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Tourisme urbain : à quand la décroissance ?

juil./août 2016

L’extension du tourisme suscite des mécontents dans les grandes capitales européennes. Alors que Barcelone a infléchi sa politique d’accueil, Paris reste sur une ligne productiviste et semble insensible à l’idée de la décroissance.

La pratique du Grand Tour, que les fils d’aristocrates anglais effectuaient à la fin du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle pour parfaire leur éducation et compléter l’université, les entraînait dans des villes à la culture renommée, aussi bien en France qu’en Italie, les deux principales destinations de ces séjours de plusieurs mois, voire d’années. Au XIXe siècle, les expositions universelles se déroulent également dans des grandes villes et accueillent des cohortes de touristes urbains. Celle de Paris en 1900 reçoit plus de visiteurs que d’habitants dans l’Hexagone : 60 millions contre 40 millions ! Une partie non négligeable d’entre eux sont des touristes, venus parfois de très loin, et non pas seulement des excursionnistes d’un jour. Qui dit « tourisme urbain », dit « hôtellerie » et « restauration », « distractions » et « événements culturels », proposés à tout un éventail de prix pour toucher tous les publics. Ce tourisme urbain combine parfois un tourisme d’affaires et un tourisme sexuel…

Nous sommes tous des touristes

Avec l’extension du domaine touristique, ce sont bientôt deux milliards de Terriens qui seront « touristes » pour une poignée de jours dans l’année. Certaines villes en attirent des flots importants comme New York, Londres, Paris, Venise, Istanbul, Shanghai, Rio, etc., tellement importants qu’ils dépassent le nombre des habitants. Ainsi, l’on compte par exemple 26 touristes par Vénitien, 16 par Parisien, 15 par Amstellodamien, 12 par Praguois, 10 par Barcelonais, Romain, ou Munichois… La moyenne pour les villes européennes est de 7, 14 touristes par habitant en 2014. D’où le sentiment qu’éprouvent les habitants, dans certains quartiers, de n’être plus chez eux, mais plutôt dans une sorte de « safari humain » où des touristes armés de caméras et de cellulaires viennent vous photographier et n’hésitent pas à pénétrer dans les cours, les impasses, les jardins…

Le documentaire d’Eduardo Chibás, Bye Bye Barcelona1, décrit le mécontentement des habitants devant l’afflux incontrôlé de touristes arrogants. Un jour de mars 2014, mais ce pourrait être aujourd’hui, plusieurs navires de croisière gigantesques comme des immeubles flottants déversent 64 000 visiteurs – 64 000 ! Chacun d’entre eux souhaite aller à la Sagrada Família, à la tour Agbar, au parc Güell, à l’Aquarium géant, au musée Miró, sur les ramblas… En 2015, Barcelone a reçu 29 millions de touristes. Créée en novembre 2015, l’Assemblée des quartiers pour un tourisme soutenable (Abts) soutient l’action de la maire, nouvellement élue sous la bannière de la coalition Barcelona en comù, pour réduire drastiquement le nombre des touristes. Une « zone d’exclusion hôtelière » a été délimitée au centre-ville ; les seuls hôtels autorisés à être construits dorénavant se trouvent en périphérie ; et les chambres et appartements loués via la plateforme Airbnb ou l’une de ses 21 consœurs sont soumis à une réglementation plus stricte. Il est vrai que dans ces quartiers, le logement « normal » destiné aux Barcelonais ne représente plus que la moitié du parc immobilier ! Ce trop-plein de touristes demande aussi l’établissement de quotas pour visiter la plupart des lieux surfréquentés, comme le parc Güell, qui n’accueille « que » 400 visiteurs chaque demi-heure… Certains murs s’ornent de pochoirs indiquant en une colère muette « Touristes = terroristes » : c’est dire si les Barcelonais sont excédés et refusent de devenir des Mickeys d’une ville-à-thème.

