
Les trois crises de 1989 en Chine
Le mouvement démocratique de 1989 en Chine a fait l’objet de différentes interprétations. De ces débats historiographiques dépend, aujourd’hui encore, notre compréhension de l’évolution politique de la Chine contemporaine.
Trente années se sont écoulées depuis le mouvement de protestation qui s’est déroulé au printemps 1989 en Chine, si bien que l’événement est désormais entré dans le domaine des objets historiques. Pendant cet intervalle, il a fait l’objet de nombreux travaux historiographiques et continue à susciter les débats aussi bien en Chine (même s’ils ne peuvent avoir lieu de façon publique) qu’à l’étranger.
Preuve des dissensions, aucune appellation ne fait vraiment consensus : à ceux qui le désignent comme « mouvement démocratique », d’autres objectent que la revendication démocratique n’a finalement joué qu’un rôle mineur dans la mobilisation. Si l’on peut parler de mouvement de Tiananmen, ou de mouvement étudiant, en réalité, les mobilisations ont largement dépassé le cadre d’un seul lieu (s’étendant à toutes les grandes villes de Chine) ou d’un seul groupe social (rassemblant ouvriers, journalistes, entrepreneurs privés, et même membres du Parti). Certains le désignent comme un mouvement « populaire » au risque de diluer sa spécificité. Même la position du gouvernement chinois s’est émoussée au fil des années, si bien que la désignation canonique des manifestations comme des « émeutes contre-révolutionnaires » (fan geming dongluan) a été remplacée par une référence plus vague aux « troubles » (fengbo), employée par Deng Xiaoping dans son allocution du 9 juin 1989. Pour autant, le régime n’a jamais publié les noms des morts, ni même une estimation réaliste de leur nombre[1].
Si la condamnation de la répression violente des manifestants pacifiques par l’État-parti a été unanime ou presque, des différences d’opinion très vives continuent à diviser les témoins comme les chercheurs au sujet de la nature du mouvement : s’agissait-il avant tout d’une lutte factionnelle au sommet de l’État, dans la continuité des luttes politiques sous Mao, dont les étudiants auraient été les victimes naïves ? Ou bien fallait-il y voir l’influence des idées occidentales dont la réception au cours des années 1980 a été décrite comme un mouvement de « nouvelles Lumières » ? Ou bien enfin, à l’instar des révolutions qui ont eu lieu la même année en Europe centrale et orientale, fallait-il comprendre ce mouvement comme l’éveil d’une société civile chinoise qui revendiquait son autonomie par rapport à l’État ? Des réponses qu’on apporte à ces questions dépendent, en fin de compte, non seulement l’interprétation des événements eux-mêmes, mais aussi la lecture qu’on peut faire de l’évolution de la Chine depuis 1989.
Les événements
Les événements du printemps sont désormais bien étudiés, sinon entièrement connus[2]. Suite à la mort, le 15 avril 1989, de Hu Yaobang, dirigeant libéral qui avait été démis de ses fonctions de secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) en 1987, un mouvement spontané de commémoration s’est organisé parmi les étudiants des grandes universités de Pékin (et dans une moindre mesure dans quelques villes de province comme Xi’an et Changsha, la plupart des villes ne se mobilisant que début mai). En l’espace d’une dizaine de jours, les fronts étaient tracés, les étudiants demandant une révision du verdict sur Hu Yaobang, ainsi qu’une reconnaissance des organisations autonomes estudiantines et un dialogue sur un pied d’égalité avec les dirigeants, le pouvoir de son côté refusant de traiter avec tout groupe non reconnu par l’État-parti. L’éditorial du 26 avril dans le Quotidien du Peuple publia une formule résumant le jugement de Deng Xiaoping, qui n’a jamais varié par la suite : elle désignait les manifestations comme une « émeute anti-socialiste et anti-Parti » et comparait les manifestants aux Gardes rouges de la Révolution culturelle.
