
« Vous avez mangé le pays ! »
Revendications socio-économiques et politisation en Algérie (2011-2019)
Il faut souligner la nature politique des revendications algériennes et leur inscription dans l’histoire révolutionnaire de l’Algérie. Reléguées dans le champ social par la répression politique, ces revendications ont pu converger et surgir à l’occasion de l’élection présidentielle de 2019. Mais l’exemple tunisien montre que tout changement institutionnel doit s’accompagner de mesures sociales.
La finale de la coupe est le match de football le plus important de l’année en Algérie. En ce premier mai 2018, pourtant, l’attention des supporteurs de la Jeunesse sportive de Kabylie n’était pas tournée vers le terrain, où leur équipe s’apprêtait à affronter l’USM Bel Abbès. Durant la cérémonie d’avant-match, une pluie d’injures s’abattit plutôt sur la tribune d’honneur, où avaient pris place plusieurs figures du régime, dont le Premier ministre Ahmed Ouyahia, accusées d’avoir ruiné le pays. Le portrait d’Abdelaziz Bouteflika fut rapidement évacué de la pelouse. C’est peu dire que le ressentiment était déjà vif. Pourtant, la plupart des observateurs, l’auteur de cet article inclus, ont été surpris par l’élan révolutionnaire ayant débuté en février 2019.
En attendant les premiers retours du terrain, il est trop tôt pour se lancer dans une étude fine du mouvement (Hirak) en cours en Algérie. Il est toutefois utile de revenir sur la décennie passée afin de saisir les origines d’une mobilisation exceptionnelle par ses formes autant que par ses discours. En parlant de « réveil algérien » ou de « naissance du politique », les analyses médiatiques ont souvent privilégié un spontanéisme ignorant la profondeur sociale et politique du mouvement. Certaines ont même lié la révolution algérienne à une faillite de l’État rentier facilitée par la stratégie énergétique américaine. Les thèses spontanéistes et économicistes négligent la nature politique des revendications et leur inscription dans une longue durée révolutionnaire et contestataire que certains observateurs ont rappelée[1]. L’étude du mouvement du 22 février passe par une analyse de l’articulation entre revendications politiques et socio-économiques. Comme en Tunisie, les luttes quotidiennes ont nourri les contradictions structurelles et renforcé le répertoire contestataire national[2]. L’un des enjeux est donc de comprendre le passage du social au politique ayant permis une mobilisation de masse, intersectorielle et autonome du champ partisan[3].
Cet article analyse donc la période 2011-2019 pour saisir l’articulation du social et du politique au-delà des explications spontanéistes. Dès 2011, le contexte national était marqué par une crise politique latente que le régime a tenté de contrôler en dépolitisant le mécontentement et en mettant en scène la « démocratisation » du pays. Le répertoire contestataire a néanmoins continué d’évoluer en lien avec des revendications sociales, notamment dans les périphéries. Les mouvements sociaux ont également utilisé un cadre éthique hérité de la guerre d’indépendance qui donnait une fonction centrale au peuple victime de l’injustice systémique. Finalement, les processus électoraux successifs ont concentré le mécontentement, jusqu’à présenter une opportunité pour l’agrégation des mobilisations.
Équilibre de l’instabilité
Parti le 3 janvier 2011 de la ville de Tipaza, un soulèvement urbain balaya l’Algérie pendant deux semaines. Les émeutiers affrontèrent la police, brûlèrent des commerces et prirent d’assaut des bâtiments publics. Si la concordance temporelle avec la révolution tunisienne est évidente, le gouvernement présenta cette flambée contestataire comme des « émeutes de l’huile et du sucre » fomentées par des spéculateurs. En dépit de cette tentative de dépolitiser le mécontentement en le limitant à ses causes économiques, la constitution d’une Coordination nationale pour le changement et la démocratie le 21 janvier 2011 témoigne du chevauchement des registres. Réunissant syndicats, partis et associations, la coalition se heurta néanmoins à la fragmentation des milieux militants et au refus de toute récupération politique[4]. Malgré l’échec de cette tentative de convergence, l’autorité et la légitimité des élites dirigeantes étaient déjà remises en question sur la place publique par une myriade d’organisations en dépit des différentes stratégies de contrôle étatiques[5].
