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2 novembre 2019 | #HongKong #Protest #PoliceState : Studio Incendo Flickr
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Dans le même numéro

Le statut de Hong Kong et le néo-souverainisme en Chine

décembre 2020

L’indépendance juridique de Hong Kong a été progressivement remise en cause par l’impératif de rétablir la souveraineté chinoise, ce qu’illustre dernièrement l’imposition de la Loi de sécurité nationale sur l’ensemble du territoire de la ville par l’Etat-Parti. Une atteinte de plus à l’État de droit.

Depuis plusieurs années, on note que les intellectuels chinois qui, dans les années 1990 et 2000, s’identifiaient à une « nouvelle gauche » critique des réformes de marché décidées par l’État-Parti, se sont en grande partie non seulement ralliés au capitalisme d’État, mais aussi au souverainisme et au nationalisme. Xu Jilin, professeur d’histoire intellectuelle à l’Université normale de la Chine de l’Est à Shanghai, a été l’un des premiers à identifier l’influence décisive de Carl Schmitt, dans un article d’abord publié à Taïwan en 20111. Alors que la critique du libéralisme se déplaçait du domaine économique vers le domaine politique, les néo-souverainistes de gauche développaient trois arguments principaux : la supériorité de la souveraineté politique par rapport à l’État de droit ; une critique de la « judiciarisation » rampante de la politique (tendance s’infiltrant en Chine depuis l’Occident) qui rendait nécessaire une « repolitisation » de l’État ; enfin, une critique de l’universalisme (le libéralisme n’étant à leurs yeux qu’une philosophie dominante parmi d’autres) qui les conduit à affirmer l’exceptionnalisme chinois (la Chine étant gouvernée par un régime constitutionnel sous l’égide d’un principe politique illibéral, comme l’Iran par exemple)2.

« Souveraineté exhaustive » : de la théorie à la pratique

Parmi ces « étatistes », on peut remarquer que les juristes jouent un rôle central, alors que leur spécialité ne s’est véritablement développée en Chine que depuis les années 1990. Beaucoup d’entre eux sont rattachés à la faculté de droit de l’Université de Pékin, et certains connaissent bien les écrits de Carl Schmitt. Parmi eux, il n’est pas anodin que les spécialistes du système juridique et constitutionnel de Hong Kong jouent un rôle particulier. Le plus connu d’entre eux, Jiang Shigong, avait bénéficié d’un détachement de quatre ans au Bureau de liaison du gouvernement central à Hong Kong, de 2004 à 2008, grâce auquel il a progressivement acquis de l’influence dans l’appareil d’élaboration de la politique gouvernementale vis-à-vis de Hong Kong. Il a très probablement joué un rôle clé dans la rédaction du Livre blanc du Conseil des affaires de l’État de juin 2014 sur « La pratique de “un pays, deux systèmes” », dans lequel apparaît pour la première fois la notion controversée de « souveraineté exhaustive » (comprehensive jurisdiction ou quanmian guanzhiquan) du gouvernement central sur Hong Kong. Elle autoriserait ce dernier à agir dans le territoire sans aucune restriction juridique (pas même celles découlant éventuellement de la déclaration conjointe sino-britannique de 1984 ou de la Loi fondamentale de Hong Kong promulguée en 1990).

Jiang estime que la formule « un pays, deux systèmes » était avant tout un artifice juridique commode pour rétablir l’exercice de la souveraineté chinoise sur Hong Kong, mais que la question de la souveraineté effective ne peut être résolue que par des moyens politiques et non juridiques. De son point de vue, la Chine doit affirmer sa souveraineté substantielle à travers l’éducation patriotique et l’assimilation de la population, en prenant pour exemple l’expérience du système tianchao (tributaire) sous la dynastie Qing. Alors que les arrangements juridiques sont utiles pour résoudre certains problèmes internationaux complexes, la vraie question reste celle d’une assimilation politique de Hong Kong. Depuis lors, l’influence de Jiang n’a cessé de croître, et ses prises de position après le xixe Congrès du Parti communiste chinois ont fait autorité comme exégèses fidèles du point de vue des plus hautes instances dirigeantes, notamment sa célébration de la « signification de l’ère Xi Jinping dans l’histoire du Parti, dans l’histoire de la République, dans l’histoire de la civilisation chinoise, dans l’histoire du mouvement communiste international, et dans l’histoire de l’humanité3 ».

