La crise financière vue par le théâtre
La production concomitante à Londres cet automne de deux pièces de théâtre sur les dérèglements du système financier témoigne de la réactivité de la scène britannique aux secousses qui traversent la société et la conduisent à se regarder autrement.
La pièce de David Hare, The Power of Yes, porte un sous-titre explicite : « Un auteur dramatique cherche à comprendre la crise financière1. » Enron, de Lucy Prebble, revient sur la faillite en 2001 de la société du même nom, conséquence de la dérégulation sauvage du marché de l’énergie aux États-Unis, d’un recours massif à l’endettement et à sa dissimulation au travers de sociétés non consolidées, autant d’éléments qui préfigurent la crise financière mondiale de 20082.
Quand au printemps dernier Nicholas Hytner, directeur du National Theatre, juge nécessaire la programmation d’une pièce sur la crise financière, le nom de David Hare s’impose. Dans le cadre d’une longue collaboration avec le National Theatre, celui-ci a déjà écrit depuis 1978 plus d’une dizaine de textes originaux, traitant pour la plupart de sujets politiques, comme Stuff Happens3 en 2004 sur l’engagement militaire britannique en Irak ou Gethsemane4 en 2008 sur les cercles du pouvoir. Son positionnement politique est clair, sa technique dramatique reconnue, son public fidèle.
Le retentissement d’Enron, premier spectacle à aborder frontalement les dérives de l’univers financier, éclaire autrement la dynamique de la création théâtrale et la vitalité de sa réception. Son auteur, Lucy Prebble, est une jeune femme de vingt-huit ans qui en a conçu l’idée il y a trois ans alors que l’effondrement d’Enron ne semblait qu’un élément isolé. Elle en a fait parvenir le script au Royal Court Theatre par l’intermédiaire de leur programme de jeunes écrivains. Couronnée meilleur nouvel auteur dramatique pour une première pièce, The Sugar Syndrome5, qui abordait le thème de la pédophilie, Lucy Prebble s’appuie sur sa familiarité avec les sujets économiques – elle a grandi dans le Surrey au sein d’une famille professionnellement active dans le monde des affaires – pour décrypter visuellement un système qui s’apparente à l’illusion théâtrale.
Ces deux auteurs dramatiques à l’expérience théâtrale inégale, aux références culturelles contrastées, aux postures idéologiques différenciées, construisent avec un égal succès commercial des pièces que tout sépare : le style narratif, les ressorts sur lesquels s’appuie la construction scénique, le recours aux moyens techniques, les effets visuels, le degré d’implication du public.
The Power of Yes s’inscrit dans la lignée d’une forme théâtrale anglaise dont l’ambition première est de rendre accessible l’analyse de phénomènes complexes. Comme Caryl Churchill l’a fait pour le marché boursier dans Serious Money6 ou Michael Frayn pour la mécanique quantique dans Copenhagen7 ou encore Simon McBurney pour les mathématiques dans A Disappearing Number8, David Hare cherche à dénouer une énigme. La pièce raconte l’histoire de son enquête : ses interrogations deviennent celles du public captif.
Pendant une heure quarante-cinq sans entracte, David Hare, fidèle à sa méthode d’investigation, se met en scène avec son bloc-notes et rencontre les principaux acteurs de la crise : économistes, investisseurs, banquiers, régulateurs, politiques, avocats ou journalistes. Il conduit des entretiens, s’adjoint l’aide d’une spécialiste, suggère des explications, ose des critiques, recherche les responsabilités et tente de tirer les leçons des événements. La multiplicité des personnages incarnés, d’Alan Greenspan à George Soros en passant par Howard Davies, Ronald Cohen ou Adair Turner, contribue à donner un peu de chair aux théories développées et permet de varier la tonalité des propos, entre sarcasme, colère, gêne, suffisance ou étonnement.
L’action, plus que réduite, a pour seul objectif d’intensifier le caractère didactique de la pièce. Les protagonistes en costume sombre et cravate, semblables à des mécaniques obéissant à des convocations, entrent sur scène pour délivrer un monologue explicatif et en ressortent aussitôt. Les quelques images digitales, la projection de graphiques, le va-et-vient d’un tableau noir sur lequel le prix Nobel d’économie 1997 Myron Scholes détaille sa fameuse théorie des options, les rares intermèdes musicaux ou les plongées de la scène dans le noir, ne font qu’accompagner l’effort de documentation. La pièce ne se veut que la démonstration d’une idée ou plutôt de la mort d’une idée, celle de marchés financiers efficients.
