Tom Stoppard, l'histoire en scène
L’inquiétude sur la situation du théâtre en France est légitime : ébranlement des fondements esthétiques, difficultés économiques aggravées par l’inadéquation des subventions et le statut des intermittents ou encore désaffection du public en dépit de l’engouement pour sa pratique et de l’augmentation du nombre de spectacles proposés. Ce malaise récurrent, en partie inhérent à la spécificité de cet art, induit à chaque fois un questionnement sur le rôle du théâtre dans une société donnée. La pluralité des sens qu’il peut y acquérir – révélateur d’un nouveau comportement culturel, porteur d’un langage inédit, emblématique d’une mutation sociale ou émanation des tourments individuels et collectifs – témoigne de la complexité des enjeux.
Face à la crise du théâtre en France, la vitalité du paysage théâtral anglais surprend : des lieux pérennes accompagnent la création dramatique, comme le Royal Court Theatre qui, pour fêter son cinquantième anniversaire, propose une rétrospective de ses productions les plus marquantes de John Osborne à David Hare en passant par Harold Pinter ou Arnold Wesker ; des metteurs en scène indépendants comme Deborah Warner, des troupes comme Cheek by Jowl de Declan Donnelan, ou Complicite Theatre de Simon Mac Burney proposent aussi bien une lecture inédite des classiques qu’une variation sur des textes contemporains ; des auteurs comme Martin Crimp ou Sarah Kane offrent, avec une grande liberté formelle, une méditation sur le monde.
Figure marquante de la scène anglaise, Tom Stoppard révèle par la constance de sa présence l’alchimie étrange qui, dans l’aventure théâtrale, s’opère entre un auteur, un texte, sa représentation et une époque.
Une reconnaissance internationale
Le rencontrer, au moment où il triomphe avec ses deux dernières pièces, The Coast of Utopia et Rock’N’ Roll, permet de mieux appréhender les éléments qui concourent à la résonance de son travail, la dimension plurielle de son approche théâtrale posant en filigrane la délicate question du devenir du théâtre.
Au cours d’un long entretien accordé fin février à New York, Tom Stoppard, avec un mélange savant de détachement et de précision accordé au moindre mot exprimé, a, selon son expression, « conversé » sur sa conception de l’écriture théâtrale, sur ses exigences en termes de recherche et de mise en scène, sur sa perception du public, sur les motifs de son succès ou encore sur son travail dans des pays étrangers.
Tom Stoppard, Sir Thomas depuis 1997, est né Thomas Straussler en 1937 à Zlin en Tchécoslovaquie. Avec sa famille qui fuit le nazisme en 1939, il trouve refuge à Singapour jusqu’à l’invasion des Japonais, puis en Inde et arrive en Angleterre en 1946 avec sa mère, veuve, remariée à un officier britannique, Kenneth Stoppard. Autodidacte, Tom Stoppard travaille brièvement comme journaliste et critique théâtral avant de composer Rosencrantz et Guildenstern sont morts : la pièce, aux accents absurdes proches de Samuel Beckett, raconte avec humour les rêvasseries et mésaventures de deux personnages mineurs de Hamlet.
La reconnaissance immédiate de son talent lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture : pièces de theâtre (Acrobates en 1972, Arcadia en 1993 ou L’invention de l’amour en 1997) mais aussi scenarii de films (L’Empire du soleil en 1987, Shakespeare in Love en 1998), réalisation de films (Rosencrantz et Guildenstern sont morts en 1990), adaptation de pièces (Terre étrangère d’Arthur Schnitzler en 1979), pièces de radio (Artist Descending a Staircase en 1988) et de télévision (Professional Foul en 1977).
L’année 2007 atteste de sa forte présence sur la scène britannique et internationale. Sa dernière pièce Rock’N’ Roll, qui s’est jouée à Londres jusqu’en février, va être montée à Broadway cet automne ; sa trilogie The Coast of Utopia, sur les penseurs russes du xixe siècle, créée à Londres en 2002, est produite actuellement à New York au Lincoln Center et se trouve en répétitions à Moscou au National Youth Theatre.
