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Matera, Italie
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Flux d'actualités

Pasolini, you too ?

La construction sociale du consentement

Quand un certain rapport de pouvoir entre en crise – aujourd’hui, celui d’une certaine élite culturelle –, ce sont avant tout ses représentations qui cèdent : d’un coup, la réalité entière apparaît sous une lumière différente.

L’écrivain Gabriel Matzneff, des cinéastes et des metteurs en scène, des entraîneurs de multiples disciplines sportives et des célébrités de toute sorte sont aujourd’hui décriés voire honnis en tant que prédateurs sexuels par les milieux, notamment médiatiques, qui les avait longtemps encensés ou qui, au minimum, ont gardé le silence alors qu’ils « savaient ». On peut parler d’évolution des mœurs, certes. Mais ne devrait-on pas aussi s’interroger sur la logique sélective de ces jugements ? On condamne ici ce que l’on tolère là, et de toute façon, on pardonne plus aisément à ses amis qu’à ses ennemis. Quid, par exemple, de Pier Paolo Pasolini, qui a entretenu lui aussi des relations avec des mineurs, se demande Dominique Hernandez dans Le Monde[1] ? Le poète et cinéaste italien suscitait en effet le scandale chez beaucoup, qui passaient alors pour des conservateurs invétérés, alors que d’autres, qui le défendaient, étaient considérés comme de courageux libéraux. Son cas est différent de celui de Matzneff et d’autres personnalités sur la sellette aujourd’hui. Mais il mettait déjà en scène ces deux mécanismes opposés ou parallèles de la construction sociale que sont l’infamie ou le prestige.

C’est en effet sur son prestige d’écrivain que Gabriel Matzneff s’appuyait pour séduire les jeunes filles, c’est-à-dire aussi pour manipuler leur jugement. Il n’est à ce jour accusé d’aucune violence au sens strict du terme : sa culpabilité tient principalement au présupposé, moral et juridique, qu’une personne de quatorze ans ou moins est incapable de formuler son consentement à un acte sexuel avec un adulte. Ce présupposé était remis en question dans une pétition, publiée dans Le Monde le 26 janvier 1977 et signée par des dizaines d’intellectuels. Le même mot –« consentement » – a été choisi par Vanessa Springora comme titre du récit de sa relation adolescente avec l’écrivain[2]. Il est aussi implicitement présent dans le mouvement #MeToo quand il affirme que certains déséquilibres de genre, classe, statut, hiérarchie, race ou âge réalisent une forme d’emprise et brouillent la capacité de consentir à un acte sexuel. Les victimes d’abus sexuels et spirituels par le clergé ne disent pas autre chose.

On se posait déjà ces questions à propos du cas Pasolini, où s’opposaient les deux extrêmes du spectre de la réputation : l’infamie et le prestige. L’infamie, c’est cette vox populi qui l’a hanté pendant un quart de siècle, du premier scandale en 1949 jusqu’à son assassinat en 1975. Le prestige, c’est la renommée de l’artiste, qui a lui permis d’exercer un pouvoir sur les corps et les esprits, non seulement dans sa vie privée mais aussi sur les plateaux de tournage, en produisant du consentement. -

« La seule vraie anarchie est celle du pouvoir », affirme justement un des personnages de Salò ou les 120 journées de Sodome, une œuvre posthume. Or ce que ce film nous donne à voir n’est pas seulement le pouvoir que certains personnages exercent sur les autres dans l’espace de la fiction, mais aussi celui du cinéaste sur ses acteurs. Lui-même finit par incarner une « anarchie du pouvoir » aux yeux de la société italienne, qui le perçoit comme un prédateur sexuel impuni. Revenir sur le cas Pasolini est une façon d’examiner les « courts-circuits réputationnels », qui déterminent la capacité d’un individu à jouir de la « servitude volontaire » de ses pairs, ou au contraire à susciter leur réprobation. Qu’est-ce qui nous empêche alors de considérer la totalité des rapports sociaux comme des rapports d’emprise ? Loin de vouloir noyer les considérations morales en mettant tout sur le même plan, il faut bien admettre qu’on a à faire avec une question quasi philosophique : celle du libre arbitre (des victimes), voire celle du pouvoir (des prédateurs).

