La responsabilité de la France vue du Rwanda. Le rapport Mucyo : une lecture historienne
Le rapport Mucyo : une lecture historienne
C’est au début du mois d’août 2008 que le rapport de la « Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994 » – dit rapport Mucyo, du nom du président de cette commission – a été porté à la connaissance du public1. Comme son titre l’indiquait de manière éloquente, le texte, dont la version reste d’ailleurs provisoire, instruisait à charge contre la France. Ses « recommandations » finales étaient à ce titre particulièrement sévères : considérant qu’« à l’issue de son enquête, la Commission a trouvé que l’État français a joué une part active dans la préparation et l’exécution du génocide de 1994 », celle-ci demandait notamment au gouvernement rwandais de « se réserver le droit de porter plainte contre l’État français pour sa responsabilité dans la préparation et l’exécution du génocide de 1994 au Rwanda devant les instances judiciaires internationales habilitées », et de « soutenir toute action individuelle ou collective de victimes qui souhaiteraient porter plainte devant les tribunaux pour le préjudice causé par les actions de l’État français et/ou ses agents au Rwanda ».
Ce réquisitoire quasi « intentionnaliste2 » contre la politique française au Rwanda dans le cadre du génocide de 1994 s’inscrivait dans une logique d’incrimination dont rendait compte le communiqué du gouvernement rwandais accompagnant la publication du rapport. Celui-ci, après avoir affirmé d’emblée qu’il n’existait « aucun indice d’une quelconque tentative de la part des décideurs politiques et militaires français d’user de leur influence afin de mettre un terme à l’entreprise d’extermination des civils tutsi débutant en octobre 1990 », franchissait le pas décisif vers l’énonciation d’une intention criminelle lorsqu’il ajoutait :
La persistance, la détermination, le caractère massif du soutien français à la politique rwandaise des massacres ; les diverses modalités de participation française directe dans l’agression de civils tutsi du fait de leur appartenance ethnique montrent la complicité des responsables politiques et militaires français dans la préparation et l’exécution du génocide des Tutsis de 1994.
La fin de ce même communiqué dressait donc une liste des « personnalités politiques et militaires françaises les plus impliquées dans le génocide » et enjoignait « les instances habilitées à entreprendre les actions requises afin de (les) amener […] à répondre de leurs actes devant la justice ».
S’il semble avoir suscité, pendant un temps, une inquiétude véritable dans les cercles gouvernementaux français (au sein du ministère des Affaires étrangères notamment), on peut dire sans risque de se tromper que la publication du « rapport Mucyo » n’a pas eu le moindre retentissement au sein de l’opinion. Sa lecture complète exige d’ailleurs un temps de travail dont on peut craindre qu’il n’ait été que rarement consenti. La violence de la charge antifrançaise d’une part, ainsi que des scories trop visibles3, rendaient assez aisée toute entreprise de discrédit d’un texte dont les allégations furent niées en bloc, lorsqu’elles ne furent pas ignorées. L’objet de cet article est précisément de tenter de contribuer à la réouverture de ce dossier. En l’absence de moyens d’investigations propres de la part de son auteur, il ne peut s’agir, naturellement, de confirmer ou d’infirmer, comme telles, les accusations du rapport Mucyo : en revanche, peut-être est-il possible d’en proposer une lecture historienne qui contribue à mieux en saisir les enjeux. Des enjeux qui, au-delà des relations franco-rwandaises et de la question de la responsabilité de la France dans les événements de 1994, ont trait à notre capacité à prendre en compte un événement d’amplitude majeure, en termes de violences extrêmes, de la fin du xxe siècle.
La tradition des « rapports d’atrocités »
La lecture du rapport Mucyo place un historien des violences extrêmes du xxe siècle sur un terrain étrangement familier : celui des « rapports d’atrocités4 ». Le premier du siècle, réalisé par la fondation Carnegie, et d’ailleurs remarquablement construit, avait été publié en 1914 pour traiter des atrocités commises contre les civils au cours des guerres balkaniques de 1912-19135. Mais c’est la Grande Guerre qui fonde véritablement le « genre6 » : dès les premiers mois du conflit en effet, au sein de chaque pays belligérant, des commissions ad hoc, presque exclusivement composées de juristes, réunissent des témoignages destinés à établir les atteintes au droit de la guerre et au droit des gens commises par l’adversaire, à commencer par les massacres de populations civiles qui s’étaient effectivement produits lors des premières semaines d’invasion, essentiellement à l’initiative des troupes des puissances centrales. Ici, une remarque de poids doit être faite d’emblée : le fait que ces rapports, rédigés en pleine guerre et dans une tension extrême entre belligérants, le fait aussi qu’ils s’inscrivent dans une évidente perspective de propagande vis-à-vis de l’opinion nationale et internationale (les pays neutres tout particulièrement), ne sauraient suffire à discréditer les travaux de leurs rédacteurs. Tout au contraire : précisément parce que les enjeux sont considérables, ces derniers ne peuvent prendre le risque que leur enquête puisse être démentie : les témoignages croisés sont ainsi systématiquement recherchés, ceux qui paraissent douteux sont écartés, le ton adopté, pour être accusateur sur le fond, se veut modéré, visant même à l’objectivité.