En instrumentalisant le spectre de la guerre civile (1992-1999) et en s’appuyant sur la rente gazière, le régime fut néanmoins en mesure de maintenir un équilibre précaire. Afin de produire de la légitimité au niveau local et international, il mit en œuvre un processus de « consolidation démocratique » sans fin. Les processus électoraux successifs servirent à démontrer le pluralisme du système et à promouvoir une approche légaliste ne tenant pas compte de l’abstention massive et de l’absurdité de l’offre politique[6]. En 2012, plus de cinquante partis prirent ainsi part à des élections législatives présentées comme un « printemps » algérien, avec le soutien actif de partenaires étrangers, dont l’Union européenne. Profitant de la fragmentation extrême du jeu politique, le Front de libération nationale et le Rassemblement national démocratique, les deux partis du régime, l’emportèrent en réunissant respectivement 14 % et 5 % des suffrages, tandis que le taux d’abstention dépassait les 56 %. Cette instrumentalisation des processus électoraux est allée de pair avec l’appropriation du modèle français de « gestion démocratique des foules » par l’appareil sécuritaire algérien. Le contrôle de la contestation s’est ainsi appuyé sur un gonflement des dispositifs policiers, des formes de violences non létales et un harcèlement ciblé des militants.
La « résilience » du régime algérien était pourtant menacée par la persistance du mécontentement. Tandis que les partis politiques étaient minés par le discrédit et la suspicion populaire, la contestation socio-économique continuait sous la forme de mobilisations sectorielles maintenant l’État sous pression. Afin de faire face aux demandes de redistribution venant notamment des marges précarisées de la société, le gouvernement finançait un certain nombre de dispositifs, notamment pour l’emploi des jeunes et le logement social. L’échec des stratégies de diversification économique impliquait toutefois une dépendance persistante aux revenus tirés des hydrocarbures, et donc une forme de vulnérabilité budgétaire dont la population n’ignorait rien. À partir de 2013, la chute des cours a forcé les pouvoirs publics à remettre progressivement en cause un certain nombre de droits sociaux au nom de l’austérité. L’exigence populaire de justice sociale s’est alors heurtée de plein fouet à l’assèchement budgétaire.
Cette fragilité économique évoquait une autre réalité de l’Algérie de Bouteflika. Derrière la transition sous contrôle, la corruption et le détournement de fonds publics étaient en effet des éléments structurants du régime, permettant la prise de bénéfice, la cohésion entre élites et les actes de régulation interne[7]. Le troisième mandat de Bouteflika vit notamment la révélation de deux scandales majeurs impliquant des ministres proches de la présidence (autoroute est-ouest, Sonatrach 1 et 2). Ces scandales ont eu des conséquences durables sur l’imaginaire populaire, d’autant plus que les hauts dirigeants associés à ces actes de prédation bénéficièrent d’une impunité remarquable. De manière croissante, le régime a été associé à une clique de voleurs. Le président n’échappait pas à cet étiquetage péjoratif, étant parfois surnommé Boutesriqa (« le père du vol »).
Appuyé sur des circuits de clientélisme diversifiés, le régime usait de la fragmentation comme d’un principe de neutralisation[8]. Organisée comme un cartel, la coalition dirigeante était centrée autour de la présidence et de la hiérarchie militaire (elle-même fracturée par la rivalité entre état-major et services de renseignements). Elle réunissait une myriade d’organisations périphériques (partis, organisation patronale, centrale syndicale, associations nationalistes), et s’assurait ainsi une base sociale tout en limitant l’influence de ses fractions. Dans le même temps, cette pluralité était dénuée de ressorts idéologiques et parcourue de contradictions intenses résultant régulièrement en conflits spectaculaires. De la mise à la retraite du puissant chef de renseignement Mohammed Mediène en 2015 au limogeage de deux Premiers ministres en moins de trois mois en 2017, les épisodes démontrant la fragmentation du régime algérien ne manquent pas. Cela résultait en un équilibre de l’instabilité[9], en une crise latente jusqu’au soulèvement de février 2019.
