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L’hiver gagne

janv./févr. 2022

La crise sanitaire qui dure, la menace climatique qui couve, le renforcement des dictatures et nos vies sur écran alimentent une angoisse collective, favorable aux pourvoyeurs de haines et de mensonges, qui impriment leur marque sur la campagne présidentielle.

Avec la campagne électorale qui bat son plein, le paysage sonore change : le bruit de fond hausse d’un ton. Les conversations à table se muent plus souvent en disputes, l’invective en injure… On s’étreint entre parfaits étrangers du même bord ; on se hait entre proches d’avis contraire. Il s’agit tout de même de choisir collectivement les responsables politiques du pays, une occasion historique rare. Mais dans les disputes ordinaires, on entend souvent des affirmations du type « moi, je déteste, j’aime » tel ou telle, comme si le goût personnel suffisait comme raison du choix en face de l’affiche. Tout se passe comme si le ton de conviction remplaçait la démonstration, comme si la détestation d’un candidat justifiait le rejet de sa politique, dans un contexte d’immense incertitude quant à ce qui peut arriver, dont les formes négatives possibles, sociales, écologiques et politiques, semblent gagner en crédibilité.

Depuis sans doute les cafés urbains d’Ancien Régime en France (Le Procope à Paris ouvre en 1686) comme dans l’auberge en campagne au soir de la foire, l’atmosphère des discussions politiques collectives – et pas seulement leur contenu discursif –, a connu une évolution historique plausible, lourde et sombre à cause du manque d’espoir raisonnable ou exaltée et pleine de joie en raison d’une croyance partagée en un lendemain qui puisse chanter. Sans compter les vastes zones d’éloignement social de la place publique, exprimé par l’abstention peut-être et un désintérêt radical sans doute, tant il semble impossible de changer le rapport de force. Ces diverses ambiances peuvent coexister dans un même pays, en fonction des différentes strates du faire-société et de l’appartenance à une famille politique. En Argentine, dans les années 1950, comment chantaient à table les réfugiés nazis ? On peut néanmoins supposer un « climat général », enveloppant l’espace des conversations politiques ordinaires, par exemple à la fin des années 1930 en Europe, majoritairement sombre, très différent de celui d’après 1945, plein d’espoir, et ce à milieu égal et en dépit de divers contre-chants. Comment repérer et définir une période où s’abat un même pessimisme général, qui envelopperait les joutes ordinaires de silences plus sombres, de regards plus lourds et de soupirs plus profonds, par contraste avec une période où les échanges verbaux sont émaillés d’éclats de voix gais, de rires, de chants exaltés, les verres levés en direction d’un avenir heureux ?

La politique, et non pas le noble politique, semble toucher une zone particulière de vulnérabilité intime : c’est le « sens de la vie » qui est convoqué. Le sujet de la parole politique personnelle n’est jamais aussi seul dans l’« immense assiette » du présent (l’expression est du philosophe Clément Rosset) que lorsqu’il dit « passe-moi le sel ». Poser la question du sens de la vie suppose non seulement la sécularisation historique du débat politique en Europe, mais aussi l’implication du sujet, qui doit « y mettre du sien » (l’expression est du sociologue Jack Katz). La possibilité de formuler une position politique personnelle convaincue et investie suppose tout un bloc de perceptions et de croyances sur le monde et la société. Elle vaut comme un signe, une signature du sujet qui s’engage explicitement. Elle livre quelque chose de son identité, de son intériorité, qui est d’habitude gardée pour soi et en soi. Peut-être le cynisme cruel et séducteur du grand souffrant naît-il de son désespoir caché ? Une position politique personnelle, une fois exprimée en face d’autrui, dévoile du sujet son rêve intime concernant l’humanité, sa générosité, son désir de justice ou de vengeance. Ce rêve, pétri d’images culturelles mais aussi en prise avec les épreuves propres au sujet, constitue le socle sémiologique informulé du politique. Contrairement au confort des discussions sur « le temps qu’il fait », destinées à produire une connivence protégée, la dispute politique touche au sacré de la définition du sujet par lui-même, cette zone de vulnérabilité tragique en soi que la vie a parfois malmenée : l’impatience énervée, jusqu’à l’intolérance qui coupe la parole en désaccord, est le prix de ce dévoilement. Il ne faut pas s’étonner que la discussion politique sérieuse soit l’occasion de joutes agonistiques féroces et de ruptures graves entre amis, car les partenaires livrent alors leur intimité, surtout lorsqu’ils sont en fureur.