D’évidence, le rapport Mucyo s’inscrit pour une part dans cette tradition7. La Commission, restreinte, compte sept membres (dont deux femmes), quatre d’entre eux étant de formation juridique, à commencer par son président, Jean de Dieu Mucyo. La présence comme viceprésident du général de brigade Jérôme Ngendahimana, ancien officier dans les Far et d’origine hutu, constitue un phénomène à notre connaissance sans précédent dans un tel processus d’enquête, tout en témoignant du souci de l’actuel État rwandais de transcender la différence ethnique et de réunir des acteurs issus de camps opposés en 19948. Deux autres noms retiennent l’attention au sein de la liste des membres de la Commission : celui de Jean-Paul Kimonyo, politiste, auteur d’une thèse fouillée sur le rôle des partis politiques rwandais dans le processus génocidaire9, et dont le rôle dans la rédaction du rapport semble avoir été particulièrement important, ainsi que celui de José Kagabo, maître de conférences à l’Ehess, historien reconnu du Rwanda et du génocide de 1994. Cette présence de représentants des sciences sociales au sein de la Commission n’a toutefois pas empêché qu’une logique essentiellement dénonciatrice s’impose et domine le texte du rapport, conclu par un appel à la mise en accusation des responsables français, civils et militaires. Si les archives à disposition de l’État rwandais n’ont pas été ignorées, notamment sur les questions de la formation de la gendarmerie rwandaise avant 1994 et de l’informatisation du fichier central des opposants qui facilita la perpétration d’assassinats ciblés dès le 7 avril, le rapport procède essentiellement par addition et recoupement de témoignages, qu’il s’agisse d’acteurs de la période ou de simples victimes du génocide. Là n’est sans doute pas l’essentiel, mais bien plutôt dans le fait qu’une logique historienne, soucieuse d’aboutir à un récit complet du génocide – une option défendue par certains des membres de la commission –, n’ait pas été en mesure de s’imposer : en témoigne la faible part consacrée à « l’implication étrangère dans le conflit rwandais et le génocide », réduite à une dizaine de pages dans l’introduction, avant que l’ensemble du travail choisisse de se concentrer sur le seul cas français, selon la tripartition suivante : « Implication de la France au Rwanda avant le génocide » (Ire partie), « L’implication de la France pendant le génocide » (IIe partie), « Implication de l’État français après le génocide » (IIIe partie, que nous n’évoquerons pas comme telle dans le cadre restreint de cet article). Outre ce choix fondamental dont la logique tend à ériger la culpabilité française en système, il faudrait pouvoir expertiser les dynamiques, les rapports de force, les contraintes diverses et les pressions de toutes sortes qui ont pu s’exercer au sein et autour de la Commission (comme c’est le cas pour toute commission, d’ailleurs), produisant en retour des choix rédactionnels spécifiques. Ainsi par exemple, si un ton modéré, prudent, visant de toute évidence à l’objectivité, est volontiers adopté par le rapport dans l’établissement des faits et la mise en œuvre des témoignages, les conclusions de chapitre ou de partie se révèlent nettement plus sommaires, le discours tranchant alors sans nuance dans un sens systématiquement défavorable à la France et aux acteurs français sur place. À ce titre, un rapport comme celui-ci est nécessairement composite : mais loin d’être une raison pour l’écarter, sa construction exige au contraire de multiplier les informations à son endroit et d’en effectuer une lecture d’autant plus attentive.
L’ancien et le nouveau
On se tromperait gravement en pensant que le rapport Mucyo a voulu reprendre à zéro la question du génocide de 1994. Loin de faire table rase, il choisit au contraire de s’appuyer largement sur des sources existantes, et déjà bien connues. Il est ainsi frappant d’observer la place qu’occupent dans son texte les rapports d’enquête des organisations internationales (Onu), des organisations de défense des droits de l’homme (Amnesty International, Human Rights Watch) et, plus surprenant, les rapports parlementaires des deux pays les plus lourdement impliqués en 1994 : le « Rapport de la Commission [belge] d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda » (décembre 1997) et le « Rapport [français] de la mission d’information parlementaire sur le Rwanda » (1998). À cette utilisation souvent systématique du matériel réuni par des commissions issues de pays par ailleurs stigmatisés dans le rapport, s’ajoute la documentation issue du Fonds François Mitterrand, qui produit un « effet de réel » particulièrement puissant.
