
Maîtriser l’indicible
Au temps du réveil des identités, l’espace public se transforme en terrain d’affrontement pour établir ce que l’on peut ou ne pas dire. Il faut pourtant remettre sur le métier la question de l’indicible pour rendre la société plus inclusive.
C’est vers la fin du cinquième épisode qu’on assiste à la scène la plus bouleversante de la première saison de la série américaine Dear White People (2017), qui met en scène les tensions entre Blancs et Noirs dans une prestigieuse université américaine. Lors d’une soirée, un groupe d’étudiants danse. En entendant le tube Trap Niggas du rappeur Future, un Blanc (Addison) commence à chanter ; inévitablement, il répète plusieurs fois ce que les Américains appellent, pour ne pas le prononcer, le N-word. Un Noir (Reggie) lui demande gentiment de ne pas dire ce mot, mais Addison ne comprend pas la requête. Au fond, ce mot est utilisé dans la chanson par un chanteur noir et lui-même ne l’emploie pas avec une connotation raciste mais au contraire avec empathie. Reggie et Addison commencent à en discuter de façon de plus en plus animée, d’autres garçons blancs et noirs s’en mêlent et la température monte. Une bagarre démarre et c’est à ce moment qu’un policier (blanc) du campus intervient. Présumant que le fauteur de troubles doit être le Noir, il demande à Reggie ses papiers. Contrarié par cette injustice, Reggie refuse et s’énerve encore plus : c’est alors que le policier sort son pistolet et le pointe sur l’étudiant. Il n’ira pas plus loin, mais c’est largement suffisant pour marquer l’irruption d’une violence structurelle dans un environnement apparemment pacifié. L’expression qui se peint sur le visage de Reggie à ce moment n’est pas simplement de peur – la peur bien réelle de mourir pour un malentendu, sous les coups de la police, comme tant d’autres aux États-Unis –, mais aussi de colère et d’humiliation. Les étudiants noirs de Dear White People sont tous de richissimes bourgeois, et pourtant leurs privilèges ne suffisent pas à les mettre à l’abri d’un petit Blanc en uniforme.
Il y a un écart évident entre les causes futiles de cette altercation et son dénouement dramatique. Or cette scène nous suggère justement que dans un contexte de tensions sous-jacentes, rien n’est futile, et surtout pas le langage. C’est en tout cas ce que les Européens ont appris au siècle des guerres de Religion et ce que les Américains réapprennent aujourd’hui, au temps du réveil des identités[1]. Après avoir cru que le triomphe de la démocratie libérale serait aussi celui de l’exercice d’une liberté d’expression apaisée, nous voici sommés de faire nos comptes avec l’indicible. Il suffit d’un mot mal placé pour que tout un tissu de mémoires d’oppressions et de violences se réactualise.
La demande de Reggie pouvait paraître déraisonnable au spectateur blanc. Elle était pourtant rationnelle, en ce que le jeune Noir savait par expérience qu’un acte apparemment innocent peut suffire à bander le ressort d’une tragédie, comme chez Anouilh : « On donne le petit coup de pouce pour que cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d’honneur un beau matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question de trop que l’on se pose un soir[2]… » En même temps, c’est précisément en demandant à Addison de se censurer que Reggie a contribué à faire monter la tension. On touche là au cœur de la difficulté à maîtriser les effets du langage : certes, il faut pouvoir arbitrer sur ce qui est dicible, mais si l’espace public se transforme en terrain d’affrontement pour établir ce que l’on peut dire, les tensions que l’on voulait pacifier se retrouvent incessamment alimentées.