Une stratégie non violente
En réponse à l’instrumentalisation des procédures représentatives et aux tentatives de cooptation, les Algériens ont pris leur distance à l’égard du champ politique. La littérature sur l’évitement du politique tend à lier ce type de stratégie à la production de l’apathie[10]. Toutefois, le cas algérien démontre que l’expression du mécontentement dans le champ social a permis la continuation de la politique par d’autres moyens, les formes institutionnelles ayant été perverties par la transition sous contrôle mise en œuvre par le régime avec le soutien de ses partenaires étrangers[11].
L’expression du mécontentement dans le champ social a permis
la continuation de la politique
par d’autres moyens.
À l’image du soulèvement urbain de janvier 2011, le répertoire contestataire algérien a longtemps donné une place centrale à l’émeute[12]. En tant que forme d’action localisée et spontanée, elle répondait à la fragmentation sociale héritée de la guerre civile et à la crainte de potentielles manipulations. Réponse violente à la violence du système, l’émeute permettait aussi aux marges sociales et géographiques d’entrer dans une négociation sous tension avec les pouvoirs publics. La croissance des dispositifs anti-émeute et la routinisation des violences et des concessions témoignent du rôle de l’État dans la régulation et la légitimation de ce type d’action collective[13].
Le répertoire n’a pas pour autant cessé d’évoluer, chaque « performance » contestataire contribuant à transformer la base tactique et stratégique des mouvements sociaux[14]. Les signataires de la plateforme de Sant’Egidio (« Contrat de Rome ») en 1995 ont ainsi été les fers de lance d’une stratégie fondée sur la non-violence et le respect de l’État de droit. Le mouvement Rachad, créé en 2007 par d’anciens membres du Front islamique du salut en exil et des militants des droits de l’homme, s’est ainsi consacré à la promotion d’un changement radical non violent. Les réseaux militants associés au Front des forces socialistes (Ffs) et à la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (Laddh) ont également été le terreau de cette contestation politique pacifiste. En dépit du harcèlement policier, des associations dénonçant la violence du régime (Rassemblement action jeunesse [Raj], Collectif des familles de disparus) ont également maintenu un discours critique dans l’espace public, par exemple en commémorant l’anniversaire du soulèvement d’octobre 1988.
C’est surtout au niveau social que des formes d’actions non violentes, mettant l’accent sur l’autonomie des acteurs, ont vu le jour. Tandis que l’Union générale des travailleurs algériens (Ugta, centrale syndicale historique) affichait sa connivence avec le régime, une myriade de syndicats autonomes apparurent pour défendre les droits des travailleurs. En novembre 2018, une confédération de treize syndicats réunissant des secteurs clés comme l’enseignement supérieur, le transport et la santé a vu le jour, menaçant la suprématie de l’Ugta. Si l’organisation croissante du front social a contribué au succès des mobilisations, elle s’est également traduite par une limitation des demandes et un rejet ostentatoire des influences politiques. Ce fut notamment le cas du mouvement des étudiants en 2011, structuré en coordinations locales, qui se concentra sur des revendications pédagogiques aux dépens de discours plus subversifs[15].
Certains militants interrogés par l’auteur à cette époque ne cachaient pourtant pas la nature stratégique de cet évitement du politique[16]. Plusieurs mouvements ont ainsi conservé leurs revendications socio-économiques tout en intégrant un discours de plus en plus conflictuel, en dénonçant les carences de l’État, les souffrances de la population et la situation d’urgence du pays. Nés dans le sud du pays, le Comité pour la défense des droits des chômeurs et le Comité national pour un moratoire sur le gaz de schiste ont ainsi pu acquérir une audience nationale. Ils ont notamment bénéficié du soutien de réseaux militants préétablis, liés à la Laddh, au Raj, au Ffs ou aux syndicats autonomes. Comme en Tunisie, cette repolitisation a ainsi été facilitée par de la proximité entre contestation sociale et militantisme politique[17].
