ?

Se cantonner à l’élément islamophobe serait réducteur, car ce refus de l’autre doit bien naître d'une quelque hiérarchie des valeurs, d’une philosophie de l’histoire plus ample ; en parlant de souverainisme ou de populisme on reste encore trop vague ; en évoquant l’extrême-droite ou les nouveaux réactionnaires, voire un retour du fascisme, on risque de passer à côté de l’actualité de cette idéologie – donc de ce qui fait sa force de séduction. Enfin, s’il y a là, comme le suggère Houellebecq, un suprémacisme, c’est à dire une idéologie de la supériorité d’un groupe sur un autre, force est de constater qu’il ne s’alimente pas d’une théorie racialiste. Un racisme culturel, on le sait, a depuis longtemps pris la place de l’ancien racisme biologique.

Certes, des continuités avec la pensée réactionnaire sont visibles, mais les ruptures sont révélatrices. Ni Onfray, ni Houellebecq, ni Finkielkraut, ni encore Lévy et Camus, n’ont le profil-type du contre-révolutionnaire, de l’antidreyfusard ou du vichyste, les trois avatars historiques de la réaction française. Souvent, ils se revendiquent libertins ; ils mettent en valeur d’éventuelles origines juives ; et quand c’est le cas, ils tirent une fierté d’être des Français de deuxième ou troisième génération. Ces soi-disant antimodernes sont plus modernes qu’ils ne le croient : leur propos, mais aussi leurs biographies, le révèlent. Que reprochent-t-ils aux musulmans, au fond, si ce n’est de ne pas être assez modernes1?

Une nouvelle idéologie

Au commencement était Oriana Fallaci. Suite aux attentats djihadistes du 11 septembre 2001, la romancière, que l’on considérait jusqu’alors féministe et progressiste, avait exprimé une haine farouche contre l'islam dans un long article publié dans le Corriere della Sera. L’article deviendra ensuite un livre, La rage et l’orgueil, salué en France par Pierre-André Taguieff, ainsi que par Robert Misrahi dans Charlie Hebdo. Dans les ouvrages suivants, Fallaci parlera même d’Eurabia, en s’inspirant de Bat Ye’Or.

Or la « rage » de Fallaci n’était pas classiquement droitière. Elle voyait dans l’islam une force archaïque qui mettrait en péril les acquis de la civilisation libérale, comme les droits des femmes et la liberté sexuelle. C’est à ce moment qu’on a recommencé à parler aux États-Unis de « néo-conservateurs » pour désigner des intellectuels qui, justement, ne venaient pas d’une tradition conservatrice, mais souvent de la gauche ou du centre. À l’époque, Daniel Lindenberg inscrivit Fallaci dans sa taxonomie des « nouveaux réactionnaires », à côté (déjà !) de Houellebecq, Finkielkraut, Taguieff et plusieurs autres2. Doit-on voir cette évolution comme un retournement, sous le signe de la conversion intellectuelle ? Il paraît plus productif de l’examiner en tant que développement d’une potentialité déjà inscrite dans l’idéologie de départ, qui est précisément celle du progrès. Orgueil de l’identité occidentale définie comme identité moderne ; rage face aux échecs que le programme de modernisation essuie au gré de ses rencontres avec d’autres cultures, « archaïques » ou « arriérées ».