Au retour de Zhao Ziyang, secrétaire général réformiste du Parti, qui s’était absenté de Pékin pour une visite officielle en Corée du Nord, la ligne du pouvoir s’infléchit et, suite à deux discours conciliants de Zhao prononcés les 3 et 4 mai, une brèche sembla s’ouvrir au sommet de l’État, qui déclencha de nouvelles mobilisations de pans plus larges de la population, notamment parmi les journalistes et dans les villes de province ainsi qu’à Hong Kong. Sachant que les mains du pouvoir étaient liées par la visite historique de Gorbatchev à Pékin, prévue pour les 15 et 16 mai, certains étudiants déclenchèrent une grève de la faim sur la place Tiananmen le 13 mai, demandant le retrait de l’éditorial du 26 avril et renouvelant la demande de dialogue sur un pied d’égalité entre les associations autonomes d’étudiants et les dirigeants du Parti et de l’État. Cette grève de la faim déclencha une immense vague de solidarité parmi la population générale aussi bien à Pékin qu’en province, renforçant les inquiétudes du pouvoir.
Dès le départ de Gorbatchev de Pékin, Deng Xiaoping convoqua plusieurs réunions pour décider la proclamation de la loi martiale, contre l’avis de Zhao Ziyang. Après que le comité permanent du Politburo eut échoué à prendre une décision le 17 mai au soir, celle-ci fut renvoyée à un conseil des « anciens » le lendemain matin, qui se rangea unanimement à l’avis de Deng. Le 19 mai au petit matin, Zhao Ziyang se rendit sur la place pour s’excuser auprès des étudiants avant de disparaître de la vie politique (il a passé les quinze années suivantes en résidence surveillée jusqu’à sa mort en 2005). Tard le soir, Li Peng proclama la loi martiale à la télévision.
La déclaration de la loi martiale remobilisa les citadins de Pékin et d’autres villes, si bien que les troupes furent bloquées à l’entrée de Pékin, laissant entrevoir une issue pacifique. Cependant, les groupes étudiants sur la place Tiananmen se radicalisèrent (notamment avec l’arrivée d’étudiants de province) et les tentatives de dirigeants étudiants de favoriser un retrait de la place échouèrent. Une grève de la faim de « quatre personnalités » (Liu Xiaobo, le chanteur Hou Dejian, les universitaires Zhou Duo et Gao Xin) ne suffit pas à les convaincre de se retirer honorablement. La nouvelle tentative de la population pékinoise de s’opposer à l’entrée des troupes pendant la nuit du 3 au 4 juin déboucha cette fois sur l’usage d’une force létale par la troupe : même si l’évacuation de la place elle-même se fit pratiquement sans effusion de sang grâce aux efforts de Liu Xiaobo, de nombreux civils sont morts aux carrefours de Muxidi et de Liubukou notamment. Dans les jours qui suivirent, les manifestants dans les villes de province furent également renvoyés dans leurs universités, et la campagne de répression et de propagande commença.
Le débat historiographique
Les interprétations se sont développées dans trois directions principales. Les historiens et sinologues se sont d’abord intéressés au mouvement intellectuel, marqué par les nouvelles idées qui font l’objet de traductions et discussions tout au long des années 1980, notamment dans les salons organisés par les étudiants. Les politistes ont mis l’accent sur les luttes factionnelles au sommet de l’État. C’est à partir du moment où un fossé est apparu début mai entre les « conservateurs » proches de Li Peng et les réformateurs autour de Zhao Ziyang que le mouvement s’est emballé, avec l’engagement de la presse et de bon nombre d’unités de travail qui participèrent aux manifestations. Il faut donc également voir le mouvement comme le résultat d’une crise institutionnelle plus profonde. Enfin, les sociologues envisagent le mouvement comme une mobilisation de larges couches de la société, avec des priorités et des mots d’ordre pas toujours concordants, conséquence des réformes économiques des années 1980. Ils mettent l’accent sur les tensions et contradictions entre différents groupes sociaux (ouvriers et intellectuels) dans le mouvement et s’interrogent sur la possibilité d’y discerner les prémices d’une société civile.
Ces trois pistes interprétatives ne sont pas exclusives. On peut même rattacher à chacune d’elles un moment emblématique. Les étudiants et les idées diffusées dans les salons sont particulièrement mis en évidence au cours des premières semaines, culminant dans le manifeste des étudiants du 4 mai, qui renvoie au rôle des universités dans le mouvement du 4 mai 1919 et aux revendications de « science et démocratie » du mouvement pour la nouvelle culture de l’époque. À partir du retour de Zhao Ziyang de Pyongyang fin avril et jusqu’à la décision de déclarer la loi martiale prise le 18 mai, c’est le clivage factionnel à l’intérieur de l’État-parti qui détermine la dynamique des événements. Enfin, à partir du déclenchement de la grève de la faim le 13 mai et jusqu’à début juin, de larges pans de la société entière s’impliquent dans le mouvement.