Le rapport procède ainsi à une mise en série des documents, visant à l’établissement d’un « discours de vérité ». À cet égard, il n’est donc pas étonnant que le texte soit convaincant – et, pour tout dire, accablant – dans sa description de l’implication de la France avant 1994 : sur toute une série de points (accords militaires depuis 1975, intervention militaire française à partir d’octobre 1990, opération Noroît et rôle des Dami [Détachements d’assistance militaire et d’instruction]), le rapport ne fait guère que reprendre des éléments déjà connus. Concernant la participation française à la formation des milices interahamwe, le rôle des gendarmes français dans l’informatisation du fichier central du Centre de recherche criminelle et de documentation (Crcd), et notamment du fichier des personnes à rechercher et à surveiller (Pras), la contribution du rapport est déjà plus neuve, et ses apports également convaincants. Comme ils le sont concernant les agissements français une fois le génocide enclenché – opération Amaryllis notamment, entre le 9 et le 12 avril 1994 – avant que ne soit lancée l’opération Turquoise : l’utilisation intensive des archives François Mitterrand (interdites d’accès normal en France), en particulier des notes du général Quesnot (chef d’état-major particulier du président de la République), ne laisse malheureusement guère de doute sur l’ampleur et la gravité des fautes alors commises par le pouvoir politique français, la présidence de la République au tout premier chef10. Pour autant, si nécessaires que soient ces développements dans la logique interne suivie par le rapport Mucyo, ce n’est pas là sans doute qu’il apporte réellement du neuf : ce qu’il énonce, en s’adossant à des sources souvent d’origine française11, était déjà largement connu.
Il n’en est pas de même de l’opération Turquoise, commencée à la fin du mois de juin 1994. Après avoir rappelé les attendus de l’opération et ses contradictions initiales, le rapport se centre sur les pratiques des troupes françaises sur place, elles-mêmes analysées selon une logique « géographique » traitant successivement des trois préfectures de Cyangugu, Kibuye et Gikongoro. C’est là, indiscutablement, que le rapport Mucyo apporte le plus d’éléments inédits, à travers plus de 150 pages (soit un tiers environ du rapport) nourries essentiellement de témoignages recueillis en 2006-2007, selon un processus décrit en ces termes : de mai à juillet 2006, des enquêtes préliminaires sur le terrain auraient permis de rencontrer des témoins potentiels, débouchant au cours de la seconde moitié de l’année 2006 sur des entretiens plus systématiques avec les témoins sélectionnés, eux-mêmes suivis par des auditions, soit publiques, soit à huis clos (dans le cas notamment de femmes ayant subi des violences sexuelles). Sur ce point décisif du témoignage, le rapport précise que dès l’annonce de la formation de la Commission, celle-ci a reçu de nombreux appels spontanés de « personnes de divers milieux qui se déclaraient prêtes à déposer leurs témoignages par écrit ou oralement », une attitude témoignant selon elle de « l’intérêt ainsi que [des] attentes de la population12 ». Il précise également que les « équipes d’enquêteurs » constituées par la Commission ont été chargées d’entendre ces témoins « pour sérier la pertinence et le sérieux de ces appels » tout en cherchant à « localiser d’autres témoins potentiels13 ». Au total, la Commission affirme s’être entretenue avec 698 personnes mais n’en avoir retenu que 66 (soit moins de 10%), 53 ayant été auditionnées en public et 13 à huis clos. Le rapport précise que ses rédacteurs se sont rendus sur les sites d’intervention française « pour vérifier avec les témoins les faits allégués » et qu’ils ont dressé des croquis topographiques et pris des vues aériennes « afin de pouvoir apprécier les possibilités qu’avaient les témoins d’observer des scènes se déroulant dans une localité autre que celle de leur résidence14 ». Comme on le voit, à l’image d’autres « rapports d’atrocités » du xxe siècle, le rapport de la Commission adopte d’emblée une posture destinée à rendre ses accusations aussi crédibles que possible : sélections drastiques des témoins, vérifications sur place, recoupements. Il s’agit d’établir un discours de vérité qui ne puisse être mis en cause, comme l’indique ce passage, fort averti des pièges que recèle tout récit de témoin :
Les témoignages recueillis n’étaient pas tous d’égale qualité. Certains souffraient d’un manque de cohérence ou de précision. Nombre de témoins faisaient remarquer fort justement qu’ils n’avaient pas tenu un journal de ce qu’ils avaient vu ou entendu, et que, par ailleurs, nul n’avait jamais imaginé que le génocide ferait l’objet d’une investigation quelconque au Rwanda. Il fallait donc composer avec ce contexte de souvenirs émoussés, de stratégies d’oubli, de perte de documents dans certains fonds d’archives pas toujours bien conservées, voire d’affabulations dans certains cas15.