Ce n’est pas la supériorité d’une race dont il est question pour ces progressistes réactionnaires. Bien au contraire, ils dénoncent la « racialisation » du débat, inspirée des débats américains. La supériorité occidentale, européenne, française serait dans ses valeurs et dans ses institutions. Houellebecq se revendique du positivisme d’Auguste Comte, celui-là même qui rêvait d’une humanité émancipée sous la présidence de la France. Aujourd'hui, Marine Le Pen pose en gardienne de l’héritage républicain, tandis qu’Éric Zemmour ne jure que par l’assimilation culturelle3. Ils ne veulent pas débarrasser la France des Noirs et des Arabes : ils veulent les forcer à appeler leurs enfants « Pierre » et « Corinne », les pousser à couper avec leur origines réelles ou supposées. En faire des bons citoyens, des bons bourgeois, déracinés et réinscrits dans l’universel républicain. Tout leur accorder comme individus et tout leur refuser comme nation4. Et s’ils n'acceptent pas, alors qu’ils s’en aillent : ils l’auront voulu. Le philosophe canadien Charles Taylor avait depuis longtemps dénoncé le paradoxe fondateur de l’assimilationnisme libéral : « C’est comme si nous disions à ces minorités : ainsi comme vous l’êtes, ou comme vous vous concevez, vous ne pouvez pas rester parmi nous : c’est pour cela que nous avons l’intention de vous changer5 ». Suprémacisme blanc, alors ? Le concept peine à s’imposer car, de toute évidence, l’identité ethnique ne pèse pas bien lourd dans ce dispositif. On pourra toujours jurer qu’on n’est pas raciste. La porte de l’assimilation n’est-elle pas ouverte à tout un chacun ? Suprémacisme universaliste et progressiste, plutôt. Voire, en France, un suprémacisme républicain.

La liberté des post-modernes

Décidément, les réactionnaires ne sont plus ce qu’ils étaient. Quand l’écrivain pédocriminel Gabriel Matzneff est devenu en 2020 persona non grata pour le monde des lettres parisiennes, c’est l’éditeur identitaire La Nouvelle Librairie qui a proposé de publier son nouvel ouvrage. L'extrême droite serait-elle devenue tolérante envers les déviances sexuelles ? Les nouveaux identitaires saluent en Matzneff l’anticonformiste, l’ennemi du politiquement correct, le martyre de la liberté d’expression. Un imaginaire typiquement moderne, donc, qui tire ses modèles de l’âge des Lumières et de la légende républicaine : de Voltaire au punk, pour ainsi dire. On est finalement plus proches de Sid Vicious, arborant une croix gammée pour le fun, que de Maurice Barrès6.

« Rompre avec le passé, critiquer les superstitions religieuses, promouvoir la nouveauté, penser et agir en suivant la seule raison étaient des impératifs auxquels il faut se conformer “absolument”, puisqu’il n’existe plus d’autre absolu que la liberté : voici les mots d’ordre de l'âge moderne7 ». C’est à ce même imaginaire libéral-libertaire que font référence ceux qui ont évoqué le procès de Flaubert pour obscénité afin de défendre le droit de Houellebecq à faire l’apologie du terrorisme. C’est encore cet imaginaire libertaire qu’on ressasse dans la promotion des médias qui se veulent anticonformistes. Causeur : « Surtout si vous n’êtes pas d’accord ». C News: « Pourquoi faudrait-il qu’on soit tous d’accord ? ». Le segment anciennement consacré à Zemmour sur RTL : « On n’est pas forcément d’accord ». L’Incorrect : « Faites-le taire », etc.

Antoine Compagnon, déjà, avait noté comment l’antimodernisme se marie plutôt avec une vocation minoritaire qu’avec cette pensée consensuelle qu’est aujourd’hui l’islamophobie. Loin de renverser les valeurs du progressisme – ici, le principe sacralisé d’une éthique de la discussion8–, les nouveaux réactionnaires les ont digérées et poussées à l’extrême, puis à l’absurde. En 2021, pour défendre la nature « ironique » de la vidéo dans laquelle le youtubeur Papacito invitait ses spectateurs à s’équiper en artillerie lourde en vue d’une guerre civile, Éric Zemmour affirmait – ironiquement, bien sûr – que ces provocations ne seraient qu’une évolution sympathique de « l’esprit Canal », dans la droite ligne de Mai 68. Lindenberg le notait déjà il y a vingt ans : « La libido réactionnaire, qui peut ici s’offrir le luxe de reprendre le plus discutable de '68' (“Il est interdit d’interdire !”), pousse en effet à brouiller méthodiquement les frontières du dicible et du non-dicible9. »

Face à une telle infantilisation du libéralisme – ce politiquement correct du politiquement incorrect –, on pourrait véritablement parler, en renversant Chesterton, de « valeurs modernes devenues folles10 ». Si la liberté d’expression est devenue un thème fédérateur de l’extrême droite, qui ne jure plus que par la dénonciation de la cancel culture, quelque chose de semblable est arrivé à la laïcité, qui a également subi une réduction à l’absurde ces dernière années : certains l’entendent désormais comme une pure soumission au culte républicain, incompatible avec la foi religieuse.