Les étudiants, les salons, les Lumières
Même si la plupart des analyses s’accordent à considérer la mobilisation comme « spontanée » (zifa), à l’encontre des accusations de « préméditation » formulées par le pouvoir, cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit apparue dans le vide et il est assez aisé d’en retracer les origines intellectuelles. Parmi les inspirations des étudiants, on peut citer le mur de la démocratie de 1979, ainsi que l’astrophysicien Fang Lizhi, le « Sakharov chinois ». L’évolution de Fang vers une critique systématique du régime repose sur l’idée d’une contradiction entre le marxisme en tant que dogme et la science qui ne peut se passer de la liberté de débattre. La démocratie est alors conçue comme une transposition de la vérité scientifique dans le domaine politique, comme déjà à l’époque du 4 mai 1919. Si la science joue le rôle d’un système de valeurs alternatives dans la Chine des années 1980, comparable au rôle de la culture alternative en Urss, il y a cependant une ambiguïté dans la pensée de Fang entre la science comme savoir de technocrates éclairés, et la science comme discours civil reposant sur la rationalité et les valeurs universelles[3].
Le « salon de la démocratie » de Wang Dan et « l’Académie olympienne des sciences » de Shen Tong, qui se tenaient à l’université de Pékin le mercredi après-midi et soir, révèlent l’influence des théories de Karl Popper. Pour les participants, Popper avait montré que le marxisme en tant que théorie « infalsifiable » ne pouvait prétendre au statut de théorie scientifique. Seule la discussion ouverte, libre et rationnelle, et donc les institutions démocratiques, étaient capables à leurs yeux de garantir l’avancée du savoir. Ils tiraient de leurs lectures la certitude que la tyrannie pouvait être renversée par l’organisation de débats libres et rationnels[4].
Ces références montrent bien certaines limites de la conception de la démocratie qui s’est développée dans les salons. La référence au 4 mai 1919 (manifestation patriotique officiellement commémorée par le Parti et en même temps point de départ d’un mouvement de « Lumières » impulsé par les intellectuels pour démocratiser la société chinoise en profondeur) montrait bien que les étudiants entendaient jouer un rôle central dont l’État-parti les privait[5]. Cependant, leur conception s’exprimait en termes traditionnels (confucéens) d’un rôle désintéressé et justifié avant tout par les convictions morales. Les étudiants ont ainsi voulu donner l’assurance qu’ils se battaient pour le plus grand bien de la société et de la nation plutôt que pour leur avantage personnel. La grève de la faim convainquit une partie de la population de leur sincérité. Il reste que leurs revendications s’exprimaient d’abord dans un langage d’intransigeance morale qui contribua à rendre tout compromis difficile. Dans un entretien rétrospectif, Wuerkaixi a bien souligné que la volonté de certains étudiants de préserver à tout prix la « pureté » (morale) des manifestants et plus généralement la posture élitiste des intellectuels chinois, leur incapacité à intégrer les préoccupations des citadins ordinaires (le coût de la vie) et à établir des mécanismes plus démocratiques d’organisation sur la place Tiananmen elle-même ont tous contribué à l’échec du mouvement[6].
Les étudiants s’exprimaient
dans un langage d’intransigeance morale qui contribua à rendre tout compromis difficile.
Certaines études soulignent ainsi le poids de la culture politique chinoise. Dans un article devenu célèbre, les historiens Joseph Esherick et Jeffrey Wasserstrom soulignent que, faute de pouvoir s’appuyer sur une société civile mieux développée (comme en 1919), la stratégie des étudiants à Pékin s’apparente plutôt à une protestation de forme traditionnelle, fortement théâtralisée et saturée de signification morale, un spectacle martyrologique à l’adresse du pouvoir, mais dépourvu de réflexion institutionnelle[7]. Liu Xiaobo lui-même, futur prix Nobel, a affirmé : « Nous avons été perdus par notre sens de supériorité morale [8]. » Cette posture de pureté morale s’accompagne ainsi souvent d’une critique implicite des autres groupes de la société qui seraient mus par l’intérêt (notamment les entrepreneurs ou les ouvriers qui ont joué un rôle important en 1919).