Ce type de précautions était sans doute d’autant plus nécessaire que les accusations contre l’armée française prennent dans cette partie du rapport un tour d’une extrême gravité. Si l’on tente de les regrouper, quatre catégories se dessinent. Elles concernent tout d’abord des pratiques que l’on serait tenté de désigner comme « abstentionnistes » vis-à-vis des tueurs encore en action dans la zone Turquoise : alors que les ordres d’opération des forces de Turquoise étaient de « mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force16 », plusieurs témoignages accusent les troupes françaises de non-intervention dans toute une série de situations au cours desquelles des mises à mort seraient intervenues sous leurs yeux ou à proximité immédiate de leurs positions. D’autres témoignages vont plus loin, qui accusent les forces françaises, craignant d’avoir affaire à des soldats du Fpr infiltrés, d’avoir repoussé certains réfugiés tutsi en dehors des zones sécurisées, au risque de signer ainsi leur arrêt de mort ; d’autres encore, plus graves, ont trait à des largages par hélicoptère sur plusieurs sites, notamment forestiers, situés dans le périmètre de la préfecture de Gikongoro. Enfin, un nombre significatif de témoignages de victimes accuse les militaires français de violences sexuelles sur des jeunes filles tutsi, livrées par des miliciens.
Il n’est pas aisé de rendre compte de la stupeur – et de l’embarras – que de tels témoignages provoquent chez un historien du fait guerrier contemporain. Ce dernier n’ignore pas la fragilité du témoignage, recueilli en l’occurrence douze ans après les faits, et non « à chaud » comme dans d’autres « rapports d’atrocités » du xxe siècle ; il sait que la frontière entre la réalité « externe » et la réalité « psychique » est infiniment poreuse, surtout à l’issue d’un traumatisme collectif et individuel aussi massif que le génocide de 1994 ; il sait également de quel poids pèsent les contextes, et en l’espèce l’extrême tension des relations franco-rwandaises, traduite par la rupture des relations diplomatiques intervenue le 24 novembre 2006, à la fin de la période d’audition des témoins. Inversement, tout historien des situations extrêmes sait ce que peuvent commettre les soldats d’une armée régulière dès lors qu’ils se voient immergés dans une situation d’anomie totale, telle que celle qui prévalut au Rwanda à l’été 1994. Au bas mot, il paraît clair en tout cas que les témoignages produits dans cette partie capitale du rapport Mucyo ne sauraient être écartés d’un revers de main. Tout au contraire, leur cohérence interne interroge, tout comme leur entrée en résonance de l’un à l’autre. Qu’il s’agisse du déficit d’intervention face aux massacreurs, des comportements adoptés à l’égard des survivants du génocide, ou encore des violences sexuelles infligées à des femmes tutsi, une gamme cohérente de pratiques, obéissant à des logiques propres, mises en œuvre non pas universellement mais par une partie des troupes françaises, pourrait hélas, s’être déployée dans la zone de Turquoise. On ne peut donc ignorer purement et simplement les premières lignes de la conclusion de cette section du rapport, quand elles affirment que « les actions des militaires français, notamment les plus répréhensibles, se sont répétées de façon notable dans les trois préfectures qui ont abrité l’opération Turquoise17 ». Pour autant, on ne saurait cautionner la suite du propos, qui verse dans un « intentionalisme » caractéristique :
Ce même type d’interprétation irrecevable se retrouve dans le récit de l’affaire de Bisesero20, le rapport affirmant qu’il ne « s’agit pas [d’]un accident, ni [d’]un acte criminel exceptionnel », et que l’affaire « s’inscrit dans la stratégie globale de l’opération Turquoise et n’en est que l’exemple le plus frappant21 ». En d’autres termes, le rapport suggère que l’abandon des survivants fut tout simplement intentionnel.
Parvenu à ce point du récit, le rapport propose l’explication suivante :
[…] Les militaires français n’en voulaient pas seulement aux combattants réels ou potentiels du Fpr. La manipulation des esprits commence lors de l’encadrement et du briefing pré-déploiement, où, par inversement [sic] de la réalité du génocide, on explique aux militaires français de l’opération Turquoise que ce sont les Tutsis qui massacrent les Hutus afin de désamorcer les problèmes éventuels de conscience que pourrait poser le fait de s’en prendre aux victimes du génocide22.
