Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Photo : Justin Main
Photo : Justin Main
Dans le même numéro

Internet n'est pas un espace public

Lors du forum économique de Davos de 1996, John Perry Barlow publiait sa « Déclaration d’indépendance du cyberespace » : « Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du Cyberespace, le nouveau domicile de l’esprit. […] Nous sommes en train de créer un monde où n’importe qui, n’importe où, peut exprimer ses croyances, aussi singulières soient-elles, sans peur d’être réduit au silence ou au conformisme1. » Le nouveau réseau mondial avait en effet tout pour plaire, puisqu’il semblait fournir enfin ce domaine critique dont rêvaient confusément les Lumières, cet espace public où seul compterait la force du meilleur argument, pour reprendre les termes de Jürgen Habermas.

Les événements politiques récents ont apporté un démenti cinglant à ces espoirs. Que ce soit le phénomène du Brexit ou l’élection de Donald Trump, à chaque fois, les réseaux sociaux ont joué un rôle crucial – et il s’avère que celui-ci fut aux antipodes du pluralisme auguré par John Perry Barlow. En effet, la désaffection des médias d’information traditionnels au bénéfice des réseaux sociaux a eu tendance à polariser à l’extrême les idées et à conforter les opinions partisanes. Au lieu de fournir des offres d’information alternatives et donc potentiellement plus complètes, comme l’espéraient les pionniers d’Internet, les plates-formes numériques ont au contraire encouragé une invraisemblable consolidation des certitudes. La faute à des systèmes où l’on partage avant tout avec ceux qui nous ressemblent, au lieu d’être ce grand espace perméable imaginé par les activistes du cyberespace, Internet est composé de myriades de bulles étanches à l’intérieur desquelles ne circulent que des idées qui se font écho.

Difficile de continuer à croire à un pluralisme critique qui, éclairé par les Lumières, s’épancherait sous la forme d’une intelligence en essaim, quand on sait comment fonctionnent les algorithmes de Facebook. Le réseau nous propose en effet des informations qui entrent en résonance avec ce que nous pensons déjà, et quand l’algorithme suggère de prendre contact avec de nouveaux amis, ceux-ci conforteront invariablement notre vision du monde. Le critique d’Internet Eli Pariser a décrit ce phénomène comme autant de « bulles de filtre », qui résultent d’une personnalisation extrême des contenus2. À l’intérieur de ces isoloirs en silicium, on observe en outre une auto-confirmation des avis dominants, effet d’une logique connue sous le nom de « spirale de silence » : au sein d’un certain environnement d’idées, les individus auront tendance à exprimer plus facilement une opinion considérée comme consensuelle et tairont volontiers un point de vue plus inconfortable, ce qui enclenche alors une spirale vicieuse, puisque les points de vue seront perçus comme étant plus marginaux encore qu’ils ne le sont réellement et finiront par disparaître complètement de l’espace public3.