De ce point de vue, la décision adoptée par l’Assemblée nationale populaire (ANP) le 28 mai 2020, visant à légiférer directement sur la sécurité nationale à Hong Kong, n’est pas simplement un artifice pour combler un vide juridique, comme l’a présenté le gouvernement de la Région administrative spéciale, mais l’expression d’un projet politique plus large du gouvernement central pour Hong Kong, et même pour la République populaire dans son ensemble. Rappelons que la protection de l’État de droit et du système de common law sous souveraineté chinoise était l’une des composantes centrales du compromis grâce auquel la rétrocession de Hong Kong à la Chine a pu se dérouler en 1997. Les libéraux nourrissaient l’espoir que le système juridique de Hong Kong puisse servir de modèle pour l’évolution de la Chine vers un État de droit, même sous l’égide de l’État-Parti. Dans cette logique, la rétrocession de Hong Kong elle-même peut être vue comme un exemple de la « judiciarisation de la politique » que Jiang Shigong a critiquée, à la fois parce que les tribunaux locaux de Hong Kong pouvaient traiter des questions politiques, mettant ainsi en cause le statut surplombant de la souveraineté comme principe politique, et parce que, plus largement, une question de souveraineté (le statut de Hong Kong) était résolue selon un arrangement juridique formel.

En réalité, plutôt que de favoriser l’essor d’un appareil judiciaire plus indépendant sur le continent, les garanties légales contenues dans le « haut degré d’autonomie » promis à Hong Kong ont été progressivement rognées sous la pression d’un autre impératif, celui de rétablir la souveraineté chinoise. Cette tendance a commencé par une série d’« interprétations » de la Loi fondamentale de Hong Kong, avant de s’accélérer dans une succession d’interventions de plus en plus rapprochées de la part du gouvernement central à partir de 2015 : transferts extrajudiciaires vers le continent, intervention directe de Pékin dans un procès en cours à Hong Kong, « disqualification » de parlementaires élus au suffrage universel, durcissement de la politique d’immigration (refus de visa pour un journaliste accrédité), politisation des parquets et enfin modification unilatérale du statut des organes du gouvernement central à Hong Kong. Le juriste Johannes Chan écrit au sujet de ce dernier incident, survenu le 20 avril 2020 : « L’État de droit suppose que la loi soit interprétée de manière objective et rationnelle. La signification de la loi ne peut pas être modifiée ou tordue afin de se conformer au climat politique du jour. Sur le continent, il y a peut-être encore des personnes qui pensent que le droit est au service de la politique. Dès lors, quand il y a un conflit entre droit et politique, c’est cette dernière qui prévaut. Le droit peut être interprété, réinterprété, déformé, ou même ignoré, dès lors que c’est politiquement avantageux de procéder ainsi. Ce n’est pas ainsi que fonctionne le droit ou l’État de droit à Hong Kong. Si la conception du droit du continent doit être étendue à Hong Kong, que sa signification, comme le disait Humpty Dumpty, ne dépend que du bon vouloir de chaque personne, quand la prise de serment requise pour occuper un poste peut se transformer en critère préalable pour se présenter à une élection, quand la disposition selon laquelle les lois nationales ne s’appliquent pas à Hong Kong en vient à signifier que les lois nationales ne s’appliqueront pas partout à Hong Kong, quand une institution qui est de toute évidence un organe du gouvernement central peut être considérée comme n’étant pas un organe du gouvernement central au sens de la Loi fondamentale pour servir des impératifs politiques, alors la Loi fondamentale deviendra vite un document évanescent et insignifiant4. »

La loi de sécurité nationale

La loi de sécurité nationale pour Hong Kong, dont le principe a été annoncé un mois après l’intervention de Chan et qui a été promulguée le 30 juin 2020 (le texte ne devenant public qu’une fois promulgué), a été précisément conçue pour institutionnaliser le primat du politique et de la souveraineté sur l’État de droit. Ce déplacement est particulièrement clair au niveau de la procédure. Comme Johannes Chan l’a écrit dans une autre tribune, il y a des raisons d’estimer que la procédure choisie par Pékin pour contourner le Conseil législatif de Hong Kong n’est conforme ni à la Loi fondamentale de Hong Kong, ni à la déclaration sino-britannique5. C’est également le point de vue développé par le barreau de Hong Kong6.

