
Théâtre et société : la scène londonienne
À Londres, si la fermeture des lieux culturels pendant la crise sanitaire a promu la scène en ligne, elle a également remis en avant la vocation sociale du théâtre.
Le théâtre, à travers l’émergence du dramaturge, les éléments artistiques qui accompagnent la mise en scène d’une pièce, les structures qui permettent sa représentation, son poids économique et enfin le public qui décide de le faire vivre, est dans un dialogue permanent avec la société de son époque. En est-il simplement le reflet, avec pour ambition première d’incarner ses enjeux, de contribuer à sa cohésion, d’assurer sa pérennité, ou sa mission n’est-elle pas de traquer ses erreurs, de sensibiliser à ses faiblesses, de révéler ses manques et ainsi de favoriser son évolution, de la réparer en quelque sorte ? La scène londonienne peut apporter un éclairage pertinent au jeu subtil, à l’interaction mouvante entre société et théâtre.
Cette scène théâtrale, au cœur de la création de langue anglaise, à l’influence démultipliée par le transfert vers le cinéma, notamment américain, de nombre de ses metteurs en scène et acteurs, se déploie, d’une salle imposante du secteur commercial du West End comme le London Palladium et ses 2 200 places à une pluralité de petits espaces, à l’image des 50 sièges du Finborough Theatre situé au-dessus d’un pub à Chelsea. Au-delà de rénovations importantes permettant une meilleure intégration dans le tissu local, de nouveaux espaces viennent s’inscrire dans le cadre de développements urbains, comme en 2017 le Bridge Theatre près du Tower Bridge, avec une capacité de 900 sièges ou, prévu pour 2025 à West Kensington, l’Olympia Theatre et ses 1 575 places, le plus vaste complexe construit à Londres depuis le National Theatre, en 1976, le long de la rive sud de la Tamise. Au total, Londres, la place théâtrale la plus influente du monde, compte quelque 250 théâtres, soit plus de 110 000 sièges avec une répartition quasi équivalente entre théâtres commerciaux et institutions à but non lucratif. Selon les dernières statistiques fournies pour l’année 2019 par The Society of London Theatre (SOLT), ce sont près de 15 millions de spectateurs qui ont assisté à environ 20 000 représentations, générant 800 millions de revenus par la vente de billets à un prix moyen de 52 livres.
C’est un écosystème sophistiqué que vient frapper la Covid-19. Le secteur est déstabilisé dans son fonctionnement comme dans sa créativité, sur un plan individuel comme à un niveau collectif. Le tableau de la scène théâtrale pré-Covid montre qu’au-delà de spectacles de divertissement, rassurants et confortables, l’image de la société et des questionnements qui la traversent occupent l’espace. Le confinement et la fermeture des lieux culturels en exacerbent la résonance, alors que le maintien d’une présence qui ait du sens et la simple volonté de survivre exigent la mise en œuvre de pratiques artistiques inédites.
Le social sur scène
La pandémie vient heurter un paysage vibrant où des théâtres, à capacité variable, au cœur de quartiers diversifiés, et sous des formes artistiques plurielles, proposent des pièces exigeantes qui reviennent sur des moments critiques de l’histoire nationale ou internationale et abordent crûment des questions sociales et sociétales.
Des vides historiques visent à être comblés, tels Copenhague de Michael Frayn en 1998, autour de la rencontre entre les physiciens Niels Bohr et Werner Heisenberg en 1941, sur fond de développement de l’arme nucléaire, ou Staff Happens de David Hare en 2004, décryptant la décision d’intervenir militairement en Irak à partir d’échanges entre George Bush et Tony Blair.
Le monde étranger s’impose avec des drames comme P’yongyang de In-Sook Chappell et You for Me for You de Mia Chung, produits en 2016, qui racontent la Corée du Nord et la Corée du Sud, l’un grâce à la romance étalée sur trente ans entre deux jeunes passionnés de cinéma appartenant à des classes hostiles dans un contexte politique violent, l’autre à travers les destinées contraires de deux sœurs qui tentent de franchir la frontière entre la Chine et la Corée du Nord dans l’espoir de se rendre aux États-Unis.
La situation politique en Grande-Bretagne n’est pas négligée pour autant avec notamment toutes les pièces de James Graham sur des épisodes politiques particuliers, The Vote jouée pour la première fois sur scène et programmée à la télévision en temps réel le 7 mai 2015, jour de l’élection, Privacy en 2014 sur les dangers d’Internet ou encore Ink en 2017 sur l’intrusion de Rupert Murdoch au sein de la presse britannique dans les années 1960.
