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Dans le même numéro

Et l’amour aussi a besoin de repos, de Drago Jancar

juin 2018

#Divers

Trad. par Andrée Lück-Gaye, Phébus, 2018, 336 p., 22€

Dans son dernier roman, l’écrivain slovène Drago Jancar, fidèle à la période de la Seconde Guerre mondiale, s’appuie sur l’engrenage des conflits et la prégnance des idéologies pour dénoncer la métamorphose ­d’individus ordinaires, sensibles à l’amour, à la beauté de la nature, à la poésie, en pions impuissants à résister à cette violence absurde et incontrôlable qui, venue d’ailleurs, finit par les posséder. En quatre chapitres, tous porteurs d’une espérance vaine et aboutissements d’un renoncement, l’amour entre Sonja et Valentin se raconte.

Construit autour de ce sentiment fragile, condamné à s’éloigner, souvenir obstiné d’un temps plus serein, ombre vacillante qui se heurte à la folie destructrice et meurtrière des hommes, le récit se nourrit de toutes les étapes qui ont ponctué l’histoire récente de la Yougoslavie, jouant sur la complexité des situations, sur les motivations troubles des décideurs, s’attachant au fil ténu qui distingue le tortionnaire de la victime, à la part de hasard qui va de pair avec le chaos. Comme en une ronde étourdissante autant qu’absurde, les acteurs qui gravitent autour de Sonja et de Valentin se croisent sans se reconnaître, partagent un moment de lutte, se toisent, se menacent, s’agressent, allant même jusqu’à tuer comme pour assouvir un besoin incontrôlé de pouvoir, une soif maladive de barbarie. Leurs atermoiements, leurs errances se fondent dans les contradictions troublantes qui agitent le pays.

Plus encore que les thèmes politiques abordés – le sens de la frontière, l’importance de la langue, la notion de nationalité, l’appartenance à une culture ou l’adhésion à une idéologie –, plus encore aussi que le décryptage des sentiments – le désir, l’amour, l’amitié, la fidélité, le courage physique, la perte de repères, le sens de la solidarité, le goût du sang ou l’âpreté à tuer –, c’est l’inscription accablante d’une violence collectivement justifiée dans un quotidien banalisé qui qualifie la puissance narrative du roman.

À travers plusieurs voix[1], tout en proposant le portrait d’êtres meurtris[2], le récit heurte le lecteur par le contraste saisissant entre la froideur du ton et l’horreur des situations, les camps de concentration, les prisons de la Gestapo, les combats entre troupes régulières et militants slovènes.

Rien ne semble pouvoir résister à l’emprise de l’obéissance aveugle à un ordre politique tel que l’incarnent, à tour de rôle mais avec une conviction identique, les tenants d’une adhésion à l’Allemagne nazie, les partisans de la résistance et les militants du Parti communiste. Les efforts pour tenter de conjurer un sort hostile se soldent par un échec, qu’ils déclenchent des drames comme les suites cruelles de l’arrestation de Sonja – en représailles à la disparition de Valentin dont elle avait obtenu la libération en échange d’une relation sexuelle inaboutie avec le policier, Ludwig Mischkolnik, au diminutif slave de Ludek – ou qu’ils génèrent des effets pervers – à l’image des tortures ou exécutions sommaires des partisans de la liberté slovène, courageusement revenus auprès de leurs frères d’armes après leur emprisonnement dans les geôles nazies, voire leur déportation, et injustement soupçonnés de trahison.

Les allers et retours chronologiques, les incursions à Maribor, Graz, ­Ljubljana, Radvanje, dans le Pohorje ou les Gorice, l’allusion à des promenades apaisées aussi bien dans la campagne que dans des paysages urbains, l’évocation d’instantanés de plaisirs innocents partagés, le rappel de moments de bonheur arrachés – comme cette photo de Sonja et de Valentin que ce dernier finira par perdre au cours d’une de ses missions ou ce poème que Sonja, revenue des camps, songe à envoyer à Valentin qu’elle a entr’aperçu sans aller à sa rencontre –, tous ces signes de vie viennent se glisser en marge des descriptions sordides de luttes armées, de viols, d’agressions ou d’assassinats. Ces séquences, qui résonnent a contrario comme un lent cheminement vers l’oubli de soi et un certain abandon des rêves de jeunesse, acquièrent aussi, par leur douceur, une force intemporelle.

Au malaise suscité par un flot renouvelé d’images sanglantes, par des atteintes incessantes à la dignité humaine, par la médiocrité des actes accomplis au nom d’un idéal, par la jouissance malsaine éprouvée par les tortionnaires, répond souterrainement la vague mémoire d’un temps autre. Cette vie d’avant la guerre – « l’amour triomphe de la distance, l’amour triomphe de tout. Sauf de la guerre » – se retrouve dans les rêves des héros et leur rapport à la poésie.

Recroquevillé dans sa cellule, après avoir été torturé, Valentin se souvient avoir rêvé, enfant, qu’un homme le regardait à travers la fenêtre, image de l’adulte qu’il ne pourra jamais devenir ou prémonition des menaces qui le guettent et vont le détruire. Les protagonistes qui se retrouvent par hasard se confient les uns aux autres, alors que tout les a opposé. Ludwig Mischkolnig, le collaborateur qui a pris la fuite pour échapper au nouveau pouvoir, se raconte à Katica dont le mari Pavle, résistant slovène, a été arrêté par ses amis.

Les textes littéraires, les extraits de poèmes, les témoignages, les confessions maintiennent un lien imaginaire entre les héros, protégeant la trace de leurs sentiments. Garants de leurs espoirs détruits, ils préservent, pour les générations à venir, le droit de vivre leur jeunesse, d’aimer, de prendre leur temps, de se construire, de connaître « ce genre de choses ordinaires ».

Sylvie Bressler

 

 

[1] -  Déjà, dans le roman Cette nuit, je l’ai vue, cinq personnages donnaient leur version de la disparition du couple formé par Veronika et son mari Léo en janvier 1944 : Drago Jancar, Cette nuit, je l’ai vue, Paris, Phébus, 2014.

 

[2] -  Comme l’est aussi – autrement – le protagoniste de : D. Jancar, Six mois dans la vie de Ciril, Paris, Phébus, 2016.