En réponse, Jiang Shigong a publié un article réfutant les arguments procéduraux en faveur de l’inconstitutionnalité de la loi, sans y accorder une grande importance. La substance de son article concerne un autre aspect : il rappelle l’histoire de la rédaction de la Loi fondamentale à la fin des années 1980, en soulignant que deux points essentiels, n’y trouvant pas de résolution, ont été remis à plus tard, à savoir la question de la sécurité nationale et celle du suffrage universel. Les grandes manifestations de 2003 contre le projet de loi de sécurité nationale ont provoqué à ses yeux un déséquilibre structurel en accréditant l’idée que la Loi fondamentale était un garde-fou (une loi « défensive »), alors qu’elle avait été selon lui conçue comme un outil pour étendre la souveraineté nationale à Hong Kong (une loi « offensive »). Ce déséquilibre, poursuit-il, a fait dévier la discussion autour du suffrage universel vers la question de l’autodétermination et a entraîné la « taïwanisation de la question de Hong Kong ». Pour cette raison, il serait maintenant nécessaire de rétablir l’équilibre grâce à la loi de sécurité nationale promulguée par l’ANP : « Sa mise en œuvre aura sans aucun doute des implications significatives pour la “restructuration systémique” (zhidu chonggou) de “un pays, deux systèmes” et pour l’écologie politique de Hong Kong7. » Il est clair, à la lecture de cette argumentation et au vu du statut de son auteur, que la loi n’a pas été conçue comme un ajustement technique, mais bien comme une « restructuration systémique » de Hong Kong.

La loi de sécurité nationale pour Hong Kong a été précisément conçue pour institutionnaliser le primat du politique et de la souveraineté sur l’État de droit.

La même idée a été reprise par le directeur adjoint du Bureau des affaires de Hong Kong et Macao du Conseil des affaires de l’État, Zhang Xiaoming, lors d’un discours prononcé à l’occasion du 30e anniversaire de la promulgation de la Loi fondamentale : « Quel est alors le problème principal de Hong Kong maintenant ? La réponse sera certainement fonction de l’opinion de chacun. De mon point de vue, le problème principal de Hong Kong n’est ni l’économie, ni le logement, l’emploi ou les autres problèmes sociaux qui mécontentent la base de la société, et encore moins les intérêts de ce groupe social. Ce n’est pas un problème social, comme celui de la rigidification des classes sociales ou de la difficulté d’une mobilité ascendante pour les jeunes. Non, c’est un problème politique. Il se manifeste principalement dans l’apparition de différences fondamentales et même de confrontations au sujet de la question essentielle de savoir quel Hong Kong nous voulons bâtir. Nous voulons un Hong Kong qui applique véritablement les principes “un pays, deux systèmes” et “les Hongkongais gouvernent Hong Kong”, avec un haut degré d’autonomie, tout en préservant sa stabilité et sa prospérité de long terme. En revanche, l’opposition et les forces extérieures derrière elle ont cherché à transformer Hong Kong en une entité politique indépendante ou semi-indépendante, en une entité politique antichinoise et anticommuniste, en une entité politique avec une forte base politique. En tant que tête de pont, Hong Kong est devenu un pion entre les mains de forces politiques étrangères qui cherchent à freiner et à entraver le développement de la Chine. Voilà la contradiction principale qui entrave la mise en œuvre pleine et entière de “un pays, deux systèmes” et le maintien de la prospérité et de la stabilité de long terme de Hong Kong, et qui est également un facteur déterminant dans la vie politique hongkongaise. Cette contradiction principale est ce qui provoque le chaos et l’intensification de certains conflits sociaux. […] Dans son essence, c’est une confrontation politique suscitée délibérément par les forces antichinoises et anticommunistes à Hong Kong et à l’extérieur de Hong Kong. Leur objectif n’est pas seulement de déstabiliser Hong Kong et d’y prendre le pouvoir, mais aussi de renverser le pouvoir de l’État et de subvertir le rôle dirigeant du Parti communiste8. »

Ce discours est particulièrement révélateur, car beaucoup de responsables politiques du continent ont tendance à minimiser les mouvements de protestation à Hong Kong en les présentant comme simplement motivés par des questions de niveau de vie. Zhang, au contraire, estime que leur essence relève d’un problème de souveraineté. Il y rattache une formulation du politologue Zheng Yongnian appelant les Hongkongais à un « second retour » à la mère patrie (dans les années 1980, il était souvent dit que le cœur des Hongkongais n’était pas revenu à la Chine). Cette idée s’accorde avec la proposition de Jiang Shigong de restructurer le système de gouvernance de Hong Kong à travers l’affirmation d’une « souveraineté substantielle ».

