Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Metropolis © Warner Bros. GmbH
Metropolis © Warner Bros. GmbH
Flux d'actualités

Sans l’âme d'autrefois. Voir des films muets en 2023

février 2023

La tendance contemporaine à reproduire les conditions de visionnage des films muets d'antan, avec des musiciens qui improvisent sur les images, rappelle les propos de Marcel Proust sur la mort des cathédrales en 1904 : « Quoi qu’ils fassent, en eux n’habite pas l’âme d’autrefois. »

Dans son article « La mort des cathédrales » (1904), Marcel Proust imagine une société future sans catholicisme, où des amateurs et des historiens parviendraient à reconstituer des messes dans les cathédrales, comme les félibres purent le faire pour le théâtre antique à Orange. Le problème, malgré la beauté du spectacle, serait, selon l’auteur, qu’il ne s’agirait que d’une reproduction, dont les acteurs ne pourraient agir avec la même foi, la même intensité que les prêtres et les fidèles originels.

La situation du cinéma muet aujourd’hui est comparable à ce texte. Une tendance populaire face aux films des années 1920 est celle de la reproduction, telle que l’imagine Proust dans son texte : « comme dans » un cinéma de l’époque, des musiciens viennent improviser devant les images. La Cinémathèque française proposait ce dispositif en janvier 2023 pour les œuvres de Fritz Lang, invitant des élèves du Conservatoire de Paris à jouer sur Les Nibelungen (1924) ou Madame Butterfly (1919), Gabriel Cazes et Nicolas Giraud sur les deux parties du Docteur Mabuse (1922) ; tout comme, pendant la rétrospective Murnau en 2022, Karol Beffa avait magnifié au piano L’Aurore (1926) et Emmanuelle Parrenin, Quentin Rollet et Jérôme Lorichon réalisé un « cinémix » devant Nosferatu le vampire (1921). L’expérience pure du cinéma muet est donc refusée pour beaucoup de films, dont les images se suffisent pourtant à elles-mêmes, même si des œuvres moins populaires, comme le Tartuffe (1925) ou Les Finances du grand-duc (1923), gardèrent leur silence. La Philharmonie de Paris proposera les 19 et 20 mai, en ciné-concert, Metropolis (1927), avec la partition composée en 1995 par Martin Matalon.

Chaque spectateur, après tout, peut choisir, en DVD ou dans la salle (avec des écouteurs), d’écouter la musique de son choix : les professeurs de cinéma montrant à leurs élèves dans les ciné-clubs lycéens L’Homme à la caméra (1920) de Dziga Vertov sont curieux de savoir quels morceaux ou quels compositeurs s’accordent avec ces images documentaires. Réédité en 2018 par Potemkine, le Faust (1926) de Murnau peut se voir avec trois compositions, dont une d’époque, ou sans musique. Et, comme rappelé plus tôt, imposer le silence complet, l’absence de mélodie devant un film muet, ne correspond pas à l’expérience des spectateurs historiques, qui profitaient d’un pianiste voire d’un orchestre lorsqu’ils se rendaient au cinéma. Les courts métrages comiques de Chaplin marchent sans aucun son, car leur mise en scène et le jeu de l’interprète reposaient sur cette absence, mais le public les découvrait avec un accompagnement. Plus près de nous, The Artist (Michel Hazanavicius, 2011) subjugua le public, précisément parce que ses deux acteurs principaux, Jean Dujardin et Bérénice Béjo, savent jouer comme des acteurs du muet, et que la musique de Ludovic Bource accompagne la mise en scène. Il n’en demeure pas moins que les séances proposées par la Cinémathèque magnifient par trop les films qu’ils proposent : Karol Beffa est un virtuose (et combien de spectateurs apprécient plus ses compositions que les images de Murnau ?), l’acoustique des salles rend très bien les improvisations des musiciens invités, et les mélodies actuelles, même inventées en direct, ne reproduisent pas celles que pouvaient créer les artistes des années 1920.