 

Les poids et les mesures

Quand on dit que les temps changent, on entend plutôt que changent les rapports de force. Selon plusieurs observateurs, la pédophilie n’était pas forcément plus acceptable dans les années 1970 qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mais les voix critiques étaient moins audibles, voire stigmatisées comme conservatrices, ignorantes ou dues à des « mal-baisées » (comme Denise Bombardier, après l’émission Apostrophes de Bernard Pivot du 2 mars 1990, où elle manifesta son mépris pour Matzneff). En réalité, la logique du jugement moral est souvent politique. Longtemps, en effet, la confusion entre pédophilie et homosexualité a été entretenue de façon intentionnelle, principalement par ses opposants conservateurs, mais parfois aussi par les militants plus radicaux comme Guy Hocquenghem en France ou Mario Mieli en Italie. Les homosexuels ont dû faire un long travail de pédagogie pour éradiquer ce lieu commun, pourtant toujours inscrit dans le registre familier de la langue française avec le terme méprisant de « pédé ». Cependant, pour Pasolini, la qualification de pédophile (ou plus exactement de pédéraste) n’avait rien d’un amalgame, car elle reposait sur la scène fondatrice de sa mythologie personnelle : le procès subi en 1949 pour obscénité et corruption de mineurs.

Il était alors un jeune poète, militant communiste et enseignant de collège dans un petit village du Frioul. Ses lettres et ses premiers écrits témoignent d’un rapport tourmenté avec son orientation sexuelle, devenue publique à travers une dénonciation anonyme. On l’accusait d’avoir eu des relations sexuelles monnayées avec des garçons de quinze ou seize ans, qui n’avaient pourtant jamais eu l’idée de porter plainte. Il est vrai que l’avocat de l’accusé leur avait versé une belle somme en guise de dédommagement. Si le jeune poète ne fut finalement pas condamné, il en subit pourtant de lourdes conséquences : il perdit son travail d’enseignant, dut quitter le Frioul et fut expulsé par le Parti communiste pour « indignité morale ». La dénonciation était probablement une manœuvre politique de ses opposants politiques démocrates-chrétiens, mais c’est la réaction de ses propres amis – le quotidien communiste L’Unità parla d’une « dégénérescence bourgeoise » sans qu’on sache s’il s’agissait de pédérastie ou d’homosexualité – qui le blessa le plus.

Une trentaine d’années plus tard, Alberto Moravia évoquait les vicissitudes judiciaires de Pasolini comme la preuve de « l’hostilité du monde contre sa condition de différent » ; il alla jusqu’à évoquer une complicité morale des contempteurs du poète dans son assassinat. Mais aujourd’hui, comment jugerions-nous le comportement d’un enseignant de collège qui se fait caresser par un jeune de quinze ans, ou d’un réalisateur reconnu s’adonnant au tourisme sexuel ? Notre sensibilité ressemble plus à celle des années 1950 qu’à celle des années 1970. Elle refuse la « condition dans laquelle aimer signifie corrompre », proteste Moravia sur un ton pathétique. Mais son indignation peut-elle balayer d’un revers de main les questions à propos du consentement ?

On évoque souvent le « talent artistique » ou la « qualité de plume » pour justifier l’état d’exception dont bénéficierait tel cinéaste ou tel écrivain malgré des agissements interdits par la loi. Cette impunité liée au statut, parfois simplement fantasmée, choque l’opinion publique et particulièrement les classes populaires. La revendication de ce statut exceptionnel est récurrente chez Pasolini. Dans un article célèbre, il attribue même à l’intellectuel une sorte de don de voyance[3]. Lors de son procès pour corruption de mineur, sa défense consista en l’évocation des « raisons littéraires » qui étaient censées le justifier : il s’agissait d’une « expérience érotique de caractère et d’origine littéraire, accentuée par la lecture récente d’un roman à thématique homosexuelle de Gide[4] ». Mais qu’est-ce qui est littéraire, ou artistique ? Ne faut-il pas que la société statue sur cette condition exceptionnelle qui conférerait une licence face aux lois morales ? Qu’il y ait consensus sur ce qui a valeur de capital : succès, mérite, prix et autres récompenses ? Or cette négociation se fait à l’intérieur de chaque groupe et de chaque champ, créant des « conflits de juridiction » permanents. La biographie de Pasolini donne à voir de façon évidente cet écart entre les jugements des différents groupes sociaux, avec ses conséquences dramatiques.