Fondée sur des promesses grandioses qu’elle n’a pas su tenir – car elles ne pouvaient pas être tenues –, la modernité affronte aujourd’hui une crise morale11. Ses fictions fondatrices sont désormais prises au pied de la lettre. Une idéologie rance enflamme les esprits de l’Occident en déclin : elle se dresse comme une moisissure sur le substrat du libéralisme, non seulement au sens étroit du libéralisme économique, mais aussi au sens large du libéralisme politique des Lumières. Certes, il ne faut pas essentialiser la modernité, ni nier son ambivalence structurelle. Antoine Lilti l'a bien souligné dans un livre sur L'héritage des Lumières12. Dans un autre ouvrage récent, Jean-Fabien Spitz a dénoncé dans la législation contre le séparatisme un « intégrisme » républicain, ou pseudo-républicain, « hystérie visant à exclure, non pas la religion, mais une certaine religion de l’espace public13 ». La France se crispe sur son centralisme, alors même que se rendent de plus en plus évidentes « les différences sexuelles, culturelles, ‘ethniques’ qui traversent notre société et sont à la racine de formes multiples de discrimination14  ».

La radicalisation du centre

En se penchant sur l’héritage des Lumières dans le débat public, Antoine Lilti avait aussi remarqué ce chiasme : des arguments républicains revendiqués par la droite, des arguments conservateurs par la gauche. D’où notre provocation, tout sauf ironique : et si les nouveaux réacs étaient en réalité des hypermodernes ? Habermas avait déjà suggéré, de façon quelque peu énigmatique, que « les Lumières ne peuvent remédier à leurs insuffisances qu'en se radicalisant15 ».

À un certain degré de radicalisation, le républicanisme devient indiscernable de l’ethno-nationalisme16. Il est indéniable que ce républicanisme radicalisé se marie souvent avec des traits typiquement de droite. Mais ne nous y trompons pas : on a affaire ici à des « conservateurs imaginaires », au sens où Raymond Aron parlait de « marxismes imaginaires ». Il suffit de voir la façon qu’ont Houellebecq et Onfray d’évoquer le catholicisme d’avant le concile Vatican II, en l’idéalisant, alors qu’eux-mêmes ne sont pas catholiques et conduisent un style de vie opposé au catholicisme. D'ailleurs, ils ne perdent pas occasion de critiquer le pape François, puisque cette religion dont ils ont la nostalgie ne peut être que celle qui leur donne raison. Une religion sur mesure, post-moderne.

La menace que présente cette idéologie est dans sa capacité à hégémoniser le débat, à séduire les électeurs modérés, à droite comme à gauche, dans le culte d’une République révolue qui, dans son agonie, se crispe en un délire sécuritaire. D’autres hypothèses de taxonomie sont acceptables, mais celle-ci a le mérite de nous aider à prévoir les (amples) marges d’expansion du phénomène dans les prochaines années. En effet, des passerelles existent toujours en puissance entre les modérés et les extrémistes, entre ceux qui écrivent et ceux qui tirent. Si l’on en croit les déclarations du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, entre 2017 et 2022 ont été déjoués non seulement trente-neuf attentats islamistes, mais aussi neuf d’ultra-droite. La prophétie de Houellebecq sur le réveil du terrorisme suprémaciste en réaction au djihadisme n’étonne personne, puisque c’est lui-même qui en alimente l’idéologie.

Les « valeurs de l'Occident » revendiquées par la droite xénophobe sont de moins en moins souvent les valeurs chrétiennes – qui servent surtout à donner un vernis identitaire et inspirent rarement une conduite de vie – et de plus en plus souvent un fondamentalisme libéral opposé à l’obscurantisme supposé des nouveaux arrivants. Le suprémacisme de la modernité a déjà produit, dans la dernière décennie, plusieurs assassins de masse, d’Anders Breivik en Norvège à Brenton Tarrant en Nouvelle Zélande17: loin d’une quelconque communauté religieuse ou de tradition conservatrice, ces individualistes radicaux mariaient une esthétique factice de templiers avec les codes de jeux vidéo.