Si les salons ont joué un rôle de catalyseur dans le déclenchement du mouvement, il faut donc rester prudent sur la dimension véritablement démocratique à la fois des revendications et des stratégies politiques qui s’y développent. La participation citoyenne finit par devenir une revendication du mouvement, mais seulement à partir de la mi-mai quand le mouvement s’étendit largement au-delà des universités.
Crise de régime : le clivage factionnel
Pour bon nombre de politistes, le mouvement de 1989 se résume à une situation classique d’opportunité politique dans laquelle un clivage factionnel au sommet de l’État, autour de la direction que devaient prendre les réformes, créa une brèche favorisant un mouvement social. Pour certains, Zhao Ziyang aurait ainsi cherché à instrumentaliser le mouvement pour sauver sa carrière. Dans cette optique, 1989 ne se distinguerait des autres grands conflits factionnels dans le Parti (1959, 1966) que par le plus grand nombre de victimes collatérales (bien que la famine provoquée par l’issue de la conférence de Lushan en 1959 fût plus mortelle encore).
Du point de vue des institutions, la publication des Archives de Tiananmen a en effet révélé l’ampleur de la crise institutionnelle au sommet de l’État. Cette crise est d’abord une crise de succession qui s’enracine dans la division floue des pouvoirs entre Deng Xiaoping, qui n’a plus qu’un titre (président de la Commission militaire centrale) et son successeur Zhao Ziyang, secrétaire du Parti mais qui n’a pas l’autorité politique nécessaire pour imposer la solution qu’il privilégie d’un dialogue avec les étudiants[9]. La crise de 1989 représente un renversement de la dynamique d’institutionnalisation du pouvoir engagée par Deng Xiaoping depuis le début des années 1980, avec notamment une séparation croissante de l’État et du Parti. Au moment décisif, toutes les structures institutionnelles sont contournées, et la décision d’imposer la loi martiale et de renvoyer Zhao Ziyang est prise par un comité des « anciens » qui n’a aucune existence institutionnelle. Le 17 mai, le lendemain du départ de Gorbatchev, se tient d’abord une réunion du comité permanent « élargi » aux anciens, chez Deng Xiaoping le matin, puis une réunion ordinaire du comité permanent le soir, à Zhongnanhai. Lors de cette dernière, quand Zhao Ziyang aborde la question de la loi martiale, Li Peng le rappelle à l’ordre, en arguant que la loi martiale a déjà été décidée par Deng Xiaoping. Zhao met néanmoins la proposition au vote, et à cet instant, Qiao Shi, qui détient la voix décisive parmi les cinq membres votants, s’abstient, provoquant un blocage (on pourrait aussi faire l’hypothèse que l’abstention de Qiao Shi a permis d’éviter un affrontement direct entre le comité permanent du Politburo et le conseil des anciens). Les anciens interviennent alors pour suggérer que, puisque le comité permanent ne parvient pas à prendre de décision, celle-ci doit revenir à Deng Xiaoping. Le comité permanent du Bureau politique se dessaisit ainsi de la résolution de la crise[10]. Les réformateurs, et notamment Zhao Ziyang (dans les mémoires qu’il a réussi à faire sortir de Chine, publiées après sa mort), insistent sur le non-respect des procédures internes du Parti dans toute la séquence d’événements qui conduisent à la loi martiale, au renvoi de Zhao et à son remplacement par Jiang Zemin[11].
1989 est bien d’abord
une crise interne du régime.
La crise factionnelle est relayée et amplifiée parmi les intellectuels institutionnels, aussi bien dans la presse officielle ou semi-officielle (la Tribune économique mondiale de Qin Benli à Shanghai) que parmi les instituts de recherche qui se sont développés au cours des années 1980. De ce point de vue, le mouvement peut être analysé comme un conflit factionnel classique entre des réseaux qui se cherchent chacun des protecteurs au sein du pouvoir plutôt qu’un mouvement démocratique[12].
