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Source : imdb - DR
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Le temps de l'exil. Entretien avec Rithy Panh

Propos recueillis par Clément Dumas

janv./févr. 2019

À l’occasion de la sortie Dvd d’Exil et de La France est notre patrie et en attendant la sortie des Tombeaux sans noms, nous avons rencontré le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh. Exil explore la mémoire d’un génocide à partir des rêves d’un jeune homme cloîtré dans une pièce. Plusieurs images interrompent son repos : archives du régime des Khmers rouges, série d’objets liés à l’enfance ou encore la lune et les planètes. La France est notre patrie discute, exclusivement au moyen d’images d’archives de l’époque, de la colonisation de l’Indochine par la France. Entrecoupées par les observations d’un médecin colonialiste, les images révèlent les mécanismes souterrains de la colonisation : volonté de domination, mission civilisatrice et rapport à l’autre à partir des différences visibles. À travers ces deux films, Rithy Panh continue l’exploration minutieuse de la mémoire de son pays.

Exil est un film hybride. On est frappé par l’hétérogénéité des matériaux : images d’archives filmées par les Khmers rouges, voix off poétique, séquences filmées. Tous ces éléments s’organisent autour d’un même espace, l’intérieur d’une maisonnette aux parois de bambous. C’est un lieu de mémoire (votre personnage est confronté aux objets de son passé), mais c’est aussi un lieu onirique (la lune et le soleil viennent s’y déposer). Comment avez-vous imaginé ce dispositif scénique ?

Cette pièce est un espace intérieur, fermé et intime, un peu comme un point en vous que personne ne peut atteindre. Ça peut être un chantier, une maison, une cabane. Les objets ont été le point de départ. Par exemple, quand je revois aujourd’hui une cuillère, sa simple vue me rappelle le passé. Quand on n’a plus de cuillère, on ne peut plus manger, et l’objet devient plus important que la vie. Je me souviens aussi que, dans la journée, le seul espace de liberté qu’on avait, c’était la nuit et ce moment où on est hors du travail. On peut alors rêver, inventer, se créer un refuge. On se remémore les souvenirs les plus importants et les plus chers. Cette activité permet de se maintenir en vie. À vrai dire, j’avais perdu la notion du temps, je ne savais plus les dates. La lune était la seule chose qui me restait comme repère temporel : une pleine lune, c’est un mois. C’était comme ça que j’avais une idée du temps, entre croissance et décroissance de la lune.

Est-ce que cet espace mental est plutôt un espace de résistance, de survie dirigée vers le présent et le futur, ou bien au contraire un espace de patrimonialisation, de sauvegarde de la mémoire et donc tourné vers le passé?

C’est surtout un lieu de refuge. Si on est capable de construire ce refuge au fond de soi-même, on a un peu plus de chances que les autres de s’en sortir. Tout le monde n’en est malheureusement pas capable. Il faut avoir une ouverture en soi et une éducation. J’ai su lire très tôt car mon père a travaillé toute sa vie dans l’Éducation nationale. Je lisais, j’écoutais de la musique et j’inventais des paroles sur les musiques des Beatles, de Polnareff, des Bee Gees. Ce fut ma protection. Si je n’avais pas écouté cette musique ou si je n’avais pas écouté mon père lire Prévert, je serais mort. Je ne comprenais pas encore les mots et leurs significations, mais je répétais les syllabes. La résistance à la barbarie se fait à partir de ce temps que l’on accorde à la culture. Aujourd’hui, le numérique va trop vite et va tout écraser. On voit bien comment les élections sont influencées par ces manipulations. On nous martèle pendant des semaines un nom, une formule, une idée. Ce sont des spéculations sur les émotions des gens qui visent la disponibilité du cerveau. Quand on essaye de faire autrement, l’espace de programmation dont on dispose est beaucoup moins avantageux, entre onze heures et minuit. On pense que le public n’aime pas. En principe, j’essaye de prendre toutes les libertés. J’utilise des collages ; les images et les paroles sont décalées. On est toujours un peu emprisonné par ce sentiment de devoir travailler pour le spectateur et on a peur que le public ne comprenne pas. Le danger est qu’à force d’expliquer, on enferme le spectateur dans une unique manière de voir.