Pour cette raison, il n’est pas surprenant de lire dans la loi de sécurité nationale les échos d’un projet politique plus large. Le 29 juillet 2019, à l’apogée du mouvement dirigé contre la loi d’extradition, le porte-parole du Bureau des affaires de Hong Kong et Macao avait répondu à la question d’un journaliste par trois « lignes à ne pas franchir », formulées – selon certaines rumeurs – par Xi Jinping lui-même lors de la réunion du Politburo de juillet 2019. Les manifestants ne devaient pas « mettre en danger la sécurité ou la souveraineté nationale, mettre au défi le pouvoir du gouvernement central ou l’autorité de la Loi fondamentale, ni se servir de Hong Kong comme base pour des activités d’infiltration ou de subversion de la Chine continentale9 ». Des formulations similaires se retrouvent dans le communiqué du 4e Plénum du xixe Comité central, publié début novembre 2019, qui inclut une référence à la « souveraineté exhaustive », ainsi qu’un appel à « établir et renforcer des lois pour protéger la sécurité nationale à Hong Kong10 ». Il s’agit sans doute là d’une des apparitions les plus remarquables de Hong Kong dans le communiqué d’un plénum, puisque ce dernier est un organe du Parti, alors que les questions hongkongaises étaient traditionnellement traitées dans les institutions du Conseil des affaires de l’État. Zhang Xiaoming a présenté sa propre longue exégèse du communiqué et de ses implications pour la politique envers Hong Kong quelques jours plus tard (publié dans Le Quotidien du Peuple en décembre11). Il dresse l’inventaire des dix pouvoirs principaux de l’État central à Hong Kong, qui inclut notamment le pouvoir de promulguer, de réviser et d’interpréter la Loi fondamentale, celui de contrôler l’exercice de leur autonomie par les régions administratives spéciales, notamment en vérifiant si leurs institutions législatives et leurs lois sont conformes à la Loi fondamentale, et celui de légiférer directement en ajoutant des lois à l’annexe 3 de la Loi fondamentale. À l’époque, personne n’avait prédit ni même suggéré la possibilité que l’ANP impose une loi directement à Hong Kong. Pourtant, la forte implication des instances suprêmes du Parti tout comme les commentaires de Zhang auraient dû avertir les observateurs qu’il s’agissait d’un changement d’approche. Quand, en décembre 2019, le chef de l’exécutif de Hong Kong, Carrie Lam, a effectué sa visite annuelle de travail à Pékin, la presse a rapporté que le membre du Politburo responsable de la sécurité publique, Zhao Kezhi, avait participé à la réunion du Petit Groupe dirigeant pour les affaires de Hong Kong et Macao – également un organe du Parti.

La souveraineté contre l’État de droit

La loi de sécurité nationale définit quatre nouveaux crimes : le séparatisme, la subversion, le terrorisme et la collusion avec des forces étrangères. Plusieurs aspects de cette loi ont suscité de profondes réserves, notamment la création d’un Haut-Commissaire pour la sécurité nationale du gouvernement central à Hong Kong, qui pourra déférer certains suspects directement devant un tribunal en Chine continentale dans un « très petit nombre de cas ». Même pour les cas qui seront jugés à Hong Kong, un procureur spécial, une branche spéciale de la police de Hong Kong et un Conseil de sécurité nationale où siège le directeur du Bureau de liaison, représentant de Pékin à Hong Kong, ont été créés. Seuls certains juges seront agréés par le chef de l’exécutif pour siéger dans ces affaires. Enfin, la loi de sécurité nationale prévaudra sur les lois locales et seule l’ANP aura le droit d’en proposer des interprétations, lui donnant de facto un statut comparable à la Loi fondamentale. La création de nouvelles institutions du gouvernement central à Hong Kong représente une nouvelle érosion de l’article 22 de la Loi fondamentale (en vertu duquel aucune branche du gouvernement central n’était autorisée à intervenir dans le domaine d’autonomie de Hong Kong). Selon une source, le Haut-Commissaire rendra compte directement à la Commission centrale de sécurité nationale, un organe du Parti créé et présidé directement par Xi Jinping12. Selon l’agence Xinhua, le Petit Groupe dirigeant sur Hong Kong et Macao a été élevé au rang de Groupe dirigeant central, dans lequel Zhao Kezhi siégerait comme directeur adjoint, au même niveau que le directeur du Bureau des affaires de Hong Kong et Macao du Conseil des affaires de l’État13. Alors que le Parti était rarement impliqué de façon directe dans la gouvernance de Hong Kong, il semble désormais y jouer un rôle déterminant.