Située à Cambridge et à Prague, entre les lendemains de la répression du Printemps de Prague par les forces soviétiques et la démission des leaders communistes tchèques puis l’élection de Václav Havel à la présidence, Rock’ N’Roll met en scène l’univers de Max, marxiste irréductible, professeur à Cambridge et celui de Jan, son étudiant tchèque. De retour à Prague, celui-ci est davantage passionné par sa collection de disques que par les menaces de censure jusqu’au moment où son groupe de rock favori, The Plastic People of the Universe, est arrêté pour activités subversives. Il signe alors avec d’autres dissidents la Charte des 77 et entre en conflit direct avec les autorités.
Sur fond de musique des Rolling Stones, de Pink Floyd avec Syd Barrett, de Bob Dylan, la pièce oppose liberté individuelle et foi révolutionnaire, pragmatisme et idéalisme, cheminement intime et intransigeance militante. Elle questionne aussi la capacité de l’art et de la musique en particulier à laisser dialoguer librement sentiments et pensées, au risque de jouer de l’amalgame facile entre contestation politique et renouvellement artistique.
En quelque huit heures de spectacle, avec une quarantaine d’acteurs qui interprètent près de soixante-dix rôles, la trilogie The Coast of Utopia raconte la vie d’un groupe d’idéalistes russes autour des personnalités de l’éditeur Alexandre Herzen, de l’écrivain Ivan Tourgueniev, du critique littéraire Vissarion Bielinsky, du poète Nicolas Ogarev et de l’anarchiste Michael Bakounine. La première partie, Voyage, commence en 1833 et se déroule dans la campagne russe ainsi qu’à Moscou et Saint-Pétersbourg ; la deuxième partie, Shipwreck, intervient treize ans plus tard et permet de suivre les héros à Paris, Dresde et Nice ; la dernière partie, Salvage, se situe à Londres et à Genève entre 1853 et 1865. Entre-temps, les personnages ont aimé, milité, combattu. Ils ont connu des drames personnels – la mort d’un enfant, la trahison amoureuse et amicale – aussi bien que des déceptions politiques – la prison, l’exil. Ils se sont passionnés pour la révolution de 1848 en France, ont applaudi à l’abolition du servage par le tzar Alexandre II en mars 1861 ; ils ont réfléchi au sens de l’histoire, écrit des pamphlets, publié des revues, vibré aux changements politiques en Russie, médité sur l’échec des mouvements révolutionnaires européens ; ils ont aussi croisé Alexandre Ledru-Rollin, Louis Blanc et Karl Marx. Cette première intelligentsia russe peut alors s’effacer.
Parfaitement à l’aise dans le cadre très new-yorkais du Starbucks Cafe au dernier étage de la librairie Barnes & Noble situé en face du Lincoln Center, Tom Stoppard ne manifeste ni étonnement ni fausse modestie devant son succès. Avec la pointe d’humour qui le caractérise, il précise même :
Les artistes vivent dans une période bénie où ils sont considérés comme des héros. Aucun ne veut être pauvre et méconnu : l’ambition et la vanité expliquent en partie l’attirance pour le théâtre qui offre une visibilité immédiate.
Plus sérieusement, il ajoute :
Je considère le théâtre comme un mo - ment de détente, pas comme un séminaire. Mon ambition est de permettre aux spectateurs de sortir d’eux-mêmes pendant le temps de la représentation, d’oublier qui ils sont et de prendre du plaisir à un spectacle très professionnel.
Cette profession de foi définit assez bien la singularité de Tom Stoppard : méfiance à l’égard de tout système qui enferme la création, minutie des recherches préalables, attention extrême accordée à la mise en scène et au travail des acteurs et respect scrupuleux des spectateurs. Elle ne suffit pas toutefois à expliquer à la fois la fidélisation et le renouvellement de son public : The Coast of Utopia se joue à guichets fermés, y compris le marathon qui présente les trois parties en une seule journée.
De l’écrit à la scène
Même s’il s’en défend en revendiquant une approche pragmatique de son art, ces pièces affrontent des sujets politiques et renvoient à un théâtre qui se fait l’écho de sociétés confrontées à des crises et d’individus écartelés entre parcours intime et destin collectif.
