
Les rois d’Islande de Einar Már Guðmundsson. Traduit par Éric Boury
Zulma, 2018, 336 p., 21 €
Dans ce quatrième roman traduit en français, l’Islandais Einar Már Guðmundsson rend sensibles la puissance mystérieuse de son pays et la fierté majestueuse de ses habitants. Cette fresque étourdissante, sans repère chronologique ni logique évidente, bouscule, à travers la saga d’une famille, les Knudsen, l’idée même de modernité et ambitionne de saisir les ressorts de sa pénétration dans une société peut-être moins ancrée qu’il n’y paraît dans des valeurs traditionnelles. Les seules interventions du narrateur, d’abord pour introduire Arnfinnur Knudsen comme le héros à l’origine de son projet, puis pour en proposer un épilogue, encadrent l’explosion d’un récit en autant de portraits de personnages loufoques, de descriptions de paysages fantastiques et de digressions sur les normes et usages en cours. Entre poésie et réalisme, humour et nostalgie, dérision et tristesse, causticité et tendresse, Guðmundsson invite à un voyage déroutant dans les méandres d’un monde chaotique, toujours soumis à la loi de ces rois d’Islande qui, défiant toute moralité, se réinventent à chaque adversité et s’inscrivent gaiement dans les grands mouvements de leur temps.
L’originalité du roman est de porter à confusion tant il est rythmé par un tourbillon effréné d’histoires de vie, interrompues puis reprises, celles du clan Knudsen qui domine depuis près de deux siècles le petit port de Tangavik (Arnfinnur, surnommé « le sacré cabillaud, tête de morue », Astvaldur son père, idolâtré pour avoir osé l’escalade du rocher magique de Tröllshamar mais extorqué et ruiné par son gendre Mangi dit le Riche, Jonatan son fils à la réussite politique et financière extravagante), celles aussi des acolytes (Porhallur Jökulsson, le journaliste poivrot coureur de jupons qui va se reconvertir dans l’art ou encore Jeggvan le Féroïen, compagnon de saoulerie privilégié, avant qu’il ne rentre dans son île sans plus donner de nouvelles).
Cette effervescence est encore accentuée par la multitude de parenthèses sur la nature, la mer, la rivalité entre les villes de Tangavik et de Reykjavik, par le développement inattendu d’une aventure telle la virée, dans un océan plein de navires de guerre, d’un bateau d’Astvaldur avec le jeune Arnfinnur caché dans la cale ou encore les escroqueries mises au point par Arnfinnur, son oncle Arni, chef de rang à l’hôtel Hekla, et son ami Hafstein Olalfsson, rencontré sur les bancs de l’université de Copenhague où tous deux ne faisaient rien.
Le vertige qui résulte de cette accumulation anarchique de faits, de sentiments, d’images, est renforcé par des incursions soudaines dans l’histoire de l’Islande. Qu’il revienne sur des événements du xviiie siècle et sur la personnalité du roi Christian VII, qu’il évoque la Seconde Guerre mondiale et l’attitude changeante des Islandais à l’égard de Hitler et du nazisme, qu’il mentionne Trotski, qu’il s’interroge sur ce qui a permis à l’Islande de sortir de la misère ou favorisé son effondrement financier, Guðmundsson fait le lien avec le rôle joué par ses héros, ses rois d’Islande et leurs ancêtres. Les références à Michel Foucault, Sinclair Lewis ou Charles Baudelaire, les allusions à des œuvres comme le Médecin personnel du roi du Suédois Per Olov Enquist ou Tómas Jónsson, best-seller de l’Islandais Guðbergur Bergsson viennent étayer la réflexion sur la pénétration de la modernité en Islande.
En filigrane à la rudesse des portraits, à l’ironie cinglante qui entoure les scènes de beuverie, de sexe, à l’expression imagée des entourloupes et violences en tous genres, à la tendresse qui se dégage des histoires d’amour, ce roman témoigne aussi de l’introduction de réformes qui touchent entre autres au système pénitentiaire, au traitement des malades mentaux, aux modalités de l’enseignement, à la lutte contre la pauvreté. Tous ces sujets, chers au romancier comme à l’homme, en raison de son propre vécu et de son engagement politique, sont déjà présents dans des romans précédents : les Anges de l’univers traitent des souffrances des malades et du fonctionnement des hôpitaux psychiatriques, thème auquel la maladie psychique de son frère l’avait sensibilisé ; les Chevaliers de l’escalier rond reviennent sur les difficiles conditions de vie dans les quartiers pauvres de Reykjavik à travers le regard et l’imagination d’un petit garçon ; le Testament des gouttes de pluie s’apparente à une partition sensuelle faite de récits divers, jouée dans l’atelier d’un sellier et de ses amis[1].
Dans les Rois d’Islande, Guðmundsson ne se contente pas de réunir l’ensemble de ces thèmes autour du tableau panoramique d’une famille qui survit à tout et rebondit sans hésitation ni état d’âme aux coups du sort. Il place indirectement l’éthique au cœur de la narration et décrit des citoyens plus acteurs que victimes de la mondialisation. Nombre de réformes semblent largement dues au hasard et à l’initiative de personnes peu recommandables. Ainsi Olafur Knudsen, incarcéré à la suite de larcins et de détournements de fonds, a largement contribué à l’amélioration des prisons, ce qui lui a permis à sa sortie d’être triomphalement élu député. Le romancier dénonce aussi la corruption qui sévit dans les partis, Parti paysan ou Parti démocratique indépendant, relevant les motivations de ses adhérents et les menus services qu’ils se rendent les uns aux autres. Il ironise sur le marché de l’art en racontant les manipulations qui facilitent le succès posthume de Julia de Klöpp, propulsée sur le devant de la scène artistique après la découverte fortuite de ses tableaux dans sa masure. Il moque le passage de Jonatan Knudsen à la London School of Economics et ces études qui lui ont surtout permis de tirer profit de la prospérité économique et de la crise.
« C’est en l’idiot que réside le cerveau de la nation » : cette profession de foi du patriarche Astvaldur ne peut-elle pas résonner autrement au-delà même du clan Knudsen et de l’Islande ?
Sylvie Bressler
[1] - Einar Már Guðmundsson, les Anges de l’univers, trad. par Catherine Eyjolsson, Paris, 10/18, 2001 ; les Chevaliers de l’escalier rond et le Testament des gouttes de pluie, trad. par Éric Boury, Montfort-en-Chalosse, Gaïa, 2007 et 2008.