Comme dans vos livres L’Élimination[1] et L’Image manquante[2], on retrouve deux temporalités intempestives qui font retour: la temporalité de l’enfance meurtrie, habitée par des objets, des photographies, des gestes, et celle de l’adulte qui n’accepte plus l’injustice. Comment entremêlez-vous ces deux regards sur le passé?

Quand on a commencé à faire le film, personne ne savait à quoi il allait ressembler. Arte pensait que le film se passait en France car le texte de description pouvait le laisser entendre. Au début, je posais simplement des objets, puis la cabane et le toit sont venus. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais besoin de rester à l’intérieur, contrairement à mes films précédents. Pour filmer dehors, il faut être plus jeune ou plus courageux. Peut-être aussi que j’avais peur de me confronter à une réalité trop difficile et que je me suis barricadé. J’avais en tout cas le désir de rester à l’intérieur. Après, les textes sont apparus. ­Christophe Bataille m’envoyait ses textes et moi je lui envoyais des poèmes. C’était un peu comme un collage poétique. J’étais à la recherche de cette poésie qui m’a tant fait vivre et qui m’a sauvé : cette tonalité humaniste qui résiste aux slogans. On en revient à cette dualité entre esthétique totalitaire et esthétique de liberté. Je m’inscris dans la filiation de Chris Marker ou du dernier Jean-Luc Godard. La même démarche répond aux mêmes besoins.

L’acteur qui a enregistré la voix, Randal Douc, n’avait même pas les images ou l’ordre du texte. Il est professeur de mathématiques. Il a compris instinctivement la structure de la langue et du texte. L’aspect poétique est présent, mais la grammaire et la structure des phrases étaient très importantes. Un comédien n’aurait pas naturellement compris le texte alors qu’un comédien mathématicien le pouvait. Je n’ai pas eu besoin de lui faire refaire ou de lui donner des indications. Il a d’instinct cette intelligence du phrasé. Même si je fais encore beaucoup de fautes de grammaire, que Christophe Bataille corrige, je trouve la langue française incroyable de précision et de finesse. Au début, je tournais et j’enregistrais en français, en hommage à mon père qui aimait profondément cette langue, qui est ensuite devenue la mienne.

Quel est le lien entre les textes poétiques et ces gros plans de mains et de gestes ?

Ces très gros plans et ces détails constituent ce que je ressens depuis longtemps au contact des poèmes : quelque chose de physique et de concret. Quand je suis arrivé en France, je ne comprenais pas la langue, mais j’avais lu L’Étranger en khmer et j’essayais de le traduire. On m’a dit de commencer plutôt par Marcel Pagnol. Ces textes de Camus, de René Char, m’aident. En Seconde, quand j’ai repris l’école en France, j’ai ressenti un peu la même chose que devant les films de Tarkovski : l’activité culturelle était du concret, du ressenti physique. J’avais peur en commençant le cinéma de l’onirisme, des rêveries. Quand j’ai appris à lire et à regarder des films, j’ai trouvé ce côté au contraire démiurgique et manuel de la création.

Le film a été prolongé, en 2017, au Festival international et forum sur les droits humains de Genève, par une exposition où certains des objets du film, des photographies et des installations étaient habilement placés à -l’intérieur d’un espace. Était-ce important de faire vivre le film à -l’extérieur? Comme si la salle de cinéma ne suffisait plus…

C’est une expérience très différente. Le cinéma peut être à la fois sensationnel et physique. J’ai voulu, à Genève, que le public ait un espace de circulation plus libre et ainsi déplacer la question de l’exil, au centre du film, vers celle de la migration. Qu’est-ce que cela signifie d’être dans cette forme de bateau, avec un regard lointain vers des images noyées et traverser des rivières ? Je suis tracassé par le terme qu’on utilise pour qualifier les réfugiés et les migrants aujourd’hui : on dit d’eux qu’ils sont «  illégaux  ». Ils n’ont peut-être pas de passeport ou de papiers, mais cela me semble très grave de dire que quelqu’un n’est pas légal, qu’il est hors la loi. J’essaye ainsi de faire entendre la voix de l’autre dans ce qu’elle a d’humain contre ­l’assignation de gens comme Trump qui les désigne comme voleurs, violeurs ou tueurs.