Certes, les algorithmes n’ont jamais eu pour vocation de créer une société plus égalitaire et plus juste et, en un certain sens, il fallait s’attendre à ce que, dans un appareillage fondé sur les boucles de récursion, l’identique l’emporte sur la différence. Mais le problème véritable est ailleurs : on continue de faire comme si Internet était l’espace de toutes les dématérialisations, fournissant une sorte de toile de fond neutre pour accommoder toutes les formes d’expression. En outre, et malgré tous les signaux contraires, il reste difficile de faire le deuil d’une certaine idée du cyberespace comme réalisation ultime d’une communauté des égaux. Or c’est confondre décentrement et égalité : Internet émerge à partir d’Arpanet, ce réseau technologique conçu par le ministère de la Défense américain. Celui-ci était certes pensé comme réticulation sans centre ni périphérie, mais dans un but strictement militaire, puisqu’il s’agissait de construire une infrastructure qui ne puisse pas tomber aux mains de forces ennemies. L’éclatement rhizomique, célébré aux aurores de l’époque d’Internet, n’est d’ailleurs que très relatif, puisque la communication « de pair à pair » (peer-to-peer) constitue aujourd’hui plutôt l’exception que la règle : l’essentiel des paquets de données s’échange aujourd’hui sous forme d’une requête entre un client et un serveur. Pour faire oublier la hiérarchie de ces rapports, la communication des grandes entreprises qui possèdent ces serveurs puise dans un imaginaire égalitaire, avec des mises en réseau horizontales. Ainsi, Facebook et un consortium de six entreprises de télécommunication ont mis en place, en 2013, l’initiative Internet.org qui propose à des gouvernements de pays en développement de fournir un accès à Internet gratuit dans des zones rurales reculées. Invoquant un « droit de l’homme à la connectivité » et la lutte contre la fracture numérique, l’offre était notamment destinée à l’Inde et proposait un bouquet d’applications gratuites, dites « de base » (l’initiative a entre-temps été rebaptisée Free Basics). Ironie de l’histoire : mis à part une seule application (Wikipédia), toutes les autres offres dites « de base » étaient des opérateurs commerciaux. Face à l’indignation publique, le gouvernement indien a fini par refuser l’offre, arguant notamment qu’une telle restriction initiale n’était pas acceptable.

Une telle lucidité est plutôt rare, car de nombreux big players de la Silicon Valley continuent d’avoir un succès considérable quand il s’agit de dire que les réseaux numériques permettent un usage plus libre de la raison. En ce qui concerne les algorithmes, on observe la même logique, puisque ceux-ci sont toujours présentés comme des supports à des prises de décision plus étayées (après tout, l’algorithme qui nous « suggère » telle amitié ou tel contenu qui pourrait nous intéresser est censé nous accompagner dans notre exercice libre du jugement). La suggestion qui est proposée à l’utilisateur (« Cela pourrait également vous intéresser ») se fonde sur un traçage préalable des comportements sur Internet et leur comparaison avec les données de milliers d’autres profils, de sorte que ce qui se présente comme une aide pour l’utilisateur n’est autre qu’une injonction à réaliser le pronostic. La boucle est bouclée quand les algorithmes prédictifs sont utilisés pour sommer aux utilisateurs d’accomplir la dernière étape de ces prophéties autoréalisatrices.

« Nous façonnons nos bâtiments ; ce sont eux qui nous façonnent ensuite. » C’est à propos des architectures politiques, comme celle des assemblées parlementaires, que Winston Churchill avait prononcé cette phrase : la configuration matérielle de nos espaces de discussion n’est pas neutre ; elle dispose et oriente tout ce qui s’y dit et ce qui s’y fait. Ce que Churchill faisait remarquer à propos de l’architecture vaut aussi pour nos espaces numériques. Il est grand temps de décider quelle forme nous voulons leur donner, si nous ne voulons pas que leur armature ne serve que des intérêts particuliers et finisse par nous enfermer durablement dans l’entre-soi.

  • 1.

    John Perry Barlow, “A Declaration of the Independence of Cyberspace”, 8 février 1996 (en ligne : www.eff.org).

  • 2.

    Eli Pariser, The Filter Bubble: What the Internet Is Hiding from You, New York, Penguin Press, 2011.

  • 3.

    Elisabeth Noelle-Neumann, “The Spiral of Silence: A Theory of Public Opinion”, Journal of Communication, vol. 24, no 2, juin 1974, p. 43-51.

Emmanuel Alloa

Philosophe et professeur ordinaire en esthétique et philosophie de l’art à l’Université de Fribourg, Emmanuel Alloa a coordonné le dossier « L’idéologie de la Silicon Valley » pour la revue Esprit (mai 2019). Il a publié récemment : Partages de la perspective (Fayard, 2020).

Dans le même numéro

Nous, l’Europe et les autres

Les crises que connaît l’Europe (dettes, accueil des migrants, nationalismes) pourraient fonctionner comme des cordes de rappel. Le dossier « Nous, l’Europe et les autres », coordonné par Anne-Lorraine Bujon, défend le projet européen, son identité composite et son approfondissement démocratique.