Il faut reconnaître que la saisonnalité qui marquait ce type de tourisme urbain n’existe plus, c’est toute l’année qu’il fonctionne : plus de répit, plus de respiration, plus de calme, ne serait-ce que pour réparer les dégâts produits par le surnombre. Les préventions des habitants de Barcelone s’étendent désormais à d’autres grandes villes touristiques, comme Berlin, où la location d’appartements entiers sur Airbnb est interdite depuis le 1er mai 2016, pour lutter contre l’augmentation des loyers et la réduction de l’offre des logements. La municipalité d’Amsterdam, de son côté, a décidé de réduire le nombre de festivals (300 par an) afin de limiter l’afflux de touristes. Bruxelles et Bruges ont également pris des mesures pour limiter le développement de l’hébergement touristique… Le sentiment se répand que les touristes se comportent sans gêne dans ces villes qui ne sont pas les leurs : des fêtards alcoolisés chahutent en hurlant dans les rues au milieu de la nuit, certains se rendent nus dans des épiceries ouvertes tardivement pour acquérir quelques bouteilles, d’autres enfin n’hésitent pas à improviser une « soirée dansante » dans un appartement loué sans se préoccuper des autres habitants… À Paris, un effet inattendu de l’augmentation des locations Airbnb dans le quartier Saint-Paul a été la fermeture de deux classes ; sans compter le remplacement probable de certains commerces de proximité (boulangerie, boucherie, coiffeur, pressing…) par ceux qui visent une clientèle de passage.

Paris à contre-courant

La maire de Paris, Anne Hidalgo mise, quant à elle, sur un accroissement du tourisme. De nouveaux hôtels sont en construction dans Paris intra-muros et aux abords immédiats de la capitale, dans le continuum d’immeubles sans grâce, vitrés et miroitants, qui ceinturent le périphérique. Dans un texte programmatique rédigé à l’occasion des élections municipales de 2013 par des « plumes » à l’écriture plate, Mon combat pour Paris2, la candidate d’alors s’enthousiasme sur les 29 millions de visiteurs annuels et annonce, ravie, la bonne nouvelle : « Perspective réjouissante, l’Organisation mondiale du tourisme estime que nous pourrions doubler le nombre de visiteurs d’ici quinze ans » (p. 154). Elle anticipait de peu les déclarations de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères de 2012 à 2016, qui affirmait que la France devait se fixer un objectif de 100 millions de touristes par an, un défi relevé par son successeur, Jean-Marc Ayrault, qui voudrait ouvrir en prévision un nouvel aéroport du côté de Nantes… Le plus curieux, dans le livre de la maire, ce sont les contradictions entremêlées : elle veut une ville « verte », « durable », « intelligente » – tous ces mots toxiques, à la mode dans la technocratie new look – et aussi « dense », « touristique » et en hauteur : « Vive les tours ! » lisons-nous page 72, sans mention aucune de leur coût énergétique, ou de leur inurbanité. Ce texte fourre-tout est un concentré d’idéologie productiviste à la sauce numérique ; le petit passage contre la décroissance, qui constitue une indécence face à la pauvreté qui existe encore (!), prête plus à rire qu’à pleurer.

En page 158, Anne Hidalgo cite Keynes : « La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’échapper aux idées anciennes. » Certes. Ne faudrait-il pas alors commencer à rompre avec les certitudes datées, comme celle qui voit dans le tourisme un levier économique, et accueillir les nouvelles pratiques portées par une vision écologiste du monde ? Alors notre appréciation critique du tourisme urbain pourra entraîner à la fois de nouvelles attitudes des voyageurs, et de nouveaux ménagements pour les recevoir… Car il ne s’agit aucunement de diaboliser le « touriste », plutôt de plaindre celles et ceux qui acceptent la consommation standardisée d’un temps et d’un lieu sans véritablement y inscrire leur singularité. Il existe tant d’autres façons de visiter un pays, son histoire et son présent.

La condition touristique, pour les touristes massifiés, est énergivore en déplacements, chronophage et normalisatrice, sans rapporter au pays visité la manne qu’il espérait. La plupart des firmes de cette industrie touristique sont des multinationales de l’hôtellerie et de la restauration, qui ne paient pas nécessairement des impôts dans les pays où elles possèdent des établissements… Ainsi, la majorité des visiteurs de Venise n’y logent pas, et les « rentrées » couvrent à peine les charges que la ville supporte pour l’entretien de ses voies. Trop de touristes tue le tourisme, d’où l’impératif d’une décroissance d’une activité si prédatrice, au plan culturel notamment. À quand la redécouverte du voyage ?

  • 1.

    Bye Bye Barcelona (Eduardo Chibás, 2014), disponible sur Internet.

  • 2.

    Anne Hidalgo, Mon combat pour Paris. Quand la ville ose…, Paris, Flammarion, 2013.

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

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