Au-delà du simplisme de l’explication, la question de la part de vérité que pourraient receler ces lignes est évidemment centrale.
Et c’est ainsi qu’il faut plaider – et qu’il faudra plaider inlassablement au cours des années à venir – pour que le travail sur le génocide de 1994 soit repris de fond en comble, en France comme au Rwanda. Il ne peut l’être de manière satisfaisante, selon nous, qu’à partir des archives – de toutes les archives, civiles et militaires – dont disposent les États français et rwandais, et que devraient étudier de manière systématique non pas des juristes, mais des historiens professionnels et spécialisés. L’idéal serait évidemment une commission mixte franco-rwandaise, ou à tout le moins une commission française et une commission rwandaise travaillant en parallèle, se rencontrant et échangeant informations et points de vue. Une telle proposition, dans le contexte actuel, n’est plus inconcevable.
Au-delà de l’implication de la France
Pour autant, peut-on dire que la question de l’implication de la France dans le génocide de 1994 – dont il s’agit évidemment de mesurer le degré exact, et c’est là que réside tout le problème dès lors que l’on souhaite s’affranchir des anathèmes, des théories du complot et des simplismes à l’œuvre de part et d’autre comme au sein même des deux pays – peut-on dire, donc, qu’une telle question mériterait d’être posée dans un cadre élargi ? Au-delà du degré de responsabilité de la France dans le déroulement du génocide, le cœur du problème n’a-t-il pas trait à la compréhension de ses ressorts profonds ?
Certes, le génocide des Tutsi rwandais a attiré l’attention des spécialistes des sciences sociales, et ce dès 1994 ; certes, quinze ans après la tragédie, on dispose aujourd’hui d’une première sédimentation de travaux de valeur, dont on ne doit pas exclure les témoignages et les enquêtes venus du grand journalisme. Pour autant, si on ne peut que saluer les efforts consentis pour donner rapidement une intelligibilité au massacre, ceux-ci ont sans doute eu, dans le même temps, leur revers. Car nos questionnements et nos outils d’analyse dans le domaine des violences extrêmes restent étroitement tributaires des configurations historiques précises qui ont présidé à leur mise en œuvre. Or, la forme d’évidence avec laquelle les sciences sociales, tout particulièrement, se sont emparées du nouvel objet apparu à leur horizon en 1994 ne pose-t-elle pas un problème en soi ? En appliquant au génocide des Tutsi rwandais un outillage désormais bien rôdé par les expériences tragiques antérieures du xxe siècle, a-ton pris pleinement la mesure exacte de ce qui s’est joué au Rwanda au cours de ces trois mois décisifs ? Voilà, à nos yeux, l’enjeu véritable, l’enjeu essentiel du massacre inouï du printemps 1994.
Inouï au sens premier du terme. Sur ce point, il se pourrait que nous n’ayons pas pleinement pris conscience des singularités de la configuration qui a conduit au génocide des Tutsi rwandais en 1994. Le surgissement de violences extrêmes – faisant suite il est vrai à des massacres récurrents au cours des années et des décennies précédentes – s’est produit en effet dans un espace-temps extraordinairement resserré. En outre, les seuils de violences franchis à partir du 7 avril ne peuvent manquer d’interroger : nous voulons parler de l’intensité propre au massacre et du nombre des victimes, mises à mort en un temps si bref, dans un espace géographique lui-même si étroitement circonscrit. Les modalités de ce massacre de masse sont également très particulières. Tentons brièvement l’inventaire.
En premier lieu, la dimension populaire – c’est-à-dire paysanne – du génocide23, qui n’est certes pas à l’origine du massacre, mais sans laquelle, de l’avis général, celui-ci n’aurait pu se déployer à l’échelle qui fut la sienne : cet investissement meurtrier du monde rural (dont témoignent la chasse quotidienne dans les forêts et les marécages, mais aussi la tenue des milliers de barrages qui ont couvert le pays, entravant si efficacement toute fuite) crée une originalité essentielle, au-delà des polémiques sur la criminalisation des Hutu et la proportion des tueurs dans la population totale. Les modalités de déploiements des pratiques de violence et des gestes de cruauté interrogent tout autant : s’il est une leçon qu’enseigne une visite attentive aux nécropoles que l’on peut visiter au Rwanda aujourd’hui, c’est bien celle de la créativité meurtrière des bourreaux en termes de traitement – c’est-à-dire principalement de découpe – des corps24. Une leçon d’ailleurs largement corroborée par les témoignages disponibles.