Les questions sociales et sociétales sont également présentes, comme l’immigration, à l’image de English People Very Nice de Richard Bean en 2009 qui revient sur les arrivées successives de huguenots, d’Irlandais, de Juifs et de Bengalais dans le quartier de Bethnal Green à l’est de Londres et sur les problèmes d’intégration qui les ont accompagnées. Les préjugés raciaux, l’insertion des handicapés et la condition des femmes sont aussi présents avec des spectacles comme Red Velvet de Lolita Chakrabarti en 2012 qui dresse le portrait d’Ira Aldridge, le premier acteur noir à avoir interprété le rôle d’Othello en 1833 à Covent Garden, ou Nora: A Doll’s House en 2020 qui actualise le texte d’Ibsen en situant l’action en 1918, 1968 et 2018, ces années marquant respectivement le droit de vote pour les femmes, l’arrivée de la pilule et le développement du mouvement #MeToo. Les sujets économiques sont aussi largement représentés dans des pièces comme Enron de Lucy Prebble ou The Power of Yes de David Hare en 2009 sur la crise financière.
Ces spectacles atteignent un public plus large lorsqu’ils sont transférés dans le West End commercial après leur succès initial. Ink passe ainsi des 350 places de l’Almeida à 42 livres environ dans le quartier d’Islington aux 620 places du Duke of York avec un prix du billet pouvant atteindre plus de 80 livres. Les tournées, la retransmission filmée et la vente de billets à prix réduits et même parfois gratuits pour des catégories spécifiques (les jeunes, par exemple) concourent à cet accroissement du public.
La pluralité des formes artistiques contribue aussi largement à la pénétration de ces problématiques : comédie musicale en 2012 pour London Road, qui raconte la vie quotidienne dans la petite ville d’Ipswich après la découverte des corps de cinq prostituées assassinées en 2006 ; verbatim, cartes, extraits de films, interviews, en 2011, pour Riots, autour des émeutes suscitées par la responsabilité imputée à la police lors du décès par balles de Mark Duggan, originaire d’Irlande et des Caraïbes, à Tottenham dans le nord de Londres ; recours à douze dramaturges différents en 2009 pour The Great Game: Afghanistan ; implication directe des spectateurs qui, avec leur billet, se voient assigner une place au sein d’une population spécifique de migrants réfugiés à Calais pour The Jungle en 20171.
Le travail autour des pièces auprès d’écoles, souvent défavorisées (invitation à une performance, appropriation du texte et de ses messages, élaboration sous forme de saynètes avec des professionnels suivie parfois d’une représentation sur la scène même du théâtre), la collaboration avec des organismes spécialisés selon le contexte des pièces (Blank d’Alice Birch en 2019 a été pensé avec Clean Break, une organisation centrée sur les femmes et le système judiciaire), la participation à des organismes caritatifs locaux comme Thames Reach qui s’occupe de sans-abri, ou Food for All qui distribue des repas, toutes ces actions viennent compléter l’insertion de l’institution dans son quartier.
La scène en ligne
Le choc provoqué par la fermeture des lieux culturels est brutal : au National Theatre, la première représentation de Death of England de Clint Dyer et Roy Williams, monologue de Michael, un homme blanc appartenant à la classe ouvrière, sur la mort de son père raciste, est aussi la dernière. En fait, c’est le sens même de la place du théâtre et le devenir de l’écriture théâtrale qui se trouvent ébranlés. À la gravité des conséquences économiques immédiates avec la perte sèche de revenus, les licenciements, la marginalisation des intermittents, l’incertitude quant aux mesures et montants d’aide envisagés, viennent se greffer un doute sur les responsabilités de l’artiste, une interrogation sur la viabilité de techniques nouvelles, une volonté d’élargir le champ des possibilités. Pendant toute la période du confinement, les décisions prises, les choix opérés, les essais réussis, mais aussi les échecs ou renoncements se sont ancrés dans la culture de chacun des lieux de création.
Le recours à Internet a été le premier réflexe pour contourner le confinement avec la mise en ligne de pièces enregistrées, d’interviews d’artistes, de commentaires de responsables d’institutions culturelles, de discussions avec les créateurs sur leur travail. Le choix stratégique, entre proposer gratuitement le streaming, le faire payer comme s’il s’agissait d’un billet ou suggérer un don pendant la projection, est loin d’être neutre. Le National Theatre, à la suite du succès du streaming gratuit de pièces filmées tous les jeudis soir pendant l’été dernier (seize productions ont été vues par 15 millions de personnes dans 173 pays), a ainsi lancé en décembre une at home platform qui, pour 9, 98 livres par mois ou de 5, 99 à 7, 99 livres par spectacle, mettait en ligne des pièces d’archives proposées pour la première fois à côté des productions du NT Live pour le cinéma.