Dans The Coast of Utopia comme dans Rock’N’Roll, on retrouve l’univers de Tom Stoppard, l’ampleur de ses recherches préalables, le soin méticuleux apporté au passage du texte à la scène et son goût certain pour la précision du langage et les bons mots. « J’ai une grande appétence pour toute forme d’informations » reconnaît Tom Stoppard.
Sa curiosité intellectuelle est indéniable. Pour la pièce Hapgood (1988) qui, conçue comme une satire des livres de John le Carré, mêle les mon - des de l’espionnage et de la science, il étudie la physique quantique ; pour L’invention de l’amour qui retrace la vie du poète A.E. Housman, ses études à Oxford et son amour insatisfait pour son camarade de collège, Moses Jackson, il se plonge dans la période victorienne et truffe son texte de citations et de références historiques ; pour Arcadia, il se documente sur la théorie du chaos, les mathématiques fractales, mais aussi sur la poésie de Byron et la botanique.
Il dit explorer des pistes multiples jusqu’au moment où « le choix entre un millier de portes s’impose ». Ce fut le cas pour The Coast of Utopia : Tom Stoppard reconnaît avoir été plongé pendant quatre années dans l’histoire russe avant que la lecture du livre d’Isaiah Berlin, les Penseurs russes1, ne structure son projet ; fasciné par les personnages de Bielinski, de Bakounine, de Tourgueniev et de Herzen, l’idée de la trilogie s’impose quand il se rend compte qu’il a un matériau trop riche pour une seule soirée.
« L’idée d’écrire sur un sujet sérieux s’arrête au moment où le travail commence » ajoute Tom Stoppard à qui les critiques reprochent parfois l’étendue de ses investigations. Il est accusé par certains d’être trop cérébral et d’imaginer des personnages qui manquent cruellement d’épaisseur humaine, et par d’autres d’être superficiel et d’inventer des caractères pédants et inconsistants qui récitent des fiches succinctes sur des sujets mal maîtrisés. Le public, quant à lui, se montre plutôt séduit et passionné par le savoir ainsi proposé : depuis le début new-yorkais de la trilogie, le livre d’Isaiah Berlin a pu être réédité.
Le professionnalisme de Tom Stoppard et le soin extrême qu’il accorde à la transposition sur scène de ses textes expliquent largement la confiance qui lui est témoignée. Souvent présent lors des répétitions, il n’hésite pas à modifier certaines répliques, tient compte des contraintes techniques et reconnaît être guidé par quelques principes simples :
Les moments importants doivent être vus et entendus par tous ; l’énonciation et l’articulation doivent être parfaites.
Il connaît la puissance des images.
Chaque partie de la trilogie commence par la même vision : Alexandre Herzen, perdu dans ses pensées, avec dans la main le gant de son jeune fils mort dans un naufrage, est assis sur une chaise suspendue avant d’être englouti par l’océan déchaîné. Dans un instantané saisissant, d’une force poétique désarmante, l’univers de ce même petit Kolia, qui est sourd, envahit tout l’espace : l’enfant joue sur le devant de la scène tandis que ses parents et leurs amis discutent politique et soudain, pendant ce qui paraît de longues minutes, les acteurs se taisent et il n’y a plus qu’une agitation silencieuse ; puis tout reprend, le bruit, les paroles, les rires mais l’enfant ne bouge pas : rien n’a changé pour lui.
Dans Rock’N’Roll, la présence imaginaire de Syd Barrett, le fondateur de Pink Floyd, est prégnante : Esme, la jeune fille hippie, croit l’entendre jouer et chanter pour elle au moment où Jan repart pour Prague ; des années plus tard, elle pense l’avoir reconnu dans une rue de Cambridge où il s’est retiré ; entre-temps, sa musique a scandé des temps forts de l’histoire. La poétesse grecque Sappho au travers de ses textes lus, traduits et commentés est perçue comme un interlocuteur au même titre que les personnages effectivement sur scène lors des échanges, Max le dogmatique, Hélène, sa femme meurtrie par le cancer ou Lenka, l’élève rivale.
Car « l’art théâtral est aussi une mystification » qui peut tout autoriser. Tom Stoppard ne pense pas que la popularité du théâtre soit entravée par les possibilités d’autres médias comme le cinéma et la télévision et les comportements culturels qu’ils induisent.