La question de la famille mériterait qu’on lui prête également la plus grande attention. Les grands massacres de masse du xxe siècle montrent que la pulsion exterminatrice s’arrête au seuil de la famille, au-delà des dénonciations qui ont pu la déchirer dans telle ou telle situation. Au Rwanda au contraire, il est attesté que dans un certain nombre de cas, loin de servir de bouclier à la pulsion meurtrière, la famille fut parfois le lieu même de la violence extrême, au prix de la mise à mort d’une partie de ses membres par d’autres, enfants compris. Apparaît comme d’autant plus stupéfiant le processus, aujourd’hui bien entamé, du retour des meurtriers dans les communautés d’origine, entraînant une cohabitation forcée entre survivants et bourreaux25. Que le génocide de 1994 se traduise depuis lors par le prolongement d’une logique de meurtre dont la tendance ne cesse de s’affirmer depuis 199526 tend en outre à montrer qu’une logique meurtrière reste agissante, après quinze années de procès, de commémorations et d’efforts éducatifs : un signe supplémentaire de la profondeur et de la force des ressorts qui ont conduit aux massacres de 1994.
C’est bien pourquoi il est si important d’interroger sa dimension proprement religieuse27. Elle ne constitue pas un à-côté du génocide, une simple dimension parmi d’autres. Dans un pays presque unanimement catholique et massivement pratiquant en 1994, le fait que les lieux de culte aient si souvent servi de lieux de massacres (Nyamata, Ntarama, Kibeho ont été des épicentres de la mise à mort, leurs desservants ayant joué souvent un rôle clé dans la « désidentification » d’une partie de leurs paroissiens ainsi désignés aux tueurs) constitue un phénomène fondamental face auquel, à notre connaissance, les sciences sociales ne disposent pas de réponse adaptée. Celles-ci sont certes solidement outillées pour l’étude des violences interreligieuses, dont le xxe siècle fournit nombre d’exemples. Mais au Rwanda, en 1994, les déploiements de violence sont d’ordre intrareligieux ; ajoutons que les massacres dans les églises s’accompagnent de pratiques profanatrices, voire nettement iconoclastes. À titre d’hypothèse au moins, on serait tenté de parler d’une dimension sacrale du massacre, d’une eschatologie de la mise à mort de masse. C’est ce dont il faudrait pouvoir rendre compte, c’est ce qu’il faudrait être en mesure de comprendre. Sinon, un pan immense du génocide des Tutsi rwandais risque fort d’échapper à notre entendement.
Car dans la configuration de 1994, bien des éléments semblent décidément s’affranchir des schémas balisés par les sciences sociales, dans leurs efforts pour tenter de rendre compte des processus de violence extrême. Au Rwanda, malgré le nombre d’études déjà parues, celles-ci ne se voient-elles pas confrontées à une sorte d’à côté de ce qu’elles connaissent déjà ? Certes, chacun sait bien que toute configuration historique est singulière – irréductiblement – mais les particularités du génocide de 1994 mériteraient que les sciences sociales prennent, davantage qu’elles ne le font ou ne l’ont fait jusqu’ici, la mesure de l’inadéquation entre leurs outils habituels et cet événement nouveau. En retour, celui-ci n’est-il pas de nature à susciter un réarmement des questionnements sur des configurations de violences mieux connues, tout au moins en apparence ?
Voilà, à nos yeux – ceux d’un historien des violences de guerre contemporaines, et non d’un spécialiste du Rwanda – quelques-uns des grands enjeux du génocide des Tutsi rwandais intervenu il y a quinze ans. La question des responsabilités françaises dans sa préparation et son déroulement est d’importance : y répondre est nécessaire, pour les Rwandais certes, mais pour les Français plus encore, au nom d’une conception de la citoyenneté et de la République qui fut si manifestement battue en brèche, pour ne pas dire bafouée, à cette occasion. Mais la lumière sur le sujet – dont il faut souhaiter ardemment qu’elle intervienne au plus vite, à moins de se résigner, par exemple, au lent pourrissement qui a entouré la connaissance complète des pratiques illégales lors de la guerre d’Algérie28 – n’aura guère d’autre utilité que de permettre une levée des hypothèques. Resterait ensuite à poser cette question dans un cadre d’analyse plus large : après tout, la question de la responsabilité de la France ne peut-elle pas être soumise, elle aussi, à un questionnement d’anthropologie historique29 ?
- *.
Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, auteur notamment de Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne (xixe-xxie siècle), Paris, Le Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2008.
- 1.
Cette version du rapport, datée du 15 novembre 2007, n’a été disponible sur l’internet qu’à l’été 2008.
- 2.