 

La construction sociale de Pasolini

Contraint à un coming out sur tous les fronts et dans tous les sens – sexuel mais aussi professionnel, géographique et politique –, le jeune Pier Paolo se retrouve à Rome où il décide de se consacrer entièrement à la carrière intellectuelle, en assumant sa différence. C’est à ce moment qu’il devient véritablement Pasolini, construit dans un geste d’exclusion par une société qui en fait son golem. En 1955, il publie le roman réaliste Ragazzi di vita, son premier succès[5], et avec lui commence une séquence ininterrompue de procès jusqu’à sa mort, et même au-delà : trente-trois procès en vingt ans ! Presque aucun ne concerne directement sa vie sexuelle, mais tous portent l’empreinte des fantasmes que l’opinion publique projette sur cet aspect de sa vie. Non seulement ses romans et ses films sont souvent accusées d’obscénité, mais Pasolini lui-même devient l’objet d’une psychose collective qui fait surgir de partout des accusations improbables, vite démenties ou rétractées par lui : il aurait agressé un pompiste avec un pistolet à projectiles d’or, il aurait aidé un délinquant à s’échapper après un vol, il aurait enlevé un homme pour lui voler son manuscrit… Connu comme peintre des bas-fonds de la société, il en devient par métonymie le représentant et l’incarnation, dans une confusion emblématique entre son œuvre et sa vie.

Au début des années 1960, il est devenu un personnage public en Italie. Dix ans après, c’est un artiste reconnu partout dans le monde, et qui accumule les plus hautes récompenses cinématographiques : Cannes, Venise, Berlin… Mais il est aussi connu pour ses amours adolescentes, sa prédilection pour les jeunes pauvres et ignorants des périphéries. Ainsi, se creuse l’écart entre ses réputations multiples, entre prestige culturel et infamie sociale : « Le succès, la célébrité, l’influence sur la communauté nationale, l’estime internationale augmentent l’hostilité de l’opinion réactionnaire qui l’élit symbole d’une culture subversive et négatrice des valeurs morales traditionnelles[6]. »

La presse attise ces hallucinations en relayant les rumeurs, les magistrats le persécutent mais sont systématiquement forcés de l’acquitter. Cette pression ne manque pas de radicaliser le cinéaste, qui semble progressivement adopter le rôle de provocateur que la société veut lui imposer. Toujours selon Moravia, « Pasolini est mort de façon cohérente non avec sa vie mais avec les préjugés et le convictions de la société italienne[7] ». Au début des années 1970, il est de plus en plus souvent l’objet de menaces anonymes, d’insultes, parfois d’agressions physiques. Il réagit par la surenchère en annonçant le tournage de Salò : « Ce film dépasse tellement les limites que tout ce qu’ils disent de moi devra être exprimé avec des termes encore nouveaux[8]. » La tension est à son comble en 1974, l’année où en France sort Les moins de seize ans de Gabriel Matzneff. On pouvait croire alors que ces œuvres scandaleuses ouvraient une époque nouvelle. Il faut reconnaître aujourd’hui qu’elles étaient plus probablement les signes avant-coureurs de sa fin.

En cette confusion entre réalité et fiction, entre le Pasolini-réel et le Pasolini-personnage, réside peut-être le secret de sa vie et de sa mort. Pour l’opinion conservatrice, les contradictions morales de Pasolini sont le symbole de toutes les contradictions, voire des hypocrisies, de l’intellectuel engagé : comment ce poète peut-il critiquer l’exploitation capitaliste, alors qu’il consomme des jeunes corps en profitant de ses avantages économiques et sociaux ? Dans le Corriere della Sera, il évoquait sa nostalgie pour la société traditionnelle, mais il apparaissait nécessairement comme le signe le plus évident de la brutale modernisation du pays, et ce qui choquait la morale populaire et petite-bourgeoise, c’était son image d’homme semblant vivre au-dessus des lois. Au sommet de sa célébrité, il convoqua des dizaines de jeunes acteurs pour un film, Salo, qui s’annonçait monstrueux. Il s’agissait bien sûr d’une fiction promotionnelle, mais cultivée avec tant d’obstination – par Pasolini lui-même et non pas ses ennemis – que l’opinion publique finit par y croire. Dans sa dernière interview à la télévision française, le réalisateur raconta qu’il était de plus en plus harcelé par des « moralisateurs » qui l’insultaient dans la rue.

