
Répression et opposition en Russie
Sergei Guriev est un économiste russe reconnu et influent. Il a dirigé la Nouvelle École d’économie à Moscou jusqu’au printemps dernier, quand il a dû prendre la décision de s’installer en France pour se protéger des interrogatoires et perquisitions qui auraient pu mener à des poursuites judiciaires. Il est maintenant professeur d’économie à Sciences Po Paris. Sergei Guriev conseille l’opposant démocrate Alexei Navalny.
Alexei Navalny a réussi un score remarquable, près de 30 %, à l’élection municipale de Moscou le 8 septembre dernier. Comment analysez-vous cette percée de l’opposition ?
De juin à début septembre 2013, Navalny a conduit une campagne électorale efficace, honnête, sans précédent en Russie. Des milliers de volontaires l’ont aidé et ont cotisé via l’internet pour le financer. Il a rencontré les habitants de tous les quartiers de Moscou, à raison de trois rencontres par jour en semaine et cinq les week-ends. De mon point de vue, Navalny est l’homme politique qui a le plus de perspectives. De nombreux opposants qui veulent lutter contre la corruption en Russie et préparer l’avenir démocratique de leur pays préféreront désormais rejoindre Navalny plutôt que poursuivre leur activité de façon indépendante.
En juillet 2013, Navalny a été condamné à cinq ans de prison, dans une affaire manifestement montée de toutes pièces, et il attend le jugement de la cour d’appel. Que va faire le Kremlin ?
Les autorités ne savent pas trop quelle attitude adopter vis-à-vis d’un opposant d’une telle trempe. Alexei Navalny a beaucoup de qualités qui manquent à d’autres hommes politiques russes et qui lui ont permis de s’affirmer comme le seul capable à terme d’arrêter la machine de corruption. Il n’a pas peur de la prison et cela prend à contre-pied le pouvoir poutinien qui ne sait pas comment lutter contre un homme politique tel que lui. Cela lui attire de nouveaux partisans et complique la position des dirigeants. Navalny s’est montré capable de rassembler, à la différence de tant d’autres figures de l’opposition qui passent leur temps à se quereller. C’est une situation nouvelle, un signal positif fort.
Le régime n’est pas là pour l’éternité, et l’équipe poutinienne comporte des hommes beaucoup plus jeunes que Poutine. Un jour viendra où la Russie existera sans Poutine. Participer à la condamnation et à l’emprisonnement de Navalny est une prise de risque, car ce sera un épisode important lorsqu’on jugera le régime actuel.
Quel est le principal enseignement que l’on peut tirer de ces élections municipales à Moscou ?
Coupé du peuple, le pouvoir ne se rend pas bien compte de la situation dans le pays et à Moscou. Une chose est évidente : il n’est pas tout-puissant et on peut le combattre avec des méthodes politiques simples et pacifiques. Pour cette raison, les prochaines élections, en 2014, à l’assemblée municipale de Moscou, auront une importance particulière.
En 2011, le Conseil pour les droits de l’homme auprès du président russe (à l’époque Medvedev) a demandé à plusieurs personnalités indépendantes, dont vous, de réaliser une expertise sur le second procès de Mikhaïl Khodorkovski et Platon Lebedev, anciens dirigeants de l’entreprise pétrolière Ioukos. Vous avez conclu à un procès inéquitable et à une condamnation injustifiée et cela a déclenché, contre vous et les autres experts, l’ire de Vladimir Poutine et d’Alexandre Bastrykine, le chef du puissant Comité d’instruction qui rend compte directement au président. Comment les choses se sont-elles passées ?
Chacun a travaillé sur le dossier indépendamment des autres ; je ne savais pas ce qu’écrivaient les autres experts. J’ai lu des centaines de pages accessibles à tous, et j’ai envoyé mon rapport à Tamara Morchtchakova, ancienne juge à la Cour constitutionnelle. En décembre 2011, nous avons réuni une conférence de presse, le rapport a été publié et, dès avril 2012, Vladimir Markine, le porte-parole du Comité d’instruction, a annoncé que celui-ci enquêtait sur les sources de financement du travail des experts qui avaient pris part à la rédaction de ce rapport.