Mais ce sont les programmes spécifiquement conçus pour Internet qui constituent le marqueur de ce moment. Au-delà de tentatives avortées ou ne répondant pas à des critères de qualité, plusieurs tendances se dégagent, donnant une indication précieuse sur les orientations induites par le déploiement de cette nouvelle technologie.
Le Royal Court, prenant exemple sur The Federal Theatre Project qui, dans les années 1930 aux États-Unis, a repensé l’investissement public dans la culture et fourni un emploi à nombre de chômeurs du secteur, lance le projet dit Living Newspaper et permet chaque semaine à une équipe d’auteurs (une soixantaine au total) et d’artistes indépendants (plus de deux cents) de s’emparer de la scène du théâtre et d’écrire des textes pointus sur et autour de l’actualité. La diffusion en ligne de ces textes donne un souffle inédit à l’ambition du Royal Court qui se veut un incubateur d’artistes émergents.
Déjà précurseur avec la production et le succès international de Blindness, une installation sonore avec en voix off la lecture par Juliet Stevenson, absente de la scène, du texte de Simon Stephens, adapté du roman du même titre de José Saramago, le Donmar semble à la pointe du recours au numérique pour l’expression de problématiques actuelles avec deux spectacles : Monuments, qui explore les conséquences de l’Empire britannique sur la vie quotidienne de douze jeunes, noirs ou métis, et Assembly, à propos d’un monde idéal à construire démocratiquement en tenant compte de l’écologie, du réchauffement climatique et du respect dû à la nature. Assembly, de Nina Segal, version numérique d’un projet initialement prévu pour la scène au printemps 2020, a été proposé gratuitement et vu par 8 000 personnes, soit l’équivalent de trente-trois salles pleines au Donmar.
D’autres initiatives pourraient être notées, comme le festival numérique Poplarism qui, résultat d’une coopération entre le Finborough Theatre dans le quartier chic de Chelsea et de l’espace communautaire Poplar Union dans le quartier pauvre de Tower Hamlets, célèbre le centième anniversaire de la Poplar Rates Rebellion (refus de l’augmentation des taxes locales).
Ces spectacles, conçus en réponse à une situation exceptionnelle, avec un recours à des technologies de pointe, contribuent à l’expression de tendances préexistantes. Alors que l’isolement de ces derniers mois touche à sa fin et que les lieux de culture rouvrent leurs portes, la durabilité de ces outils et la pérennité des questionnements sont mises à l’épreuve.
La reprise
En marge de la reprise des comédies musicales et autres divertissements, une continuité dans les thèmes abordés se confirme. Le Kiln Theatre ouvre avec Reason You Should(n’t) Love Me, une pièce écrite et jouée par Amy Trigg, atteinte de spina-bifida ; le Hampstead Theatre propose Death of a Black Man d’Alfred Fagon qui explore, à travers la conversation entre trois personnages, ce que peut signifier l’identité britannique pour un Noir ; l’Almeida donne sa place à un auteur britannique nigérian, Yomi Ṣode, qui, avec And Breathe, à partir de la mort d’une matriarche, parle de culture, de famille et explore le fossé entre ce qui est caché et dit ; le Young Vic propose Changing Destiny, une adaptation par Ben Okri d’un poème vieux de 4 000 ans qui, autour de l’histoire du guerrier Sinuhe, fait résonner la complexité de l’immigration et l’essence de l’humanité. Ce respect de la diversité, cette recherche de l’inclusivité se retrouvent dans le fonctionnement même de l’institution théâtrale, comme en témoigne la récente charte de l’Art Council England qui en fait la condition nécessaire à toute obtention de subvention. Une forte pression s’exerce aussi sur la conformité des dons obtenus aux exigences éthiques et réputationnelles du théâtre.