Vous traitez également de l’altérité fondée sur la domination coloniale. Dans La France est notre patrie, vous intercalez des images d’archives des Français s’installant en Indochine avec les intertitres d’un certain docteur Legendre. Que représente le discours de ce médecin français?

Quand j’ai préparé le film, je me suis mis dans le contexte de l’époque. Cette rencontre de l’autre qui ne ressemble pas à moi, c’est souvent la rencontre de l’animal. Le regard médical permettait au docteur Legendre de savoir parfaitement que l’autre appartient à la même espèce. Malgré ce regard guidé par la connaissance, il considère tout de même les «  colonisés  » comme moins humains. C’est étonnant. Il y a cette violence persistante qui a dominé le discours scientifique du colonialisme : on y va pour civiliser et conquérir. Cette mission civilisatrice, on la retrouve d’ailleurs encore dans le discours politique de François Fillon qui parlait « d’édifice progressif de la nation » et d’une colonisation comme « partage des cultures », ou encore dans le discours à Dakar de Nicolas Sarkozy. Quand j’ai fait ce film-là, je ne voulais pas seulement parler de la colonie à ma façon, mais plutôt montrer comment ce discours résonne encore aujourd’hui.

L’entremêlement des voix et des textes dans Exil pose la question de l’absence de hiérarchie: c’est la même personne qui récite à la fois les poèmes et les slogans du Parti. Était-ce important de mettre sur un pied d’égalité ces différentes langues, idéologique et poétique?

Oui, mais les références des textes sont tout de même présentes dans le générique. La nature même du totalitarisme se trouve dans la langue. Victor Klemperer l’a bien montré dans LTI, la langue du IIIeReich (1947). Ce fut une lecture passionnante pour moi car j’ai retrouvé des mécanismes similaires dans le totalitarisme maoïste ou dans la propagande des Khmers rouges, même s’il y a beaucoup de différences entre la révolution agraire des Khmers rouges et celle, ouvrière, des Soviétiques. Mais on retrouve cette importance donnée à la langue, sa tonalité et ses mots. Elle est utilisée comme un outil significatif. C’est un combat constant contre elle. La propagande est plus forte que le langage poétique en ce sens, esthétiquement aussi car elle est très facile à comprendre et détourne très rapidement vers ­l’extrême. La langue poétique a pour elle l’humanisme : elle tient en elle l’essence de l’humain. Si on ne s’émeut plus de rien, on n’est plus humain. Si, au contraire, on peut s’émouvoir et verser une larme, on est sauvé. Le problème, c’est qu’elle résiste dans les deux sens. Elle permet de résister mais elle est aussi plus difficile, plus dure à comprendre. Est-ce que le cinéma peut changer le monde ? Non, sûrement pas, mais peut-être que notre façon de faire du cinéma peut permettre aux spectateurs d’accéder à cette culture et de prendre de meilleures décisions.

Même si le cinéma ne peut pas changer le monde, il y a dans La France est notre patrie cette idée que l’image d’archive est pédagogique. À travers le montage et la musique qui mettent à distance, le film apprend à mieux regarder et à mettre à distance le discours contenu dans l’image.

C’était mon souhait en effet. En un sens, je vous offre le film : il y a bien mon point de vue, mais ensuite j’essaye de donner une place au spectateur, de m’adapter à sa compréhension, sa colère ou sa générosité. Chaque personne a la possibilité de s’approprier le film. C’est pour ça que les films marchent bien à l’étranger. On a montré mon dernier film, Les Tombeaux sans noms, au Brésil juste avant les élections. Ma productrice m’a dit que la projection avait touché beaucoup de gens et que le public s’était senti concerné par le film.

 

 

[1] - Rithy Panh, avec Christophe Bataille, -L’Élimination, Paris, Grasset, 2012.

 

[2] - Rithy Panh, avec Christophe Bataille, L’Image manquante, Paris, -Grasset, 2013.

 

Rithy Panh

Cinéaste franco-cambodgien rescapé des camps khmers de réhabilitation par le travail, Rithy Panh a dédié la plupart de ses films à son pays d'origine et se spécialise dans le documentaire. Il a notamment réalisé S21, la machine khmère rouge (2003), Exil (2016), La France est notre patrie (2015).…

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