La fin du laisser dire
Les injures appartiennent à la catégorie plus vaste des actes de langage, c’est-à-dire des mots (ou plus largement des signes) qui produisent des effets sur le réel. Dans Quand dire, c’est faire, le philosophe anglais John Austin donnait plusieurs exemples d’actions qui s’accomplissent dans le langage[3] : promettre, menacer, jurer, provoquer quelqu’un en duel, rendre un verdict, donner un ordre, etc. En raison de leurs effets concrets, ces actes sont souvent encadrés par la loi : personne n’invoquerait la « liberté d’expression » pour défendre le mandataire d’un crime, bien que son crime s’accomplisse avant tout dans le langage, sous la forme de l’ordre ou de la promesse. Et si personne ne parle plus aujourd’hui du parjure comme du « plus grave de tous les péchés », le faux témoignage est toujours puni de prison. Il n’y a pas de doute que les injures et les blasphèmes sont aussi des actes de langage. Mais il n’y a pas d’accord général sur la nécessité, l’opportunité et la façon de les réguler. Si les sociétés se donnent généralement les moyens de légiférer sur ce qu’il est permis de dire et ce qui ne l’est pas, cette régulation est un équilibre fragile car le consensus autour de ce qu’il faut interdire ou pas n’a rien de stable, ni dans le temps, ni dans l’espace. C’est dans cette instabilité que l’« indicible » surgit.
En 1598, l’édit de Nantes énonçait ainsi la toute première mesure nécessaire pour pacifier la France ensanglantée par la guerre entre catholiques et protestants : « Que la mémoire de toutes choses passées d’une part et d’autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu’à notre avènement à la couronne et durant les autres troubles précédents et à leur occasion, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue[4]. » Il s’agit bel et bien de faire taire tout ce qui pourrait provoquer des réactions, en interdisant jusqu’au fait de faire mention des violences passées. Il ne s’agissait pas d’une mesure inédite : déjà chez les Grecs, il était question d’un devoir d’oublier les faits douloureux (mè mnèsikakein) après une guerre civile[5]. Mais la naissance de l’État moderne porte au plus haut point d’élaboration administrative cette logique. En réaction aux troubles de l’ordre public – bagarres, lynchages… – que provoquaient notamment les blasphèmes dans des sociétés profondément divisées, le xvie siècle avait déjà vu le développement de plusieurs dispositifs de régulation de l’expression publique : par exemple, en 1537 en France, l’institution du dépôt légal de tous les textes imprimés ou, en 1545 en Angleterre, la création d’un bureau centralisé d’émission de licences théâtrales (the master of the revels, l’intendant des menus plaisirs).
Souvent, il s’agissait moins de « faire taire » que de drainer la parole vers des lieux d’expression où elle était neutralisée, rendue inoffensive ou inopérante, parfois sublimée, comme la scène théâtrale. Il ne s’agissait pas non plus nécessairement d’interdire ou sanctionner, mais d’organiser, classer, déplacer, encadrer, distribuer, éventuellement rémunérer, promouvoir, bref soumettre la production artistique à des dispositifs gouvernementaux souples : la « concession », la « licence », le « privilège », la « permission », etc. Pour citer Foucault, la question du pouvoir n’était pas celle de savoir « comment dire non » aux forces qui menaçaient la polis, mais celle de savoir « comment dire oui », comment laisser dire la parole tout en désactivant son contenu performatif[6].
Comme le fait remarquer Austin, un acte de langage prononcé par un acteur sur la scène reste sans effet. Du moins, s’il s’agit d’un ordre ou d’une promesse ; mais qu’en est-il s’il s’agit d’une injure envers une minorité ou d’un blasphème ? Dans ce cas, le master of the revels le censurait – c’était d’ailleurs sa principale fonction – en considérant que ces types d’actes de langage ne peuvent pas être neutralisés. C’est sur la base du même principe que la justice française a condamné le comique Dieudonné pour incitation à la haine raciale, en estimant qu’il ne suffisait pas de prononcer ses propos sur une scène et sous le voile de l’humour pour les rendre inoffensifs.