Ces deux mouvements sociaux ont développé une stratégie d’opposition prudente mais consciente, qui répondait aux orientations sécuritaires du régime[18]. Tout en recevant le soutien de militants locaux expérimentés, le mouvement des chômeurs et les opposants au gaz de schiste se sont maintenus à l’écart du jeu politique institué en affirmant leur autonomie et leur refus de toute manipulation. Les protestataires ont évité le recours à l’émeute en privilégiant des modes pacifiques d’occupation de l’espace publique (marche, sit-in). Dans le même temps, cette évolution du répertoire d’action s’est faite en lien avec la réactivation d’un registre populiste et révolutionnaire, central dans la culture politique nationale.
L’expression de la défiance
Le rejet de la politique instituée s’exprimait dans la conviction socialement partagée d’une démocratie de façade, d’un système falsificateur où toute représentation était une mystification. L’Algérie politique était un « pays de Mickey » (Bled Miki) brocardé sur les réseaux sociaux et dans la presse critique, où tout était fabriqué comme dans un dessin animé. Le terme fakakir, un néologisme formé en référence à une erreur de l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal, désignait un spectacle politique mêlant absurdité et inculture. La crise du système était ainsi perceptible dans le refus d’adhérer au mythe de la démocratisation et dans la production d’un discours critique soulignant la faillite politique du système. Cette crise symbolique s’accompagnait de la recherche d’un nouveau cadre éthique pouvant s’articuler avec les pratiques contestataires[19].
À défaut de proposer des discours mobilisateurs ou des procédures institutionnelles crédibles, le régime s’est réfugié dans un registre catastrophiste légitimant une approche sécuritaire du social comme du politique. En contrepoint de cette mise en scène d’un péril existentiel permanent, une multitude de productions culturelles soulignait les souffrances présentes d’une partie de la population. Le thème de la harga (émigration sur une embarcation de fortune), omniprésent dans les caricatures de la presse critique et les chansons de rap, servait à dépeindre le drame vécu par la jeunesse algérienne. Sur un registre similaire, le discours de la hogra (mépris, déni de justice) était approprié par les mouvements sociaux pour exprimer la violence du système. En miroir, la notion de dignité (karama) faisait figure de revendication fondamentale, comme pour mieux souligner une forme de déshumanisation insupportable.
Le ressentiment populaire
a trouvé dans les stades
de football un espace
de contournement favorable
à l’expression de la défiance.
Les discours subversifs n’étaient pas uniquement dramatiques. Ils prenaient aussi la forme d’un humour cinglant teinté d’autodérision. Là encore, les caricatures de la presse écrite ont rencontré les photomontages diffusés sur les réseaux sociaux et les sites satiriques comme El Manchar. Sur ces supports, l’humour dénonçant le chômage de masse et l’inflation galopante dialoguait constamment avec des attaques visant différentes figures d’autorité : Bouteflika qualifié de poupiya (poupée) ou de zombie, les bureaucrates « moustachus » du régime (Ouyahia, Sellal), les gros généraux au torse décorés d’une tête de mort et, autour d’eux, une clique de khobzistes (mangeurs) et autres shiyatine (brosseurs).
Le ressentiment populaire a trouvé dans les stades de football un espace de contournement favorable à l’expression de la défiance. Dans des chants repris lors du soulèvement de 2019, les groupes ultras vilipendaient régulièrement la coalition dirigeante (Klitou l-bled, ya seraqine!, « Vous avez mangé le pays, bande de voleurs ! ») et défiaient les forces de polices (jibou l-bri w zidou essaîqa!, « Amenez la brigade anti-terroriste et ajoutez la gendarmerie ! »). Ces discours conflictuels s’articulaient avec des passages à l’action collective violente ou non violente. En réponse à un acte de brutalité, les ultras du Mouloudia ont ainsi affronté la police au cœur d’Alger le 13 novembre 2018. Le 15 février suivant, une semaine avant le début des manifestations de masse, les fans de tous le pays avaient exprimé leur rejet du cinquième mandat dans les stades, avant de parfois prendre la rue pour manifester, comme à Jijel.