Ces suprémacistes qui ne viennent ni du fascisme, ni du monarchisme, ni du catholicisme, ni de l’Action française, comme jadis les militants historiques du Front national, sont plutôt issus d’un centre radicalisé. C’est la religion civile de notre époque, le « sens commun » démocratique, qu’ils ont porté à l'extrême. Ni véritablement fascistes ni suprémacistes blancs, nous avons là des libéraux, des libertaires, des positivistes, des hédonistes, des matérialistes et des universalistes qui, pour défendre les valeurs de la modernité face à la perspective d’un épuisement de cette expérience historique, ont fini par la nier. Il est effectivement possible qu’une certaine civilisation moderne touche à sa fin, comme ne cessent de le répéter Houellebecq et Onfray – sans en comprendre les causes ni en tirer les conséquences. Disons alors qu’elle l’a peut-être bien mérité.

 

  • 1. Voir Hamza Esmili, « La politique dont Christchurch est le nom. Actualité du suprémacisme blanc et de l’islamophobie », Multitudes, vol. 76, n° 3, 2019, p. 13-19.
  • 2. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l'ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, Paris, 2002.
  • 3. Bernard Vorms, « Assimilation et dissimulation », Esprit, mars 2022.
  • 4. Un éditorialiste du Figaro a effectivement repris cette phrase du député Stanislas de Clermont-Tonnerre sur les juifs, en l’appliquant aux musulmans : "Il faut tout refuser aux musulmans comme nation et tout leur accorder comme individus", Le Figaro, 26 juillet 2016.
  • 5. Charles Taylor, “The dynamics of democratic exclusion”, Journal of Democracy, vol 9, n° 4, 1998, p. 143-156.
  • 6. J’ai developpé cet aspect dans Raffaele Alberto Ventura, "Cancel culture, censura e capitale morale", Vita e pensiero, 2022, 3.
  • 7. Michaël Foessel et Jonathan Chalier, « Tous antimodernes », Esprit, janvier-février 2023.
  • 8. Jürgen Habermas a formalisé ce principe, et pourtant lui-même y est revenu de façon critique, comme le rappellent Foessel et Chalier, dans Jürgen Habermas, Espace public et démocratie délibérative. Un tournant, trad. par Frédéric Joly, Paris, Gallimard, 2023.
  • 9. Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre, op. cit.
  • 10. Finkielkraut et Zemmour citent souvent la phrase d’origine, qui ne cache pas son inspiration nietszchéenne, selon laquelle le monde moderne est “plein de valeurs chrétiennes devenues folles”.
  • 11. Raffaele Alberto Ventura, “Demain, la guerre de tous contre tous ?” [en ligne], Le Grand Continent, 10 mai 2019.
  • 12. Antoine Lilti, L'héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil 2019.
  • 13. Jean-Fabien Spitz, La République ? Quelles valeurs ? Essai sur un nouvel intégrisme politique, Gallimard, Paris 2022, p. 19-20. L’auteur insiste cependant sur la déformation des idéaux d’origine et nie avec force que “le ver était dans le fruit”.
  • 14. Idem., p. 36
  • 15. Jurgen Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1985, p.103.
  • 16. Finkielkraut en est arrivé à écrire: "Nous sommes quand même avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne" (A. Finkielkraut, L’identité malheureuse, Paris, Gallimard, 2013, p. 102).
  • 17. Sur les contours de cette idéologie et son lien avec le “projet séculier”, voir Hamza Esmili, « La politique dont Christchurch est le nom. Actualité du suprémacisme blanc et de l’islamophobie », Multitudes, n° 76, 2019/3, p. 13-19.

Raffaele Alberto Ventura

Essayiste, il écrit dans la presse italienne (Domani) et collabore avec le site Le Grand Continent. Son dernier ouvrage paru en italien est Radical choc. Ascesa e caduta dei competenti (Einaudi, 2020)