Pour beaucoup d’intellectuels officiels, la prise en compte de leur expertise est plus importante que les revendications démocratiques en tant que telles ; ils se méfient même des élections qui donneraient une majorité à des paysans peu éduqués. Chen Ziming et Wang Juntao sont de bons exemples de défenseurs d’une « démocratie élitiste » parmi ces cercles. Bien qu’accusés plus tard par le pouvoir d’être des « mains noires » du mouvement, les responsables des différents centres de recherche semi-autonomes (celui de Chen et Wang ou encore le centre de recherche du groupe Stone dirigé par Zhou Duo) ne se sont en réalité engagés qu’assez tard dans le mouvement, après la grève de la faim des étudiants, avec l’appel du 17 mai de Yan Jiaqi et Bao Zunxin, et la fondation de la Fédération de tous les milieux de la capitale, le 22 mai. Ces groupes de technocrates et d’universitaires relèvent davantage d’une logique de patronage et de clientélisme politique que d’un modèle de société civile[13]. Ainsi, une fois Zhao Ziyang en difficulté, beaucoup de réseaux d’intellectuels se sont simplement disloqués, n’offrant pas de structure véritablement extérieure à l’État sur laquelle le mouvement étudiant aurait pu s’appuyer, notamment pour dégager des mécanismes de consultation de la société comme le souhaitait Liu Xiaobo. En ce sens, 1989 est bien d’abord une crise interne du régime, mettant à nu l’incapacité des institutions existantes à traiter les revendications et la dynamique du mouvement étudiant.
Le mouvement populaire et l’insaisissable société civile
Comme l’ont constaté beaucoup d’observateurs, un tournant a lieu dans le mouvement à partir de la grève de la faim des étudiants, qui provoque une implication massive de tous les secteurs de la société chinoise dans le mouvement. La manifestation du 18 mai à Pékin rassemble un million de personnes. C’est à ce moment que les participants aux manifestations commencent à se désigner sur des banderoles, comme des citadins/citoyens (shimin) et non plus comme des membres des « masses » (qunzhong), même si certains défilent aussi sous la bannière de leur unité de travail. C’est également lors de ce moment que l’affirmation d’une subjectivité individuelle par une nouvelle génération adoptant des valeurs individualistes est la plus forte, la démocratie étant aussi associée à la revendication d’un « bonheur ordinaire » après l’ascétisme maoïste[14].
Quelques enquêtes ont montré
un soutien solide
de la population pékinoise
aux principales revendications.
Pour autant, l’implication de la société entière ne s’est pas faite sans heurts. Les étudiants avaient cherché à garder leurs distances avec d’autres groupes, à la fois par élitisme et pour se protéger et les protéger de l’accusation de chercher à renverser le régime en bâtissant une coalition sociale anti-Parti. Comme l’a montré le sociologue Andrew Walder, les dirigeants étudiants ont tenu à distance les groupes ouvriers, les obligeant à camper à l’extérieur de la place Tiananmen, et refusant d’incorporer les revendications catégorielles dans leur programme. Pour autant, les associations d’ouvriers ont soutenu le mouvement, même si leurs revendications portent souvent sur des questions concrètes liées aux inégalités croissantes et sur une « démocratie » qui représente mieux les ouvriers (contre la tyrannie des directeurs d’usine)[15]. Les petits entrepreneurs (getihu) soutenaient eux aussi souvent le mouvement, notamment en province[16], de même que les quelques grands groupes privés comme Stone[17].
Malgré leur élitisme, la question de la légitimité du mouvement par rapport à l’opinion publique a bien été posée par certains organisateurs. Quelques enquêtes ont été menées qui ont montré un soutien solide de la population pékinoise aux principales revendications. Dans deux sondages réalisés par échantillonnage spontané dans la rue, l’opinion soutient les critiques de la corruption et de l’inflation, et de façon moindre mais croissante, les revendications démocratiques[18]. L’émergence d’une opinion publique est notamment favorisée par la perte de contrôle de la presse officielle (notamment du Quotidien du Peuple)[19]. Il est donc vrai que la société civile peut être vue comme un résultat du mouvement davantage qu’une condition lui préexistant. Pour autant, on ne saurait affirmer que les manifestants étaient simplement engagés dans un théâtre rituel sans compréhension réelle des implications de leurs revendications. Cette conclusion peut s’appliquer au mouvement étudiant des débuts, mais perd de sa pertinence à partir de l’implication de la presse et de larges franges de « citadins ». Il y a donc bien un mouvement démocratique, porté par de larges pans de la société à Pékin ainsi que dans toutes les grandes villes de province.