Nous faisons ici allusion au débat, aujourd’hui dépassé, qui a opposé les historiens allemands sur les origines de la Shoah : les intentionnalistes mettant l’accent sur l’intention exterminatrice initiale et la préméditation des dirigeants nazis, les fonctionnalistes sur le rôle des circonstances et des initiatives locales. Concernant la politique française au Rwanda, et si tant est que le transfert de concepts d’un génocide à l’autre se justifie (le débat intentionnalisme/ fonctionnalisme pourrait avoir une valeur heuristique particulière dans le cas rwandais), il nous paraît aller de soi que seule l’hypothèse fonctionnaliste mérite d’être retenue.
- 3.
C’est ainsi qu’un document manifestement faux, daté du 2 juin 1998 et censé émaner du général Germanos, sur papier à en-tête du ministère de la Défense, s’y trouve publié (p. 295), ce que pointa l’hebdomadaire Marianne dans son numéro du 12 août 2008 (« Rapport rwandais : vraiment pas sérieux ! »).
- 4.
Ces « rapports d’atrocités » du début du xxe siècle font aujourd’hui l’objet d’une riche expertise, dans laquelle le Centre de recherche de l’Historial de la Grande Guerre a pris sa part. Voir à ce sujet John Horne et Alan Kramer, German Atrocities, 1914. A History of Denial, Yale University Press, 2002 (en trad. fr. : 1914. Les atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005) et Stéphane Audoin-Rouzeau, l’Enfant de l’ennemi, 1914-1918. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Paris, Aubier, 1995 (rééd. 2009). On renverra également à l’ensemble des articles de « Violences de guerre, violences coloniales, violences extrêmes avant la Shoah », Revue d’histoire de la Shoah, juillet-décembre 2008, no 189.
- 5.
Dotation Carnegie pour la paix internationale, Enquête dans les Balkans. Rapport présenté aux directeurs de la Dotation par les membres de la Commission d’enquête, Paris, Centre européen de la Dotation Carnegie, 1914. Sur ce sujet, Dzovinar Kévonian, « L’enquête, le délit, la preuve : les atrocités balkaniques de 1912-1913 à l’épreuve du droit de la guerre », Le Mouvement social, 2008/1, no 222, p. 13-40. Nous ne revenons pas ici sur les rapports rédigés à l’occasion du génocide des Arméniens en 1894-1896 ; signalons toutefois le rapport britannique présenté par le vicomte Bryce, The Treatment of Armenians in the Ottoman Empire, 1915-1916, Londres, Joseph Causton, 1916.
- 6.
Le premier rapport français est publié sous le titre : Rapports et procès-verbaux d’enquête de la Commission instituée en vue de constater les actes commis par l’ennemi en violation du droit des gens, Paris, Imprimerie nationale, 1915. Le rapport britannique, dit « Rapport Bryce », s’intitule : Report Appointed by His Majesty’s Government and Presided over by the Right Hon. Viscount Bryce, Londres, Hmso, 1915. La Seconde Guerre mondiale et l’extermination des juifs d’Europe en particulier ont donné lieu à une nouvelle vague de rédaction de textes de ce type, d’une importance décisive. Ainsi le Livre noir sur l’extermination des juifs en Urss et en Pologne de Vassili Grossman et Ilya Ehrenbourg, présenté à Nuremberg mais qui ne vit jamais le jour en Urss (le Livre noir. Textes et témoignages réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman, Paris, Actes Sud, 1999).
- 7.
À titre de comparaison, pour une évaluation des enquêtes et rapports rédigés sur le massacre de Srebrenica, voir « Srebrenica 95 », Culture et conflits, printemps 207, no 65, et notamment l’introduction du numéro par Isabelle Delpla, Xavier Bougarel et Jean-Louis Fournel.
- 8.
Une des femmes de la Commission, Alice Rugira, d’origine hutu elle aussi, avait d’ailleurs participé à l’exode massif vers le Zaïre à l’issue de la victoire du Fpr à l’été 1994.
- 9.
Jean-Paul Kimonyo, Rwanda. Un génocide populaire, Paris, Karthala, 2008.
- 10.
Voir l’article de Rafaëlle Maison dans ce numéro, infra p. 135-159.
- 11.
Il serait toutefois injuste de laisser croire qu’aucune archive de l’État rwandais n’a été sollicitée : des fonds du ministère de la Défense, du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, et du parti Mrnd ont été mobilisés, de même que des archives issues du service de renseignement du Premier ministre, et des documents préfectoraux. L’absence de classement systématique de ces archives ainsi que leur mauvais état de conservation ont pu constituer un obstacle de taille à leur utilisation raisonnée et systématique.
- 12.
Rapport de la Commission nationale indépendante chargée de rassembler les preuves montrant l’implication de l’État français dans le génocide perpétré au Rwanda en 1994, p. 3.
- 13.
Ibid., p. 3
- 14.