Le maintien du numérique ne peut se concevoir que dans l’excellence des prestations offertes, comme ce fut le cas avec l’introduction innovante de la vidéo ou de l’enregistrement binaural. Conscients de la nécessité de consolider l’expérience acquise, d’investir dans une innovation numérique qui fasse autorité et de permettre le filmage dans des conditions optimales, des partenariats s’organisent entre théâtres et sociétés de technologie, et des fonds spécifiques sont créés à cet effet. L’idée est d’éviter que les seules créations numériques viables économiquement ne soient excessivement coûteuses, ce qui impliquerait un prix du billet élevé à l’encontre des objectifs escomptés – élargissement et diversification du public – et reproduirait les disparités que l’on peut déjà observer entre les théâtres commerciaux, principalement du West End et les autres. On imagine des stratégies pour contourner les effets réducteurs d’Internet. L’ouverture de fenêtres qui permettent commentaires et échanges pendant le déroulement du spectacle vise à restituer quelque peu l’idée de partage, inhérent au théâtre. Lors du filmage d’une pièce, l’utilisation de plusieurs caméras, permettant une navigation sur l’écran entre différents angles d’approche, donne à l’internaute l’impression de pouvoir, comme le spectateur assis au théâtre, décider de la manière dont il regarde la représentation, sans être soumis au diktat d’un réalisateur.
Dans l’immédiat, l’art du spectacle vivant peut donc espérer renouer avec un public traditionnel en manque et capitaliser sur celui conquis grâce à Internet. Mais cette sortie de pandémie, selon un schéma historique déjà constaté, peut aussi conduire à une hyper-socialisation, un besoin effréné de multiplier les rencontres, de partager des expériences, de se fondre dans la foule, de se retrouver autour de plaisirs collectifs, un peu à l’image des Roaring Twenties, cette période de libertinage, d’explosion en tous genres et aussi de puissante création artistique. Dans cette dynamique, des mouvements artistiques d’un genre nouveau peuvent naître, un langage dramatique inédit émerger, ce qui n’exclut pas le numérique, mais le met davantage au service qu’au cœur de la réflexion, tant le contact direct, le rapport physique avec autrui sont privilégiés.
C’est le sens même de la mission du théâtre au sein de la collectivité et le devenir de l’écriture théâtrale qui pourraient donc se trouver à un tournant, comme ce fut le cas pendant l’ère élisabéthaine.
C’est le sens même de la mission du théâtre au sein de la collectivité et le devenir de l’écriture théâtrale qui pourraient donc se trouver à un tournant, comme ce fut le cas pendant l’ère élisabéthaine avec Shakespeare et Ben Jonson ou, dans les années 1950 et 1960, avec les angry young men, John Osborne, Kingsley Amis, Philip Larkin jusqu’à Harold Pinter et Arnold Wesker. Des correspondances se dessinent entre les circonstances à l’origine du basculement, les enjeux de la modification et la qualité de la dramaturgie qui en a résulté.
La reine Elisabeth Ire, dans sa volonté de faire évoluer la société anglaise, s’appuie sur une forme théâtrale qui s’exprime pour le peuple avec le langage du peuple, n’hésitant pas à présenter certains monarques sous un jour odieux, à dépeindre des scènes de sexe, d’orgies, de violence extrême et à recourir à un vocabulaire teinté de grossièreté. Le soutien que, forte de son pouvoir, elle accorde aux troupes d’acteurs et la construction de lieux de spectacle permanents qu’elle encourage favorisent un élargissement du public, l’affirmation de nouveaux talents et l’acceptation d’un style inédit.
Le mouvement des angry young men surgit à un moment où la profondeur des clivages économiques et sociaux, étouffés par l’union sacrée qui s’est imposée pendant la Seconde Guerre mondiale, fait basculer la société britannique vers une recherche de plus grande égalité. Ces écrivains, souvent issus d’un milieu modeste, mettent en scène leur désillusion de la société traditionnelle, donnent une voix au monde ouvrier, peu présent jusqu’alors dans les spectacles proposés et expriment autrement leur colère et leurs espérances. Le dynamisme de théâtres comme le Royal Court Theatre, de troupes comme l’English Stage Company, la vente de billets bon marché et l’alternance des pièces inscrites au répertoire accompagnent leur démarche.
Alors que la gestion de la pandémie marque le grand retour de l’État, y compris dans les pays où l’idéologie libérale est dominante, que les transformations économiques se sont accélérées sous l’influence de l’usage accru des technologies nouvelles, que les équilibres sociaux et sociétaux se sont fragilisés, s’ouvre pour le théâtre un très large champ du possible. Le devenir de ce passage singulier dans l’histoire mouvementée de la conversation entre théâtre et société reste encore à écrire.
- 1.Voir Sylvie Bressler, « The Jungle », Esprit, juillet-août 2018.