Un exemple : quand il veut faire dialoguer Herzen, bouleversé par la mort de son jeune fils Kolia qu’il attendait à Marseille, et Bakounine qui se trouve en prison en Russie, il fait apparaître ce dernier en rêve. L’éloignement physique est contourné, la beauté poétique de la scène vient accroître la puissance des échanges et rend plus palpable encore la solitude, le désespoir des deux héros, chacun restant emmuré dans son drame intime.
Car le théâtre pour Tom Stoppard est aussi un travail exigeant sur les mots, leur représentation, leur mise en espace.
« J’aime écrire pour le théâtre car le dialogue est la seule manière élégante d’exprimer des idées contradictoires » affirme Tom Stoppard qui ajoute aussitôt, non sans humour « avoir le courage de son manque de convictions ».
La langue de Tom Stoppard est plurielle : dense, discursive, surprenante ou drôle, mais toujours extrêmement contrôlée, comme ciselée. Il excelle à jouer avec ce qu’il définit comme les deux moteurs de l’effet comique, l’attente et la surprise et sait en quelques répliques convoquer tout un univers.
Dans Voyage, Bakounine, contraint par son père à étudier l’agriculture, fait vivre la Russie avec ses propriétaires terriens et ses serfs :
Apparemment, Premukhino est une exploitation agricole. Tu pensais que c’était juste-là, n’est-ce pas ? Un élément de nature esthétique, comme une jacinthe, juste plus grand. […]
Je n’avais aucune idée que c’était de l’agriculture. Les paysans plantent des choses comme leurs pères avant, les choses poussent, vous les mangez ou les donnez aux animaux comme nourriture et alors il est temps d’en planter plus2.
Dans Rock’N’Roll, Lenka, qui dé -conseille à Jan de s’installer à nouveau à Cambridge, dresse une vision extrêmement négative de l’Angleterre :
Ne reviens pas, Jan. Cet endroit a perdu la tête. Ils ont mis quelque chose dans l’eau depuis que tu es parti. C’est un pays de soumission3.
Ces qualités – sens du langage, soin de la mise en scène, respect du public ou partage de l’érudition – définissent bien le théâtre de Tom Stoppard, mais ne suffisent pas à expliquer à elles seules le retentissement de ses deux dernières pièces, dans des univers aussi différents que Londres, New York ou Moscou.
Le retour du politique
Même s’il affirme choisir « des sujets qui sont importants pour moi, plus pour exprimer mon art ou travailler mes réflexions et mes sentiments personnels que pour faire évoluer les pensées des gens », ses pièces s’inscrivent dans l’histoire : à un moment de doute à la fois collectif et individuel, le théâtre redevient le lieu privilégié où peut résonner tout questionnement et se construire une histoire autre.
Dans The Coast of Utopia, Tom Stoppard se passionne pour les affects de « ces penseurs russes qui visitent la révolution en touristes », mais il donne aussi longuement la parole à des personnages historiques : Marx exprime par bribes sa théorie, le critique Belinsky, bouleversé, prédit à Tourgueniev un immense avenir d’écrivain russe, Herzen médite sur l’échec de la révolution de 1848 et sur le sens de l’histoire, Bakounine définit les termes de sa philosophie politique.
Des tableaux viennent conforter les discours : dans une séquence qui n’est pas sans rappeler la comédie musicale Les Misérables, les révolutionnaires français de 1848 apparaissent drapeaux et chants à l’appui ; des groupes de paysans russes, emblématiques de l’oppression des serfs, traversent la scène et se mêlent à des mannequins qui en sont les sosies.
Dans Rock’N’Roll, dédiée à Václav Havel, la situation politique en Tchécoslovaquie et sa perception en Grande-Bretagne tissent les relations complexes des protagonistes : Max, l’irréductible communiste anglais qui « espionne » pourtant afin de faire sortir Jan de prison ; Jan qui, par respect pour la création musicale, finit par signer des pétitions contestataires et se retrouve simple ouvrier boulanger ; son ami Ferdinand qui s’oppose dès la première heure à la censure et à l’oppression. Les disques, écoutés, offerts, passés en fraude ou détruits véhiculent en autant d’instantanés, l’espoir, l’amour, la censure, la liberté.