La Chine aujourd’hui et l’avenir du régime
Comment la Chine a-t-elle surmonté les causes de la crise du régime de 1989, la plus grave depuis la mort de Mao ? Deng Xiaoping, en relançant les réformes économiques et en stimulant une croissance sans précédent, a incontestablement réussi à relégitimer le régime. La répression de la société a connu un répit pendant une décennie après la mort de Deng (1997-2007), avant de reprendre sous Xi Jinping. L’éducation patriotique, sur laquelle Deng a mis l’accent dès son discours du 9 juin 1989, a, elle aussi, assez bien fonctionné, coupant l’oxygène social aux discours critiques du Parti.
Pour autant, les trois facteurs structurels de la crise de 1989 sont toujours présents. Si la mainmise de l’État sur la vie quotidienne des « citadins », notamment à travers l’unité de travail, s’est fortement assouplie, l’identité « citoyenne » reste néanmoins conditionnelle. La liberté d’association qui a connu des avancées dans les années 1990, et au début des années 2000, reste limitée. De plus, les tensions entre différents groupes sociaux se sont exacerbées, si bien que la possibilité de réunir les revendications de la société dans une pression commune pour faire évoluer le régime paraît lointaine. La polarisation entre la classe moyenne et ceux qui sont privés d’un statut stable et de mécanismes de redistribution de la richesse n’a fait que s’accroître[20].
Sur un autre plan, la crise institutionnelle qui a secoué le régime en 1989 n’a pas trouvé de résolution pérenne. Si Deng Xiaoping a finalement pris sa retraite et qu’il n’existe plus, à la connaissance des observateurs, de « conseil des anciens », le régime n’est pas parvenu à une institutionnalisation décisive. Au contraire, la dynamique de bureaucratisation a connu un coup d’arrêt avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Le retour de l’idéologie, des campagnes anti-corruption (à composante idéologique), l’abolition de la limite de deux mandats présidentiels, ainsi que l’absence d’un successeur désigné à Xi montre que la question de la succession reste actuelle. La remise en question de la pratique de la décision collective au sein du comité permanent du Bureau politique rappelle 1989. Le Parti a également repris du pouvoir au détriment de l’État, comme le montre l’inscription de son rôle dirigeant dans le paragraphe 1 de la Constitution lors de la réforme constitutionnelle de 2018.
Enfin, les intellectuels ont fait leur autocritique après le mouvement, reconnaissant avoir pâti d’un biais élitiste et d’un manque d’organisation démocratique sur la place. La réflexion démocratique s’est davantage orientée vers la société, notamment avec l’essor d’Ong, d’avocats de défense des droits, et plus généralement de groupes défendant les intérêts des populations marginales qui, tous, cherchent à reconstruire un savoir social à l’extérieur des institutions étatiques, même si l’on ne peut pas parler de société civile au sens strict[21]. Cependant, cette autonomisation embryonnaire de la société a elle aussi connu un coup d’arrêt après l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et le « Document no 9 » de 2013, ciblant précisément tous ces groupes sociaux autonomes. Néanmoins, cette évolution suggère que la société chinoise continue à se diversifier et à s’autonomiser. Une étude récente suggère que, parmi les internautes chinois (un groupe certes non représentatif de l’ensemble de la population), on peut distinguer entre les apathiques (un tiers), les conformistes (environ 40 %), et les « contentieux » (environ un quart)[22]. Alors que, trente ans après la répression, le régime paraît solidement installé, il ne faut donc pas entièrement négliger les différentes dynamiques politiques et sociales qui continuent leur chemin.
En conclusion, le mouvement de 1989 reste étroitement lié à la situation politique de la Chine aujourd’hui. Le mouvement est né de trois crises concomitantes : le dégel des intellectuels et leur revendication de la place qu’ils occupaient traditionnellement auprès de l’élite dirigeante, la crise factionnelle au sommet de l’État qui paralyse les institutions et les rend incapables de répondre aux événements, et la mobilisation de la société tout entière, quoique de façon désorganisée, et en défense d’intérêts parfois divergents. Ces trois crises continuent, à différents degrés, de travailler le corps social aujourd’hui. Le régime a su donner des gages aux intellectuels et aux classes moyennes. Il a tenté de s’institutionnaliser et même de théoriser un modèle de développement économique alternatif à celui des démocraties libérales. Mais l’institutionnalisation reste incomplète, et la société continue sa lente autonomisation.
[1] - Au sujet du nombre de victimes, voir Wu Renhua, “Key questions about the June Fourth massacre”, China Change, 4 juin 2018.