Le Comité d’instruction de Bastrykine (très proche de Poutine) a jugé que notre travail n’était pas légal. Or c’était la contribution normale d’intellectuels qu’on sollicite pour leur compétence. La manière dont les membres du Comité d’instruction ont monté cette affaire montre qu’ils ignorent la Constitution russe et le droit. Symboliquement, cette affaire est importante, mais cela n’a rien changé pour Khodorkovski et Lebedev, qui sont toujours en prison et se trouvent sous la menace d’un possible troisième procès.
Comment vous a-t-on traité ?
J’ai été convoqué à un premier interrogatoire en février 2013, puis d’autres ont suivi. Le 25 avril, le juge d’instruction m’a annoncé qu’il viendrait chez moi pour me poser quelques questions, mais en fait il m’a présenté un mandat de perquisition de mon bureau et une décision du tribunal statuant la saisie de tout mon courrier électronique depuis 2008 ! Il m’a laissé entendre qu’il avait le mandat pour perquisitionner chez moi. J’ai compris que la rencontre suivante risquait de se terminer par une interdiction de quitter le territoire.
J’ai donc pris la décision de ne pas vivre dans le même pays que ces juges d’instruction. En effet, Vladimir Poutine lui-même l’a souligné, il n’y a pas d’accusation contre moi, je garde mon statut de témoin, mais j’ai vu que même un témoin pouvait voir ses droits sérieusement limités. Je pense que j’ai eu raison de quitter la Russie le 30 avril 2013 et de rejoindre ma famille en France.
Ces « enquêteurs » du Comité d’instruction vivent toujours en Union soviétique ! Mon juge d’instruction m’a dit que je n’avais pas à me plaindre de voir mes droits limités, car l’académicien Sakharov avait connu bien pire ! C’était, bien sûr, un grand honneur que d’être comparé à Sakharov, mais je lui ai malgré tout rappelé que nous vivions dans un autre pays. Il m’a répondu qu’il n’en était pas sûr… Ces individus n’imaginent pas qu’ils auront à répondre un jour de leurs actes. Ils considèrent qu’ils doivent obéir aux ordres, même si ces ordres sont hors la loi et contraires à la Constitution.
Au dernier forum de Davos, en janvier 2013, vous avez pris la parole à côté du Premier ministre Dmitri Medvedev. Quel bilan de sa présidence dressez-vous ?
Quand il était à la tête de l’État, de 2008 à début 2012, Dmitri Medvedev a fait beaucoup pour dénoncer la corruption en obligeant les bureaucrates et les députés à déclarer leurs revenus, en rendant le pouvoir plus transparent. Mais la transparence ne suffit pas. Même si la société sait à quel point les dirigeants et les députés sont corrompus, il est impossible de lutter contre la corruption sans la police et la justice, qui apparemment se sont transformées en machine de répression politique. C’est l’absence d’un système judiciaire honnête qui empêche de lutter contre la corruption. D’autre part, le progrès de la législation économique vers plus de respect pour les entrepreneurs, sous l’impulsion de Medvedev, a été freiné. Pire encore, les personnes qui ont participé à l’élaboration de ces lois sont aujourd’hui convoquées au Comité d’instruction et obligées de se justifier.
Parmi les avancées que Poutine n’aurait pas initiées et que Medvedev, lui, a réalisées, je voudrais citer l’entrée de la Russie dans l’Organisation mondiale du commerce et le projet Skolkovo dans le domaine des nouvelles technologies. À la fin de son mandat, il a rétabli l’élection au suffrage universel direct des gouverneurs et a simplifié la procédure de l’enregistrement des partis politiques, ce qui a un peu ouvert le jeu politique en Russie en dépit des répressions menées depuis mai 2012. Les élections locales et régionales du 8 septembre 2013 l’ont montré. Malgré la propagande à la télévision, la classe moyenne des grandes villes est de plus en plus opposée au régime et sort dans la rue même pour des manifestations non autorisées par le pouvoir.
Comment définiriez-vous le régime Poutine ?
C’est un régime autoritaire « normal », corrompu. La principale idéologie du pouvoir, c’est de se maintenir en place et on ne sait pas jusqu’où il est prêt à aller. Si la « ligne rouge » est franchie, si Navalny écope de cinq ans de prison et que les manifestants du 6 mai 2012 sur la place Bolotnaïa sont condamnés à des peines de prison ferme, alors ce régime se sera transformé en une dictature. Les inculpés de l’affaire Bolotnaïa sont des gens qui n’ont rien fait de mal, qui sont juste sortis dans la rue, pacifiquement et sans armes. Le but principal de la répression est de servir d’avertissement.
Paris le 13 septembre 2013