Ces expressions fragmentées du mécontentement ont trouvé un cadre unificateur dans la tradition populiste héritée de la guerre d’indépendance. Dans la geste nationaliste algérienne, le peuple représente un idéal de sainteté politique qui est demeuré vivace après 1962[20]. Les chômeurs ou les opposants au gaz de schiste se sont approprié cette référence, en défilant avec des drapeaux et en chantant des hymnes nationalistes, pour démontrer leur patriotisme et leur civisme. En miroir du thème omniprésent de la révolution confisquée par les organes bureaucratico-militaires, une revendication de la souveraineté populaire directe s’est affirmée dans la lignée du vieux slogan : « Un seul héros, le peuple ! » Une fois libérées de l’emprise du régime, ces références révolutionnaires ont servi à mettre en scène une configuration politique dichotomique évoquant la guerre d’indépendance, opposant cette fois le peuple à une clique (‘isaba) réunie derrière Bouteflika.
Les élections comme occasion
En dépit de ces répertoires communs, la société algérienne restait particulièrement fragmentée. Bien que liés par des solidarités entre personnes et appareils, et par un registre discursif égalitariste et populiste, les chômeurs, les syndicats autonomes et les anti-gaz de schiste peinaient à inscrire durablement leurs griefs dans l’espace public. Plutôt qu’une revendication sectorielle, c’est bien une échéance politique nationale qui a été l’élément déclencheur.
Présentées comme une alternative aux « hivers arabes » vilipendés par la presse gouvernementale, les législatives de 2012 étaient déjà un moment de crispation entre les tenants du boycott (partis et militants isolés) dénonçant une farce inique et un régime déterminé à mettre en scène sa légitimité quitte à réprimer les boycotteurs. Or cela était avant l’accident ischémique transitoire qui a rendu Bouteflika incapable de s’exprimer ou de se mouvoir en avril 2013. Sous cet angle, l’élection présidentielle de 2014 marqua certainement un tournant, dans la mesure où, pour la première fois depuis 1999, la seule figure d’autorité de la coalition dirigeante capable de produire du sens se trouvait empêchée de participer au processus. Sans Bouteflika, l’équipe de campagne réunissait un attelage de ministres, de syndicalistes, de patrons et de politiciens sur le retour, chargés de sillonner le pays. En s’appuyant sur les prévisions optimistes du Fmi, ces porte-paroles annonçaient un avenir radieux, malgré les premiers signes d’un risque budgétaire lié à la chute du cours des hydrocarbures[21]. Des tensions virent toutefois rapidement le jour après une blague douteuse du chef de campagne Abdelmalek Sellal assimilant les Chaouis à des détritus. Cette énième sellalia déclencha des protestations dans le nord-est du pays. Dans le même temps, les déclarations d’amour des chiyatine étaient également reçues avec hostilité. Après l’annonce par un blogueur de la remise d’un grand prix de la chita (brosse) au footballeur Islam Slimani – qui avait refusé le ballon d’or algérien pour l’offrir au président –, ce fut au tour des célébrités ayant participé à un clip de campagne pro-Bouteflika d’être pris pour cible par les réseaux sociaux.
Au début du mois de mars, le rejet du processus électoral déboucha sur la constitution d’un front du boycott réunissant des partis politiques d’obédiences islamiste, berbériste et libérale. Au même moment, le scrutin servit de moteur à des formes de contestation échappant au contrôle politicien. Des musiciens engagés exprimèrent leur rejet d’une élection jouée d’avance, à l’image du groupe de reggae Democratoz (Mon président Mazal Sghir) ou du rappeur Lotfi DK (Kleouha). En mars toujours, un mouvement rejetant la candidature de Bouteflika et appelant à un changement non violent de régime vit le jour. S’appuyant sur un noyau de membres issus des classes moyennes éduquées, Barakat (« Assez ») organisa des protestations hebdomadaires dans les rues de la capitale durant toute la campagne. En complément de ces méthodes pacifistes, la contestation du scrutin passa également par l’émeute. Plusieurs meetings de l’équipe de campagne de Bouteflika durent être annulés face à la virulence des contestataires. Le jour de l’élection, des émeutes visant des bureaux de votes éclatèrent dans plusieurs villes. Dans un geste à la portée hautement symbolique, un citoyen de la ville de Béjaïa profita de l’inattention des assesseurs pour s’enfuir avec l’urne. Paradoxalement, le rejet de la politique résultant d’une succession de scrutins iniques a ainsi nourri une politisation conflictuelle et autonome du champ politique.