 

L’anarchie du pouvoir

Et un demi-siècle après cet épisode, il est légitime de s’interroger. À l’aune de notre sensibilité nouvelle aux conditions de travail sur les plateaux de cinéma – pensons notamment aux polémiques qui ont touché Lars von Trier ou Bernardo Bertolucci –, comment jugerions-nous l’expérience de tournage extrême d’un film comme Salò ? Selon Pasolini, « le sexe dans Salò est une représentation ou une métaphore de la situation que nous vivons de nos temps : le sexe comme contrainte et comme laideur[9]. » Mais on est bien obligé de se demander si, en plus de la dénonciation du fascisme que représente la société de consommation, Salò ne serait pas aussi la documentation quasi pornographique du délire totalitaire de son réalisateur – de l’anarchie du pouvoir réalisée. Pasolini a construit sa propre Salò et s’y est enfermé pendant environ 120 journées, en donnant vie à une « hétérotopie  : un espace isolé où il a pu exercer sa propre juridiction.

Bien sûr, les excréments mangés par les personnages ne sont pas de vrais excréments, ni les meurtres des véritables meurtres, ni les actes sexuels pratiqués des actes réels, mais ce que les acteurs acceptent de dire ou de mimer n’est pas moins humiliant. Si l’on en croit des témoignages, plusieurs jeunes acteurs non professionnels participant au tournage en furent traumatisés. Un témoin raconte : « L’atmosphère particulière était tendue, c’était presque irréel, comme vivre dans une autre réalité : beaucoup de silence pour pouvoir se concentrer sur ce que nous étions en train de vivre et de jouer… Il fallait voir comment les garçons qui interprétaient les collabos en étaient à la fin totalement excités. Je ne sais pas s’ils buvaient ou quoi, mais il y avait quelque chose de sinistre en eux, ils faisaient véritablement peur. N’oublions pas que le tournage a duré quatre, cinq mois, et à la fin on était complètement dans la peau de nos personnages. Quand nous quittions le plateau il nous semblait que le monde était une autre réalité, pas la vraie[10]. »

D’autres témoignages parlent d’une atmosphère très lourde : « Prenons la scène de la [merde], le moment où la fille vomit ; elle s’était tellement identifiée qu’elle a vraiment vomi sur le plateau[11]. » Aucun témoin, toutefois, ne met en doute le professionnalisme de Pasolini, qui était lui-même troublé : « Pasolini se sentait très mal quand nous filmions les tortures. Je me souviens qu’il allait derrière la caméra, il tournait les scènes de torture, puis s’éloignait et allait aux toilettes. Il avait mal au cœur. C’était difficile pour lui de tourner ces scènes. Nous avons tourné pendant plusieurs jours, elles ont été longues et fatigantes[12]. » Une jeune actrice reconnaît l’efficacité de cette méthode : « Normalement, à ma connaissance, le réalisateur vous prépare d’une façon ou d’une autre à ce que vous devez faire. Il vous explique tout et vous savez donc à quoi vous attendre, comment vous devez jouer. Mais Pasolini nous a donné l’opportunité d’être authentiquement choqués. Il ne nous disait jamais en avance ce qu’on devait faire. Donc chaque nouvelle journée était… surprenante. Il voulait que notre jeu soit naturel : donc quand nous étions censés faire quelque chose d’horrible, ou intéressant, nous étions tous effrayées, ou intéressés […] Nous n’étions pas seulement choqués mais effrayés, très effrayés[13]. »