Code inconnu
Les dilemmes contemporains ne sont pas si différents de ceux du xvie siècle. Comment faire coexister sur un même territoire des groupes humains dont les mémoires sont en conflit ? Comment éviter que des tensions sous-jacentes émergent et s’alimentent les unes les autres ? Le périmètre de la liberté d’expression est largement défini par les outils du droit, par exemple le délit d’incitation à la haine raciale. Mais la régulation de ce qui est dicible et de ce qui ne l’est pas passe aussi par des sanctions sociales non institutionnalisées, qui délimitent alors ce que l’on s’est mis à appeler le « politiquement correct ». Or cet indicible n’est pas de même nature que « ce qu’il est interdit de dire ». Et il paraît gagner en importance dans nos espaces publics. Le débat sur le N-word en est assez représentatif : si, jusqu’à très récemment, un réalisateur blanc comme Quentin Tarantino pouvait encore mettre ce terme dans la bouche de ses personnages en suscitant tout au plus des grincements de dents chez un militant comme Spike Lee, aujourd’hui, dans beaucoup de contextes publics, il est totalement proscrit aux non-Noirs – même sous forme de citation ou entre guillemets (car ce dont il est question ici n’est pas son usage raciste). Son statut d’indicibilité absolue est donc proche de celui du blasphème pour le master of the revels. En 1988, lors d’une conférence à l’université du Michigan, Toni Morrison évoquait l’indicibilité de tout ce qui relève de la race, ces « choses indicibles non dites » au cœur de la littérature américaine[7]. Aujourd’hui, l’écrivain américain Ta-Nehisi Coates considère que l’expérience qui consiste à ne pas pouvoir utiliser le N-word est instructive (“very, very insightful”) pour les Blancs, car elle leur apprend que « tout ne leur est pas permis[8] ».
Sur la base du principe de limitation de la liberté d’expression au nom de l’ordre public, les grands journaux américains firent le choix de ne pas montrer les caricatures de Mahomet parues dans Charlie Hebdo, ce qui a pu choquer au pays de Voltaire. Il s’agissait d’une approche pragmatique – à la fois au sens où elle répond à des exigences réelles et au sens où elle considère le langage dans ses effets concrets – qui fait de la maîtrise du dicible une condition fondamentale du vivre-ensemble. En ce sens, certains usages du « politiquement correct » ne sont pas dénués de fondement : lorsque cette expression commence à circuler, aux États-Unis, au début des années 1990, c’est pour reconstruire des règles de bienséance face au vide laissé par l’extinction des anciennes normes qui régissaient les rapports entre les sexes, voire les conflits entre groupes ethniques ou religieux. Le problème désormais est de comprendre d’où émanent ces nouvelles règles et sur la base de quels rapports de force elles évoluent. Pourquoi ce qui était acceptable il y a vingt ans dans Pulp Fiction ne l’est plus en 2019 ?