Bouteflika fut réélu avec 81 % des votes valides en dépit d’une abstention encore une fois massive. Peu soucieux de ses contradictions, un Sellal redevenu Premier ministre affirma devant les députés que la transition était terminée, avant d’annoncer, à la demande de la présidence, une série de consultations en vue d’une révision de la Constitution. Une nouvelle fois, la société algérienne se voyait offrir pour tout projet politique une transition sans fin. Le rejet de procédures électorales instrumentalisées afin de protéger les bénéfices de la coalition dirigeante a pourtant eu une valeur unificatrice. Tandis que les contestataires algériens partageaient un intérêt (combattre la hogra sous toutes ses formes) et des modes d’organisations (émeutes, occupations pacifiques de l’espace public), ils manquaient d’une occasion commune. En tant que paroxysme de la dépossession du peuple et moment où la nation est prise à témoin par ses dirigeants, l’élection présidentielle a été cette occasion. En 2019, elle a permis la convergence des luttes et le surgissement du mouvement multisectoriel amenant la crise algérienne à son acmé.
Révolution politique ou révolution sociale ?
Depuis le 22 février, la révolution algérienne a présenté l’image d’une mobilisation populaire massive, représentant tous les segments de la société. Il est vrai que le présent mouvement compte parmi ses fers de lance des groupes ayant pris part à diverses formes de contestations évoqués dans cet article : étudiants, groupes de supporteurs, militants des droits de l’homme, syndicalistes, blogueurs, journalistes critiques, musiciens engagés. Ces groupes sont unis par un répertoire symbolique, mêlant populisme et nationalisme, qui réactive les représentations dichotomiques du conflit politique propre à toute révolution. L’unanimisme du « peuple » fait ainsi face au « Système », une instance exogène et corruptrice qui doit être totalement déracinée. Unis dans ce peuple qui a pris vie, les groupes qui jadis dénonçaient la hogra de manière fragmentée ont aussi un répertoire d’action collective commun, qui donne la priorité à l’occupation pacifique de l’espace public pour mieux contrer les dispositifs sécuritaires du « Système ».
Si cette révolution trouve ses racines dans deux décennies de luttes politiques et socio-économiques, l’élection présidentielle qui a servi d’occasion au soulèvement a concentré les regards sur les enjeux politiques du conflit (rôle des anciens du régime et de l’armée, élection présidentielle ou assemblée constituante). Dans ce contexte, les questions économiques sont instrumentalisées. Les capitalistes associés à la présidence sont pourchassés et mis en accusation. Les enquêtes pour corruption relancées. Tout cela pour mieux démontrer que le « Système » est déjà tombé et favoriser un retour à l’ordre. Le mouvement se poursuit néanmoins. Si les revendications des protestataires se concentrent sur un véritable changement au niveau institutionnel, toute révolution politique offre la possibilité d’une révolution sociale, d’un changement irréversible des structures économiques à la faveur d’un effondrement des capacités répressives de l’État[22]. C’était le cas en Tunisie en 2010-2011, ça l’est aussi en Algérie en 2019. Mus par un profond sentiment d’injustice sociale, les révolutionnaires tunisiens virent rapidement les possibilités de changement structurel limitées[23]. L’amertume qui en a résulté a depuis nourri la contestation populaire, notamment dirigée contre les mesures d’austérité gouvernementales. L’expérience tunisienne a valeur de leçon pour l’Algérie : au-delà des changements institutionnels, le nouvel ordre politique ne pourra être stable et légitime sans justice sociale et économique.