Ce souci de réalisme indique que Pasolini cherchait un effet documentaire et que la violence psychologique a dans Salò un côté snuff movie. On revient donc à la question du consentement. Qu’est-ce qui fait qu’on accepte d’être filmé nu à quatre pattes tenu comme un chien à une laisse, comme dans la scène plus connue de Salò, ou au contraire qu’on considère cela comme une grave humiliation, comme ce fut le cas pour les prisonniers irakiens de la prison d’Abu Ghraib entre 2003 et 2004 ? Qu’est-ce qui fait des premières images une œuvre d’art et des secondes une grave violation des droits de l’homme ? La différence est évidente : à Abu Ghraib, l’obéissance est extorquée aux prisonniers par la violence, tandis que sur le plateau d’un film l’acteur obtient en échange de son exhibition volontaire un avantage économique ou symbolique. La différence tient encore et toujours au consentement. Pourtant, l’existence d’un échange ne résout plus aujourd’hui la question morale. Car revient l’attention – et le soupçon – sur les asymétries qui rendent possible ce rapport de domination : prestige, pouvoir, richesse, culture, âge…

 

Consensus temporaire et servitude volontaire

C’est en effet son prestige d’intellectuel, sa position au cœur de la société capitaliste, qui a donné à Pasolini le pouvoir de disposer de ses acteurs. Sur le plateau de Salò, des situations humiliantes étaient tenues pour acceptables du fait de l’autorité de l’Art. C’est ainsi que se faisait la construction sociale du consentement.

C’est au fond la même histoire que racontait déjà Cervantès dans son Don Quichotte au début du Grand Siècle. Pour convaincre son entourage de la réalité de ses lubies, le chevalier à la triste figure évoque un enchantement (une emprise) qui empêcherait le commun des mortels de voir les choses comment elles sont vraiment – c’est-à-dire comme lui les voit. Ce n’est donc pas Don Quichotte qui est fou en utilisant une écuelle comme casque, mais l’enchantement qui fait apparaître le casque comme une écuelle. Cette explication finit par convaincre son écuyer Sancho Panza, car c’est un paysan ignorant, alors que le chevalier est un gentilhomme. Leur différence sociale fait prévaloir une certaine vision du monde, si improbable soit-elle. Si le chevalier avait dit à Sancho de se mettre nu à quatre pattes, il n’y a pas de doutes que l’écuyer l’aurait fait.

Ce qui frappe le plus dans le témoignage de Vanessa Springora est bien l’état d’hypnose collective dans lequel semble plongé son entourage : tout le monde semble trouver tolérable qu’une fille de quatorze ans ait une relation avec un monsieur de cinquante ans, du moins lorsqu’il s’agit d’un écrivain reconnu. Saint-Germain-des-Prés constituait-il une hétérotopie, un plateau, où les romans du marquis de Sade étaient, durant une période, incessamment mis en scène ? Non : fantasme, là aussi, comme ceux qui persécutaient Pasolini, et qui nourrit longtemps, jusqu’aujourd’hui, de noires légendes sur la « France d’en haut », même si une « exception morale » semble bien accompagner l’« exception culturelle ». C’est de ce consensus temporaire dont nous parle encore Cervantès, quand il raconte la farce que certains personnages orchestrent dans le dos d’un barbier ignare : à force de faire semblant de croire aux délires de Don Quichotte, ils parviennent à convaincre le barbier que l’écuelle est réellement un armet. Pour citer Vanessa Springora : « Il faut croire que l’artiste appartient à une caste à part, qu’il est un être aux vertus supérieures auquel nous offrons un mandat de toute-puissance, sans autre contrepartie que la production d’une œuvre originale et subversive, une sorte d’aristocrate détenteur de privilèges exceptionnels devant lequel notre jugement, dans un état de sidération aveugle, doit s’effacer[14]. »

Quand un certain rapport de pouvoir entre en crise – aujourd’hui, celui d’une certaine élite culturelle –, ce sont avant tout ses représentations qui cèdent : d’un coup, la réalité entière apparaît sous une lumière différente. Ce qui semblait de l’amour semble un abus, ce qui ressemblait du consentement se révèle une emprise, ce qui semblait normal devient effroyable – comme l’écuelle de Don Quichotte quand l’enchantement s’évanouit. Tout ceci n’aura donc été qu’un mauvais rêve ? Il aura duré, tout de même, un demi-siècle. Mais souvenons-nous de Zhuangzi : on ne met fin à un rêve qu’en se réveillant dans un autre.