La frontière qui sépare le dicible et l’indicible doit faire l’objet d’une codification. Mais une société multiculturelle est précisément une mosaïque de codes : on ne peut plus compter, au sein d’une même société, sur l’existence d’un langage universellement partagé. Faut-il dire « Noir », ou « personne de couleur », ou « Black » comme le font les Parisiens avec mauvaise conscience ? Peut-on proférer un terme injurieux dans un contexte ironique, narratif, empathique, voire pour le dénoncer ? Et quid du mot « race », que toute une génération d’Européens et d’Américains a appris à ne plus utiliser au motif que les races n’existent pas d’un point de vue biologique, mais qui est aujourd’hui réinvesti par ceux qui revendiquent l’existence de la race, comme condition sociale et culturelle ? Tout est question de conventions, et pour qu’un Blanc comprenne pourquoi il ne devrait pas prononcer le N-word, il lui faut avoir lu beaucoup d’articles dans la presse américaine. Dans Dear White People, Addison et Reggie ne partagent pas le même code d’expression, et c’est là le vrai ressort de leur tragédie. C’est dans leur langue, bien plus que dans leur peau, qu’ils sont Noir et Blanc. Austin distinguait entre l’effet illocutoire d’un acte de langage, c’est-à-dire l’intention pragmatique du locuteur, et l’effet perlocutoire réel sur l’interlocuteur. Lorsque l’écart entre les deux se creuse, on entre dans une phase d’indétermination communicationnelle qui ne peut que produire du chaos. Le problème qui émerge aujourd’hui, et dont le malaise qui entoure les « excès du politiquement correct » n’est qu’un des symptômes, est une lutte hégémonique autour des codes. Les nouvelles technologies nous ont offert une extraordinaire machine à produire du malentendu en accélérant la circulation et la décontextualisation systématique des signes. Elles ont accompli le miracle de faire rencontrer tous les Addison et les Reggie de ce monde, de leur faire écouter la même musique, mais n’ont pas pu résoudre le problème de leur divergence autour de la question de l’indicible. Plus dramatique encore, c’est parce que beaucoup de Blancs américains se sont rebellés contre certaines de ces nouvelles règles d’indicibilité qu’ils ont voté pour Donald Trump au nom de leur « liberté d’expression », et à travers elle, pour un ordre social dont ils étaient nostalgiques. Le droit de prononcer le N-word ou, ailleurs, le droit de publier des caricatures blasphématoires sont ainsi devenus des enjeux politiques qui divisent l’opinion.
Le problème qui émerge aujourd’hui, et dont le malaise qui entoure les « excès du politiquement correct » n’est qu’un des symptômes, est une lutte hégémonique autour des codes.
Remettre régulièrement sur le métier la question de ce qu’il est permis de dire devrait permettre de rendre la société plus inclusive. Pourtant, le risque est d’obtenir l’effet inverse : au lieu de neutraliser le conflit, cela peut en fournir de nouveaux prétextes. Le nombre de triggers (déclencheurs verbaux) est potentiellement infini ainsi que la quantité de « micro-agressions » que chacun peut dénoncer au fil de son existence. Or nous savons depuis Michael Walzer que c’est en identifiant une agression que l’on justifie une guerre[9]. Si tous les rapports de communication se manifestent sous la forme de micro-agressions potentielles, alors le risque est tout simplement de fournir à tout un chacun sa petite « guerre juste » portative, tandis que la paix civile repose au contraire sur un état d’injustice limitée et acceptable. Le fait que nos sociétés sont aujourd’hui aux prises avec le phénomène de l’indicible semble être le signe majeur d’un pacte social fragilisé. Car ce dernier repose sur un pacte linguistique, que les mutations trop rapides de la société et de ses codes ont rendu de plus en plus précaire. Faudra-t-il donc bientôt étendre le principe de précaution à tous les risques communicationnels ? D’ici là, et pour refonder notre pacte linguistique, nous aurons besoin de solutions pragmatiques, à défaut d’être idéales.
[1] - Francis Fukuyama, Identity: Contemporary Identity Politics and the Struggle for Recognition, Londres, Profile Books, 2018.
[2] - Jean Anouilh, Antigone [1944], Paris, La Table ronde, 1980.
[3] - John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire [1962], trad. par Gilles Lane, Paris, Seuil, 1991.
[4] - Bernard Cottret, L’Édit de Nantes, Paris, Perrin, 1997.
[5] - Giorgio Agamben, La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, trad. par Joël Gayraud, Paris, Seuil, 2015.
[6] - Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Ehess/Gallimard/Seuil, 2004.
[7] - Toni Morrison, “Unspeakable things unspoken: The Afro-American presence in American literature”, Michigan Quarterly Review, vol. 28, no 1, 1989.
[8] - Marc Bain, “Ta-Nehisi Coates gently explains why white people can’t rap the n-word”, Quartzy, 13 novembre 2017.
[9] - Michael Walzer, Guerres justes et injustes, trad. par Simone Chambon et Anne Wicke, Paris, Gallimard, 2006.