[1] - Voir, par exemple, Omar Benderra sur Algeria Watch, 9 mars 2019 ; Augustin Jomier pour Aleteia, 15 mars 2019 ; ou Giulia Fabbiano dans la Vie des Idées, 19 mars 2019.
[2] - Amin Allal, « Retour vers le futur. Les origines économiques de la révolution tunisienne », Pouvoirs, n° 156, janvier 2016, p. 17-29.
[3] - Ezequiel Adamovsky, « Penser le passage du social au politique », Mouvements, n° 63, mars 2010, p. 111-129.
[4] - Layla Baamara, « (Més)aventures d’une coalition contestataire : le cas de la Coordination nationale pour le changement et la démocratie (Cncd) en Algérie », L’Année du Maghreb, n° 8, 2012, p. 161-179.
[5] - Salim Chena, « L’Algérie dans le “Printemps arabe” entre espoirs, initiatives et blocages », Confluences Méditerranée, n° 77, février 2011, p. 105-118.
[6] - Cherif Dris, « Élections, dumping politique et populisme : quand l’Algérie triomphe du “printemps arabe” », L’Année du Maghreb, n° 9, 2013, p. 279-297.
[7] - Mohammed Hachemaoui, « La corruption politique en Algérie : l’envers de l’autoritarisme », Esprit, juin 2011, p. 111-135.
[8] - Louisa Dris-Ait Hamadouche, « L’Algérie face au “printemps arabe” : l’équilibre par la neutralisation des contestations », Confluences Méditerranée, n° 81, février 2012, p. 55-67.
[9] - Isabelle Werenfels, “An equilibrium of instability: Dynamics and reproduction mechanisms of Algeria’s political system”, Confluences Méditerranée, n° 71, avril 2009, p. 179-194.
[10] - Nina Eliasoph, Avoiding Politics: How Americans Produce Apathy in Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
[11] - Francesco Cavatorta, « La reconfiguration des structures de pouvoir en Algérie. Entre le national et l’international », Revue Tiers Monde, n° 210, février 2012, p. 13-29.
[12] - Chérif Bennadji, « Algérie 2010 : L’année des mille et une émeutes », L’Année du Maghreb, n° 7, 2011, p. 263-269.
[13] - Charles Tilly, La France conteste de 1600 à nos jours, trad. par Éric Diacon, Paris, Fayard, 1986, p. 542.
[14] - Charles Tilly, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
[15] - Layla Baamara, « Quand les protestataires s’autolimitent. Le cas des mobilisations étudiantes de 2011 en Algérie », dans Amin Allal & Thierry Pierret (sous la dir. de), Au cœur des révoltes arabes. Devenir révolutionnaires, Paris, Armand Colin, 2013, p. 137-159.
[16] - Entretiens avec un membre de la coordination étudiante de Tizi Ouzou et un militant du Parti socialiste des travailleurs (2011).
[17] - Sur le cas tunisien, voir Choukri Hmed, « Réseaux dormants, contingence et structures. Genèses de la révolution tunisienne », Revue française de science politique, vol. 62, n° 5, 2012, p. 797-820.
[18] - Voir l’enquête d’Adlène Meddi et Mélanie Matarèse pour El Watan, 22 mars 2013.
[19] - Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique [1991], Paris, Seuil, 2001, p. 188-189.
[20] - Omar Carlier, Entre nation et jihad. Histoire sociale des radicalismes algériens, Paris, Presses de Science Po, 1995, p. 311.
[21] - Cherif Dris, « Algérie 2014 : de l’élection présidentielle à l’émergence des patrons dans le jeu politique », L’Année du Maghreb, n° 13, 2015, p. 149-164.
[22] - Theda Skocpol, States and Social Revolutions: A Comparative Analysis of France, Russia, and China, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 117.
[23] - Amin Allal, « “Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier !” Germes d’un passage au politique de jeunes hommes de quartiers populaires lors du moment révolutionnaire à Tunis », Politique africaine, n° 121, janvier 2011, p. 53-67.