Lucy Prebble se situe dans un registre autre, privilégiant une approche visuelle et s’appuyant sur des éléments ludiques pour expliquer l’affaire Enron. Il ne s’agit pas d’une leçon sur le vent de folie qui s’empare d’une société, mais d’une démonstration théâtrale de son fonctionnement.
Le spectacle d’un peu plus de deux heures, entre comédie musicale, projections sur grand écran, images de synthèse, marionnettes et déguisements, projette une opulence à la mesure de l’énergie du capitalisme. Trois souris aveugles personnalisent le conseil d’administration, un ventriloque avec son pantin symbolise le cabinet d’audit Arthur Andersen ; des rapaces nourris de dollars représentent les sociétés hors bilan qui servent à dissimuler les dettes ; Lehman Brothers est une paire de frères siamois qui se partagent le même imperméable ; les analystes, présentés comme des chevaliers jedi, dansent avec leurs épées fluorescentes pour commenter l’évolution du marché ; le prix des actions et les graphiques s’impriment sur les visages des protagonistes et sur les vitres de la tour qui caricature les gratte-ciel de Houston ; des projections vidéo montrent Bill Clinton affirmant ne rien savoir de Monica Lewinsky ou reviennent sur les propos d’Alan Greenspan.
Cette profusion humoristique renforce l’exposé des données du scandale Enron tout en faisant ressortir la dimension humaine des principaux protagonistes, Ken Lay le président, Jeffrey Skilling le directeur général, Andy Fastow le directeur financier.
Chacun à leur manière, ces deux spectacles relancent le questionnement sur le rôle du théâtre aujourd’hui. Que peut apporter l’explication de la crise financière sur une scène alors que les médias permettent de la suivre en temps réel, que des livres ou des documentaires en proposent des analyses plus détaillées ? Comment les effets techniques possibles dans l’espace théâtral peuvent-ils rivaliser avec ceux de la télévision ou du cinéma ? Comment un auteur dramatique réussit-il à maintenir l’attention silencieuse d’un public par ailleurs immergé dans l’interactivité ?
Les éléments de modernité introduits à des degrés divers dans la mise en scène d’Enron et de The Power of Yes prouvent que le théâtre sait intégrer la vidéo, les images de synthèse et autres effets, non pas comme des valeurs indispensables à la reconnaissance artistique, mais comme des outils efficaces pour fabriquer du rire, de la fantaisie, du décalage.
Le public peut participer à ce recours contrôlé à la technique parce qu’il le décrypte comme une composante du spectacle vivant, au même titre que la présence physique des acteurs. David Hare et Lucy Prebble s’adressent au spectateur anonyme en le prenant à parti, en le transposant sur scène comme élément central et pion invisible de l’histoire, en suggérant sa condition de victime réelle ou potentielle de la crise.
La puissante efficacité de ces pièces valide la légitimité artistique d’un théâtre engagé dans la restitution des conflits et enjeux. The Power of Yes et Enron perpétuent la grande tradition anglaise d’un théâtre qui s’inscrit en résonance avec l’état de la nation et confirment le dynamisme de la place théâtrale londonienne.
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À propos de : The Power of Yes de David Hare et Enron de Lucy Prebble.
- 1.
La pièce est jouée en alternance au National Theatre du 6 octobre 2009 au 18 avril 2010. Quatre-vingt-sept représentations sont prévues dans la salle Lyttleton de 900 places.
- 2.
Le spectacle, coproduit par le Royal Court Theatre, est un transfert du théâtre de Chichester où il a été vu par plus de 20 000 spectateurs. Joué à guichets fermés dans une salle de 385 places au Royal Court Theatre du 17 septembre au 7 novembre 2009, il est repris du 16 janvier au 8 mai 2010 au Noel Coward Theatre, théâtre du West End de 900 places.
- 3.
David Hare, Stuff Happens, The National Theatre, 2004 ; Théâtre des Amandiers, Nanterre, mai 2009.
- 4.
Id., Gethsemane, The National Theatre, 2008.
- 5.
Lucy Prebble, The Sugar Syndrome, The Royal Court Theatre, octobre-novembre 2003.
- 6.
Caryl Churchill, Serious Money, The Royal Court Theatre, 1987.
- 7.
Michael Frayn, Copenhagen, The National Theatre, 1998 ; Théâtre Montparnasse, Paris, 1999.
- 8.
Simon McBurney, A Disappearing Number, Barbican Theatre, Londres, 2007 ; Théâtre des Amandiers, Nanterre, 2008.