 

Les furies

Les frictions entre paradigmes moraux, qui sont des frictions entre groupes sociaux, marquent les changements d’époque, ce sont des transferts d’hégémonie. Et elles peuvent être particulièrement violentes. Déjà avant la parution du livre de Vanessa Springora, les sorties publiques de Matzneff s’étaient faites plus rares à cause (selon ses propres dires il y a plus de vingt ans) des réactions viscérales, des insultes reçues et parfois d’agressions physiques. Toute tentative de justice privée est détestable, mais il faut admettre qu’elle réagit souvent à un sentiment d’échec de la justice publique. La violence déchaînée par le sentiment d’impunité peut aller très loin, si l’on suit la lecture sacrificielle du meurtre de Pasolini proposée par Moravia. René Girard l’avait exprimé très clairement dès 1972 : « C’est le système judiciaire qui écarte la menace de la vengeance. Il ne supprime pas la vengeance : il la limite à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine[15]. »

Des cas particuliers deviennent des cas médiatiques quand l’impunité d’un individu est perçue comme le symbole d’une impunité générale ; ils manifestent la domination d’un groupe sur un autre, des élites sur le peuple, des hommes sur les femmes… Dans le cas de Roman Polanski, les féministes qui ont soutenu le boycott des films du réalisateur considèrent que l’indifférence de l’opinion publique sur son passé indique une indifférence quant aux violences faites aux femmes. Le sentiment d’une impunité trouble l’ordre social : comme chez Eschyle, il déchaîne la furie des Euménides. Peu importent au fond les raisons du coupable, inscrites dans la nature humaine : on peut, après tout, concevoir l’attirance d’un adulte vers un mineur et d’un mineur vers un adulte mais, comme l’a écrit sur Twitter, le 24 décembre 2019, la militante féministe Valérie Rey-Robert, « c’est votre putain de rôle d’adulte de leur mettre des limites immédiates ».

Si aucun dispositif familial, social, juridique n’intervient pour imposer des limites, l’ordre ne peut être rétabli que par le sacrifice symbolique du coupable, afin de tracer une ligne entre le licite et l’illicite, les coupables et les innocents. La tentation du sacrifice est le remède extrême à un conflit moral qui touche le corps social. Mais, à son tour, le cas de Pasolini montre que le jeu du sacrifice peut vite devenir sanglant et que les « affaires de mœurs » (définition loin d’être neutre et consensuelle) sont toujours une continuation de la politique par d’autres moyens.

 

[1] Voir Dominique Fernandez, « Affaire Matzneff : “Tous s’achètent une bonne conscience en attaquant un homme à terre” », Le Monde, 13 janvier 2020.

[2] Vanessa Springora, Le Consentement, Paris, Grasset, 2020.

[3] Pier Paolo Pasolini, « Cos’è questo golpe? Io so », Corriere della Sera, 14 novembre 1974.

[4] Déclaration rendue aux Carabinieri de Casarsa, verbalisée le 17 ottobre 1949, cité dans Laura Betti (sous la dir. de), Pasolini: cronaca giudiziaria, persecuzione, morte, Milano, Garzanti, 1977.

[5] Pier Paolo Pasolini, Les Ragazzi [1955], trad. par Claude Henry, Paris, 10/18, 2005.

[6] L. Betti (sous la dir. de), Pasolini…, op. cit., p. 100.

[7] Alberto Moravia, « Introduction », dans L. Betti (sous la dir. de), Pasolini…, op. cit.

[8] Pier Paolo Pasolini, « Autointervista », dans Le regole di una illusione, Rome, Ass. Fondo Pier Paolo Pasolini, 1991, p. 319.

[9] Ibid.

[10] Les témoignages sont tirés de l’ouvrage de Fabian Cevallos et Mario Sesti, Salò: mistero, crudeltà e follia, Rome, L’erma di Bretschneider, 2005.

[11] Ibid.

[12] Ibid.

[13] Backstage sur le plateau de Salò (Italie/1975, 60’) de Gideon Bachmann. Sur le tournage, voir aussi le livre de Uberto Paolo Quintavalle, Giornate di Sodoma, Milano, SugarCo, 1976.

[14] V. Springora, Le Consentement, op. cit.

[15] René Girard, La Violence et le Sacré, Paris, Grasset, 1972, p. 32.

Raffaele Alberto Ventura

Essayiste, il écrit dans la presse italienne (Domani) et collabore avec le site Le Grand Continent. Son dernier ouvrage paru en italien est Radical choc. Ascesa e caduta dei competenti (Einaudi, 2020)