Alors que le Parti était rarement impliqué de façon directe dans la gouvernance de Hong Kong, il semble désormais y jouer un rôle déterminant.

Ces évolutions rappellent la conclusion du texte précédemment cité de Jiang Shigong, publié après le XIXe Congrès : « Suite à l’introduction de l’État de droit [sous Deng Xiaoping], une tension latente est apparue entre ce concept et le rôle dirigeant du Parti. Certaines personnes estimaient que renforcer l’État de droit signifiait un renforcement de l’autorité absolue du système étatique sur le plan constitutionnel et juridique, et se mirent à soutenir la prétendue “traduction dans la réalité du pouvoir suprême de l’ANP”, le renforcement de “l’autonomie de la justice” et la judiciarisation de la Constitution. Ils proposèrent également un débat sur la prétendue question de la “prééminence du Parti ou du droit”, remettant ainsi implicitement en question le rôle dirigeant du Parti par rapport à l’État. De plus, le développement de l’État de droit a entraîné des appels à mieux protéger les droits de l’homme. Certains mouvements avec des revendications politiques ont commencé à utiliser l’essor formel des “droits de l’homme” et de “l’État de droit”, et l’idée que l’État de droit conduirait à la démocratie afin d’avancer leur programme de “démocratisation politique”. […] C’est dans le contexte précis de ce problème, pour lequel on avait longtemps cherché une solution sans succès sur le plan ni théorique ni pratique, que Xi Jinping, au 3e Plénum du XVIIIe Congrès du Parti, a proposé la théorie de la modernisation du système de gouvernance et des capacités de gouvernance. […] On pourrait dire que le cœur de la pensée Xi Jinping du socialisme à caractéristiques chinoises pour une nouvelle ère est le système de direction complète de l’État par le Parti au niveau aussi bien théorique qu’institutionnel. Ce nouveau système de Parti-État est sans aucun doute une composante organisationnelle fondamentale de la “solution chinoise”, qui diffère à la fois des systèmes démocratiques libéraux du capitalisme occidental et du vieux système du Parti-État du modèle soviétique, et qui est devenu le nouveau système convenant le mieux à la base économique du socialisme à caractéristiques chinoises14. »

Ce passage montre bien comment Jiang envisage un rôle dirigeant pour le Parti, permettant de repousser le potentiel subversif contenu dans les réformes du droit chinois, grâce à son concept de « direction complète de l’État par le Parti ». La même formule peut s’appliquer, peut-être à une dose plus légère, à Hong Kong, le territoire dont l’existence même renferme l’essence de la contradiction entre souveraineté et État de droit telle que la décrit Jiang. On peut ainsi retracer l’essor du paradigme de la « sécurité nationale » dans les discours de l’élite politique chinoise depuis les années 1980, et plus précisément depuis l’établissement de la Commission nationale de sécurité par Xi Jinping en 2014. L’historien Matthew Johnson estime ainsi que la crainte de « l’évolution pacifique » à l’époque de Mao a été retravaillée et reformulée par Wang Huning, proche conseiller et politologue d’État de Xi Jinping15. Wang a développé le concept de « sécurité culturelle », qui comprend l’idéologie, le contrôle de l’information, la propagande intérieure et internationale, avec l’objectif de transformer l’ordre politique mondial en faisant reculer la domination des normes libérales. Dans ce contexte, même si la répression rendue possible par la loi de sécurité nationale à Hong Kong reste moins sévère que sur le continent, elle procède sans aucun doute de la même réflexion politique, juridique et philosophique, dans laquelle la souveraineté et l’idéologie du Parti (la distinction ami/ennemi) l’emportent sur les définitions libérales de la légalité, comme le prônait Carl Schmitt, il y a bien longtemps déjà.