[2] - Voir Jean-Philippe Béja, À la recherche d’une ombre chinoise : le mouvement pour la démocratie en Chine, 1919-2004, Paris, Seuil, 2004.
[3] - Christopher Buckley, “Science as politics and politics as science. Fang Lizhi and Chinese intellectuals’ uncertain road to dissent”, The Australian Journal of Chinese Affairs, no 25, 1991, p. 1-36.
[4] - Woei Lien Chong, “Petitioners, Popperians and hunger strikers: the uncoordinated efforts of the 1989 Chinese democratic movement”, dans Tony Saich (sous la dir. de), The Chinese People’s Movement. Perspectives on Spring 1989, Armonk, ME Sharpe, 1990, p. 106-125.
[5] - Voir par exemple Perry Link, Evening Chats in Beijing, New York, Norton, 1992.
[6] - « Entretien avec Wuerkaixi », dans Jean-Philippe Béja, Michel Bonnin, Alain Peyraube (sous la dir. de), Le Tremblement de terre de Pékin, Paris, Gallimard, 1990, p. 488-491.
[7] - Joseph Esherick et Jeffrey Wasserstrom, “Acting out democracy. Political theatre in modern China”, Journal of Asian Studies, no 49.4, 1990, p. 835-865.
[8] - Liu Xiaobo, “Women bei women de zhengyi yadao”, Lianhebao, 5 juin 1993.
[9] - Voir « Entretien avec Chen Yizi », Le Tremblement de Terre de Pékin, op. cit., p. 517 et p. 521.
[10] - Zhang Liang, Les Archives de Tiananmen, présenté par Jean-Philippe Béja, Paris, Félin, 2001, p. 279. Les Archives, compilation de documents internes transmis par une source anonyme, présentent une version plausible des événements, mais qui ne peut être entièrement confirmée.
[11] - Zhao Ziyang, Mémoires. Un réformateur au sommet de l’État chinois, Paris, Seuil, 2011.
[12] - Andrew Nathan estime ainsi que les revendications des étudiants étaient assez modérées pour pouvoir en théorie être satisfaites par le régime : “Chinese democracy in 1989”, China’s Crisis, New York, Columbia University Press, 1990, p. 171-192.
[13] - Michel Bonnin et Yves Chevrier, “The intellectual and the State: social dynamics of intellectual autonomy during the post-Mao era”, China Quarterly, vol. 127, 1991, p. 569-593.
[14] - Craig Calhoun, Neither Gods nor Emperors, Berkeley, University of California Press, 1994, p. 253-56.
[15] - Andrew Walder et Gong Xiaoxia, “Workers in the Tiananmen protests: the politics of the Beijing Workers’ Autonomous Federation”, The Australian Journal of Chinese Affairs, no 29, janvier 1993, p. 1-29.
[16] - Jonathan Unger et Anita Chan, “Voices from the protest movement in Chongqing: class accents and class tensions”, dans Jonathan Unger (sous la dir. de), The Pro-Democracy Protests in China: Reports from the Provinces, Armonk, M.E. Sharpe, 1991, p. 106-126.
[17] - Wan Runnan affirme que Stone, premier grand groupe chinois privé dans l’informatique, avait pour but d’établir une société civile sur les principes de propriété privée et d’autonomie. « Entretien avec Wan Runnan », Le Tremblement de Terre de Pékin, op. cit., p. 530.
[18] - “Beijing public opinion poll on the student demonstrations (May 1989)”, China Information, vol. 4.1, 1989, p. 94-124. Voir aussi le sondage conduit sur la place Tiananmen par Craig Calhoun (Neither Gods nor Emperors, p. 246).
[19] - Zhao Dingxin, The Power of Tiananmen: State-Society Relations and the 1989 Beijing Student Movement, Chicago, University of Chicago Press, 2001, p. 297-330.
[20] - Andrew Nathan, “The puzzle of the Chinese middle class”, Journal of Democracy, no 2, 2016, p. 5-19.
[21] - J’ai consacré à ces groupes un ouvrage récent : Sebastian Veg, Minjian: The Rise of China’s Grass-roots Intellectuals, New York, Columbia University Press, 2019.
[22] - Lei Ya-wen, The Contentious Public Sphere: Law, Media and Authoritarian Rule in China, Princeton, Princeton University Press, 2018 (ce modèle repose toutefois sur une enquête statistique de 2008).