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Film Suspiria, 1977
Film Suspiria, 1977
Dans le même numéro

Sang, sorcières et Suspiria

janv./févr. 2019

Au panthéon du cinéma de genre, aux côtés des chefs-d’œuvre de John ­Carpenter ou de Paul Verhoeven, figure un long métrage italien de 1977, réalisé par un cinéaste talentueux à la filmographie inégale, Dario Argento : Suspiria. À la fois giallo, genre particulier de films à mystères transalpin, thriller et film d’horreur, il raconte, en une heure trente, le parcours initiatique de Suzy (Jessica Harper), danseuse américaine venant étudier à Fribourg, dans une étrange académie, où le surnaturel semble régner. Son influence sur l’horreur et le gore ultérieurs est telle que le 21 novembre dernier, un remake au même titre, sous la caméra de Luca Guadagnino, est sorti en salles. Mais d’où les cinéphiles tirent-ils leur fascination, et les studios leur intérêt, pour continuer à explorer une telle histoire archétypale ?

Pas un plan de Suspiria d’Argento ne paraît échapper aux expérimentations du cinéaste et de son chef opérateur Luciano Tovoli avec la lumière, depuis l’éclairage urbain et les éclairs illuminant le visage de Suzy dans le taxi jusqu’aux accentuations du rouge et du bleu dans l’école de danse. Comme pour régler son compte au style giallo, tout en le magnifiant, la première grande scène, où une autre étudiante est assassinée, en accentue tous les clichés : tueur inconnu, multiples coups de couteau, sang orangé irréel en contraste avec la peau pâle de l’actrice, et un montage haché qui fait ressortir la soudaineté des gestes et l’horreur d’un cœur poignardé. Bien sûr, notre regard sait qu’il s’agit des exagérations d’un genre particulier, mais leur utilisation par Argento les rend si marquants que nous y croyons et nous nous retrouvons choqués devant des effets visuels démesurés. Et notre immersion dans le surnaturel se trouve renforcée, du début à la fin, par la musique mystérieuse de Goblin, élaborée selon Argento pour que « le public sente que les sorcières sont toujours là, même si elles ne se trouvent pas à l’écran[1] ».

Par ses thèmes, Suspiria s’apparente à un récit d’initiation, ou plutôt au combat d’une jeune fille pure contre des forces maléfiques : un groupe de sorcières mené par la fondatrice de l’académie. Ce thème de la magie est d’ailleurs exploré dans la scène clé du scénario, lorsque Suzy rencontre deux psychiatres, source de deux interprétations du fantastique : l’un pense par indulgence que la sorcellerie n’est qu’un mot pour décrire certains troubles mentaux des femmes, l’autre déclare que les sorcières existent et qu’elles incarnent le mal. Instant décisif de toute histoire de dépassement de sa condition dans le cinéma de genre, où le héros, ici une jeune femme, doit dépasser ses doutes pour survivre, peurs ici renforcées par le surgissement du surnaturel. Et la réussite d’Argento, de ses acteurs et de tous ses collaborateurs, aux décors et au son en particulier, est la lente irruption du fantastique, qui nous fait partager l’effroi de Suzy. Le sang, la violence, l’horreur ne surgissent qu’avec précision et efficacité.

Enfin, Suspiria incarne un certain idéal dans le cinéma de genre : un petit film très ambitieux dans sa forme, mais simple dans le récit, sans fioritures, sans longueur, exposant son programme avec splendeur visuelle. Pourquoi alors lui donner en 2018 une nouvelle mouture, plus longue d’une heure, en dépit des réticences ­d’Argento ? Tout du moins, nous pouvons reconnaître qu’il ne s’agit ni d’une suite ni d’une table rase de l’œuvre inspiratrice, mais d’une approche neuve, plus intellectuelle, du matériau originel et des sorcières. Ce remake historicise son récit en le transférant à Berlin-Ouest en 1977, au moment des actions de la Fraction Armée Rouge. Il reprend en même temps l’approche psychiatrique de la sorcellerie, en créant un personnage fil rouge, le Dr Klemperer, psychanalyste d’une danseuse de la compagnie.

Malgré ces tentatives de renouvellement, nous identifions assez vite les problèmes d’un film à la mise en scène froide et distante, pas assez sensorielle, qui n’intrigue pas le spectateur. À trop complexifier ses plans par des effets de reflets ou des jeux sur la profondeur de champ, Guadagnino oublie que le génie de la version originale tenait dans une forme superbe contenue au sein d’un cadre simple. Ici, les deux heures trente du récit veulent parler du nazisme, du sectarisme, des dogmes, de l’histoire allemande, de la ­culpabilité, de Jung ou des croyances primitives, nous laissant perplexes quant à son message. Une volonté de tout recouvrir, sans magnifier, assez évidente dans le « jeu » de Tilda Swinton, grimée en Dr Klemperer, comme une sorte d’audace de casting qui apporte peu qualitativement.

En cela, ce nouveau Suspiria ne saisit pas le mythe des sorcières, ici réduit à un matriarcat, sans interrogation sur le mal ou la stupéfaction des danseuses face aux sortilèges, qui ne servent qu’à les châtier physiquement, dans des scènes aux effets numériques peu novateurs. A contrario, la scène la plus émouvante est en même temps la plus « innocente », la plus dépourvue d’artifices visuels, lorsque ­Klemperer retrouve sa femme, déportée, jouée par Jessica Harper en un clin d’œil au premier film. Mais il ne s’agit que d’une illusion lancée par les sorcières, achevée en un instant, et qui précède une dernière partie où tout sera frontal, imposé sans seconde lecture au spectateur. Alors même qu’il suffisait à Argento de vêtir le neveu de Mme Blanc comme un garçon du xviie siècle ou d’apposer une plaque en référence à Érasme à l’entrée de la résidence pour nous suggérer ­l’ancienneté de la sororité et des rituels que cache l’académie.

Tout le malaise face à cette relecture se ressent dans une dernière partie où la violence se résume à un gore vulgairement explicite, là où le Suspiria de 1977 dosait avec parcimonie les effets de chocs, qui ne nous en affectaient que davantage. Après des décennies de cinéma de genre, la violence outrancière, comme elle est montrée dans ce sixième acte, apporte peu si elle n’est pas surprenante dans sa forme ; et intégrer des filtres rouges sur l’image n’égalera jamais la photographie de Tovoli, tout comme la musique de Thom Yorke ne peut que se juger inférieure à la partition de Goblin.

En somme, cette nouvelle version n’échappe pas à une tendance, certes attirante, du cinéma d’horreur à ne plus raisonner que par l’exagération, l’outrance et la quantité d’hémoglobine à l’écran. Ce qui contredit les principes des classiques du genre, dans les années 1970 ou 1980, où quelques meurtres, une violence soudaine dans la dramaturgie, parvenaient à marquer les spectateurs et leurs mémoires. Signe que le regard contemporain, si imprégné de morts fictionnelles et réelles, doit être abreuvé à foison de contenus «  choquants  »… Quitte à en devenir anesthésié ?

 

 

[1] - John Twells, « “Suspiria is the masterpiece of Goblin”: Claudio Simonetti on the best horror soundtrack of all time  », Fact Magazine, 31 octobre 2014.

 

Louis Andrieu

Cinéphile, il écrit sur le cinéma, les contenus audiovisuel et les images dans la Revue Esprit depuis 2013.

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