Ibid., p. 3. Le rapport précise que ce fut le cas notamment pour reconstituer l’historique du massacre de Bisesero.
- 15.
Ibid., p. 4.
- 16.
Rapport de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda, Paris, 1998, cité par le Rapport de la Commission nationale indépendante, op. cit., p. 173. L’opération Turquoise avait été autorisée par la résolution 929 (1994) du Conseil de sécurité des Nations unies. Son préambule énonce : « L’opération sera menée de façon impartiale et neutre et ne constituera pas une force d’interposition entre les parties. » Cette formulation visait en fait à « dissuader d’une intervention en faveur du gouvernement intérimaire » (Rafaëlle Maison, « L’opération “Turquoise”, une mise en œuvre de la responsabilité de protéger ? », dans la Responsabilité de protéger, Paris, Colloque de Nanterre, Pédone, 2008, p. 209-231, p. 227). Dans son point 2, également très ambigu, la résolution définit le mandat de l’opération comme « visant à contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils au Rwanda ». Lors de la discussion de la proposition de résolution, le 22 juin 1994, M. Mérimée reste ambigu sur les intentions de la France, tout en évoquant plus nettement l’arrêt des massacres : « Nos soldats au Rwanda n’auront pas pour mission de s’interposer entre les belligérants et encore moins d’influer de quelque manière que ce soit sur la situation militaire et politique. Notre objectif est simple : secourir les civils menacés, faire cesser les massacres, et cela de manière impartiale » (R. Maison, « L’opération “Turquoise”… », art. cité, p. 225).
- 17.
Rapport de la Commission nationale indépendante, op. cit., p. 281.
- 18.
Souligné par nous.
- 19.
Ibid., p. 280.
- 20.
L’affaire de Bisesero constitue une des graves accusations portées contre l’armée française lors de l’opération Turquoise, soupçonnée, après avoir découvert la présence d’un grand nombre de rescapés fin juin 1994 dans cette forêt proche de Kibuye, d’avoir laissé passer trois jours avant d’organiser leur sauvetage, laissant aux tueurs le temps d’intensifier le massacre.
- 21.
Ibid., p. 281.
- 22.
Ibid., p. 281.
- 23.
Pour une mise au point récente particulièrement nette sur ce point : J.-P. Kimonyo, Rwanda. Un génocide populaire, op. cit. Voir aussi Jean-Pierre Chrétien, « Le génocide du Rwanda : l’adhésion populaire à la violence extrême, dimensions politique et culturelle », Studia Africana, 12, mars 2001, p. 53-68.
- 24.
Si le point de vue de Claudine Vidal sur ce sujet nous paraît bien trop radical (Claudine Vidal, « Un “génocide à la machette” », dans Marc Le Pape, Johanna Siméant et Claudine Vidal (sous la dir. de), Crises extrêmes. Face aux massacres, aux guerres civiles et aux génocides, Paris, La Découverte, 2006, p. 21-35), il reste vrai que la découpe des corps par armes blanches n’a pas toujours été le cas général. On se reportera ici à l’étude fine de l’historien Faustin Rutembesa et de son équipe sur la commune de Mugina, qui prouve l’importance, localement, de l’emploi des armes modernes (Faustin Rutembesa et Ernest Mutwarasibo, Amateka ya Jenoside yakorewe Abatutsi muri Mugina, Kigali, 2009).
- 25.
Ce processus a été montré de manière admirable par un documentaire d’Anne Aghion, Au Rwanda, on dit… La famille qui ne parle pas, meurt, 2007.
- 26.
Plus de 150 assassinats – un chiffre important rapporté à la population totale du Rwanda – ont eu lieu depuis 1995, en liaison avec le génocide et les procès. Le pic annuel se produit de manière récurrente en avril, le mois de la commémoration. Ces chiffres ont été communiqués par le président d’Ibuka, Theodore Simburudali, lors de la conférence réunie au Mémorial de la Shoah pour le 15e anniversaire du génocide, le 17 mai 2009.
- 27.
Carol Rittner, John K. Roth, Wendy Whitworth (sous la dir. de), Genocide in Rwanda. Complicity of the Churches?, Saint Paul, Paragon House, 2004. Voir aussi J.-P. Chrétien (sous la dir. de), Rwanda. Les médias du génocide, Paris, Karthala, 1995.
- 28.
Raphaëlle Branche, la Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard, 2001.
- 29.
Cet article a bénéficié des remarques, conseils et critiques d’Hélène Dumas, Jean-Pierre Chrétien, Annette Becker, Rafaëlle Maison, Henry Rousso et Vincent Duclert, auxquels j’exprime ici ma très profonde gratitude.