Prague, la musique, les débordements de la censure, sont déjà le sujet de pièces plus anciennes. Every good Boy deserves Favor, texte écrit en 1977, met en scène dans un hôpital psychiatrique deux personnages appelés du même nom, Alexandre Ivanov, l’un dissident qui ne sera libéré que s’il admet avoir tenu des propos hostiles en raison d’une maladie mentale, et l’autre, véritablement fou, qui pense avoir un orchestre symphonique sous sa direction. La musique, avec la présence des musiciens sur scène, est un élément essentiel de cette histoire inspirée de la rencontre de Tom Stoppard avec le dissident russe Victor Fainberg, arrêté en 1968 lors d’une manifestation pacifiste contre l’invasion de la Tchécoslovaquie et enfermé pendant cinq ans dans un asile.
Mais au moment où ces pièces sont écrites, la rencontre avec le public ne s’opère pas : Tom Stoppard ne maîtrise pas encore l’expression sur scène des enjeux sociaux ou politiques et le théâtre est surtout marqué par le bouleversement des données esthétiques suggéré par des créateurs comme Robert Wilson avec Le regard du sourd en 1970 ou Lettre à la reine Victoria en 1974 et Richard Foreman et son Onthological School avec A Week under the Influence en 1973.
Aux critiques qui interprètent Rock’ N’Roll comme une manière de renouer avec son passé tchèque – il n’a découvert que très tardivement l’histoire de sa famille – et le signe d’un engagement idéologique plus marqué, Tom Stoppard répond que l’attachement à la liberté, à la tolérance, à la place de l’individu dans une société où les valeurs sont négociées, « toutes ces questions universelles » ont toujours été présentes dans son œuvre.
Tom Stoppard ne veut pas considérer ses pièces pour autant comme des exercices politiques même si, aujourd’hui, il s’engage plus volontiers sur des sujets d’actualité – en mars dernier, il a ainsi signé un appel aux membres de l’Union européenne en faveur du Darfour aux côtés de neuf autres écrivains dont Jürgen Habermas et Václav Havel. Il ne pense pas davantage être un auteur dramatique qui défende des thèses car le parcours intime de ses héros l’emporte toujours sur la logique du pamphlet. À propos de Rock’N’Roll, il avoue même :
J’aurais bien voulu que la pièce se poursuive plus tard, jusqu’à la fin des années 1990 au moins ; mais dès que l’histoire d’amour entre Jan et Esme a connu son dénouement avec leur départ pour Prague, le récit s’est arrêté ; je n’arrivais plus à le poursuivre.
Tom Stoppard se place sur un plan plus moral que politique. Sans donner de leçons au public, sans le confronter à des choix idéologiques désormais obsolètes, il feuillette pour lui des pages d’histoire. Il l’invite à voyager dans le temps comme pour mieux appréhender une réalité complexe qui lui échappe par manque de repères. Il lui souffle des images, des rêveries, pour enrichir sa pensée. Il fait confiance à son entendement en se faisant l’interprète d’hommes politiques, de philosophes, d’artistes. Il s’applique aussi à lui offrir des instants privilégiés de plaisir et de complicité partagée.
À un moment où les rouages sociaux se crispent et où l’individu s’égare entre un sentiment de responsabilité qu’il n’assume pas aisément et une culpabilité dont il ne parvient pas à se défaire, le théâtre de Tom Stoppard offre un espace de sérénité. Le spectateur peut rester à sa place de spectateur, être porté par la langue, par le récit, par la musique, apprendre et découvrir, peut-être même se forger une opinion ou prendre position sans que le collectif théâtral ne l’y contraigne.
Le devenir du théâtre tient sans doute en la recherche de cet équilibre délicat entre la volupté du présent et la méditation sur le monde.
- 1.
Isaiah Berlin, les Penseurs russes, Paris, Albin Michel, 1984.
- 2.
Tom Stoppard, The Coast of Utopia. Part I, Voyage, New York, Grove Press, p. 100 (traduction S. Bressler).
- 3.
Tom Stoppard, Rock’N’Roll, Londres, Faber & Faber, p. 102 (traduction S. Bressler).