  • 1.Xu Jilin, “The specter of Leviathan: A critique of Chinese statism since 2000”, dans Rethinking China’s Rise: A Liberal Critique, trad. par David Ownby, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 20-60.
  • 2.Voir Sebastian Veg, “The rise of China’s statist intellectuals: Law, sovereignty, and ‘repoliticization’”, The China Journal, vol. 82, juillet 2019, p. 23-45.
  • 3.Jiang Shigong, “Philosophy and history: Interpreting the ‘Xi Jinping era’ through Xi’s report to the Nineteenth National Congress of the CCP” [en ligne], trad. et introduction par David Ownby, Reading the China Dream, 2018.
  • 4.Johannes Chan, “A strained interpretation of the Basic Law” [en ligne], HKU Legal Scholarship Blog, 20 avril 2020. Chan fait allusion à plusieurs incidents plus ou moins récents : la « disqualification » de candidats au Conseil législatif de Hong Kong selon que le fonctionnaire enregistrant leur candidature estime qu’ils seraient capables de prêter serment de manière « sincère » ; la décision du gouvernement de Hong Kong de céder la souveraineté territoriale complète sur la ligne de train à grande vitesse de Canton à Hong Kong et sur son terminus à Kowloon aux autorités chinoises ; la réinterprétation de la Loi fondamentale de Hong Kong pour que le Bureau de liaison du gouvernement central à Hong Kong ne soit plus soumis aux dispositions de l’article 22.
  • 5.Johannes Chan, “Five reasons to question the legality of a National Security Law for Hong Kong” [en ligne], Verfassungsblog, 1er juin 2020.
  • 6.Voir “Statement of Hong Kong Bar Association on proposal of National People’s Congress to enact National Security Law in Hong Kong” [en ligne], Hong Kong Bar Association, 25 mai 2020.
  • 7.Jiang Shigong, « Shuanggui lifa yu zhidu wanshan – Xianggang de guojia anquan lifa fali fenxi » [« Double parcours législatif et amélioration systémique : une analyse juridique du processus pour légiférer sur la sécurité nationale à Hong Kong », en ligne], Mingpao, 11 juin 2020.
  • 8.Zhang Xiaoming, « Guojia anquan dixian yu lao, “yiguo liangzhi” kongjian yu da » [« Plus la ligne rouge de la sécurité nationale sera ferme, plus l’espace pour “un pays, deux systèmes” sera grand »], Bureau des affaires de Hong Kong et Macao, 8 juin 2020.
  • 9.Voir l’article « Gang Ao Ban jianghua neirong ji wenda huanjie quanwen » [texte complet de l’allocution du Bureau des affaires de Hong Kong et Macao et de la séance de questions et réponses, en ligne], Mingpao, 29 juillet 2019.
  • 10.Voir le communiqué « (Shouquan fabu) Zhonggong zhongyang guanyu jianchi he wanshan Zhongguo tese shehuizhuyi zhidu, tuijin guojia zhili tixi he zhili nengli xiandaihua de jueding » [« Décision du comité central du PCC sur quelques questions de grande importance relatives au renforcement et à l’amélioration du système du socialisme à caractéristiques chinoises, et à l’impulsion à donner à la modernisation du système et des capacités de gouvernance de l’État » – communiqué officiel], Xinhua, 5 novembre 2019.
  • 11.Zhang Xiaoming, « Jianchi he wanshan “yiguo liangzhi” zhidu tixi » [« Renforcer et améliorer le système institutionnel “un pays, deux systèmes” »], Renmin Ribao [Le Quotidien du peuple], 11 décembre 2019.
  • 12.Voir Sheena Chestnut Greitens, “Domestic security in China under Xi Jinping” [en ligne], China Leadership Monitor, 1er mars 2019.
  • 13.Selon l’article “Beijing has heard opinion of Hong Kong people and remains ‘very firm’ on National Security Law for city, Carrie Lam says after visit”, South China Morning Post, 3 juin 2020.
  • 14.Jiang Shigong, “Philosophy and history”, art. cité.
  • 15.Voir Matthew Johnson, “Safeguarding socialism: The origins, evolution and expansion of China’s total security paradigm” [en ligne], Sinopsis, 16 juin 2020.

Sebastian Veg

Sebastian Veg est directeur d'études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle de la Chine moderne et contemporaine. Il a récemment publié Minjian: The Rise of China’s Grassroots Intellectuals (Columbia University Press, 2019). 

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