Tant mieux ? Au cinéma non plus, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve : aucune séance ne se ressemble, et tenter de reproduire en 2023 les conditions de projection de 1923 ne fonctionnerait pas, ne serait-ce que devant la projection numérique des œuvres. Les institutions et les spectateurs recherchent-ils donc l’expérience des premiers temps du cinéma, en se rendant à des séances avec piano ou sans aucun son ? Cinéphiles, peut-être ces spectateurs d’aujourd’hui veulent-ils se sentir plus proches de ces spectateurs d’alors, encore novices, revivre l’ambiance des temps originels du cinéma, art dont l’histoire est strictement divisée en deux phases, le muet et le parlant, et dont la troisième n’est toujours pas apparue, malgré les promesses de la 3D, telle qu’elle fut promue à la fin des années 2000. Les films muets « dans les conditions de l’époque » ressembleraient ainsi à l’expérience du catholique assistant à une messe en latin ou tridentine, ou à celle de l’amateur de musique baroque se rendant à un concert sur instruments d’époque : une tentative de reproduire à tout prix les conditions objectives d’un spectacle passé, quand bien même les spectateurs actuels ne peuvent plus ressentir les mêmes émotions.

Le cinéma muet demande, de plus, davantage d’efforts à la salle : la lecture des cartons signifiant les répliques doit se faire en imaginant les voix et les tons des acteurs, transformant l’esprit du spectateur en petit théâtre où se jouent la surprise, l’indignation, la passion… L’oreille ne se voit plus sollicitée, hormis lors des séances avec musique improvisée, où l’on tente d’ajuster les airs plus ou moins adaptés aux images avec le spectacle sur l’écran : un travail mental par lequel le public de 2023 se rapproche, pour une fois, de celui de 1923. Plus que jamais, le silence est exigé dans la salle, au risque de déconcentrer les musiciens. Inviter de grands pianistes et organiser des ciné-concerts permettent d’attirer un jeune public et de créer une attraction pour les premiers grands longs métrages de l’histoire du cinéma. Pour autant, la meilleure volonté du monde ne peut pas dépasser le constat déjà fait par Proust en 1904 à propos des possibles amateurs d’un catholicisme reconstruit : « quoi qu’ils fassent, en eux n’habite pas l’âme d’autrefois ».

Le spectateur de 2023 ne peut pas ressentir l’œuvre de Murnau ou de Lang comme celui d’il y a un siècle. Avant tout parce qu’il sait, contrairement à ses prédécesseurs, qu’il va assister à un chef-d’œuvre, à une œuvre patrimoniale : la spontanéité du regard diverge, le sérieux de l’esprit se trouve renforcé. Ensuite parce qu’il s’adapte, avant et pendant la séance, au spectacle à venir : habitué à regarder 98 ou 99 % de films parlants, il active une vision et une pensée qu’il croit correspondre à celles des années 1920. Or les conditions sonores, l’urbanisme, le régime visuel, les formats d’images et les styles musicaux n’ont plus rien à voir avec elles aujourd’hui. Contrairement au lecteur pour qui Don Quichotte reste universel indépendamment du moment historique, les changements formels introduits par le parlant restent trop majeurs pour que cette forme du septième art puisse se percevoir semblablement aujourd’hui.

Le cinéphile se retrouve piégé. Regarder Faust dans le silence chez soi permet de se concentrer sur les images et les décors renversants de Murnau, mais ne correspond pas à ce que les spectateurs de 1926 vécurent. Inviter un pianiste ou même un musicien électronique à improviser sur Les Nibelungen montre l’universelle beauté des images de Lang, qui n’ont toutefois pas été conçues en imaginant les possibilités sonores actuelles. Là où d’aucuns voudraient regarder un film muet pour comprendre comment les cinéastes inventaient le langage de leur art et composaient leurs plans comme peu de réalisateurs actuels, il faudrait désormais entendre par-dessus les images des improvisations, certes talentueuses. L’œil contemporain ne peut-il donc se passer de son ?