Pourquoi cette impression d’une tension politique accrue en France ? Signes du changement d’atmosphère en cours : un nom traverse toutes les strates sociales de l’échange collectif, de l’écran à la tablée de proches ; un candidat plus excitant qu’un autre accède alors à une forme de surreprésentation, très exactement « médiatique ». Une étrange intimité nous lie à ce personnage, même si nous la refusons. Son hologramme pernicieux fait intrusion dans les esprits. Un triste sire alors peut devenir une vedette, à la notoriété sulfureuse. Au fur et à mesure qu’il envahit l’imaginaire collectif, sa présence sociale se voit amplifiée, enrichie comme un uranium toxique, par les critiques pourtant légitimes et sérieuses émises contre ses propos. C’est ainsi qu’un personnage condamné devant les tribunaux pour provocation à la discrimination raciale et religieuse se présente en toute légitimité au mandat le plus élevé de la République, avec au moins 14 % des intentions de vote. L’absence de considération pour le fait qu’une personne qui profère des propos racistes n’est pas en accord avec nos normes de civilisation signale une déconnexion collective à l’égard des valeurs démocratiques fondamentales, comme si le souvenir de l’immense malfaisance historique du racisme s’était éteint…

Nous sommes plongés dans un bain de signes, parfois ténus ou trop grossiers pour être perçus clairement, mais qui alimentent nos peurs d’époque. En vrac : la planète est menacée par le réchauffement climatique et les pollutions, avec leur cortège d’incendies calamiteux et d’inondations désastreuses ; une crise sanitaire inédite a rendu sensible, à l’occasion du premier confinement, un suspens vertigineux de toute la vie sociale ; des dictateurs (dans la belle Russie, dans l’immense Chine, mais aussi ailleurs) produisent leurs violations des droits humains et fabriquent frénétiquement les mensonges politiques qui favorisent leur impunité, notamment au moyen de possibilités technologiques terrifiantes de surveillance et de répression. Le régime russe notamment est une lourde menace pour l’Europe, dans la mesure où il cherche à exporter, par des moyens militaires ou ceux d’une propagande sophistiquée, son fonctionnement mafieux. Comme son allié syrien qu’il a sauvé, il a mis en place une criminalité politique d’État et l’usage politique du sadisme est la norme instituée dans ses prisons. Une angoisse collective sur la force des démocraties nous fait entendre, lors de nos insomnies, les bruits de guerres possibles et de nous faire sentir le talon de fer sur notre nuque.

Dans ce contexte lourd de menaces, la figure du chef grotesque devient alors dangereusement crédible.

Dans ce contexte lourd de menaces, hétérogènes mais contribuant toutes à discréditer le chemin du progrès, l’hiver gagne – un hiver politique et écologique. La figure du chef grotesque devient alors dangereusement crédible, comme aux États-Unis en 2016. La séduction politique du Joker, son ton de certitude, son rire cruel et ses mensonges délirants rassurent ; le faux brandi en étendard divertit de l’ennui lié à la réalité normale des avancées scientifiques et des données historiques sérieuses. Le vertige du point d’exclamation à la fin de toute assertion délirante, tout comme le mouvement de menton virilement redressé, ont un grand pouvoir de séduction dans les situations d’angoisse collective. L’acmé de ce pouvoir est la désignation de l’ennemi, car la haine est un puissant psychotrope, qui soude l’entre-soi chaleureux et festif du groupe sautant sur place en scandant : « On est chez nous ! ». Quitter un objet de haine collective est un difficile arrachement, pire qu’une rupture amoureuse… Un danger du clown ne vient pas tant de ses chances d’être élu que de l’adoption de son style et de certaines de ses thématiques, fausses et criminelles, par la propagande des partis raisonnables qui, pour mieux lui prendre son électorat, tentent de le singer. Un autre danger tient à l’écart que l’aléatoire de ses propos (même si on n’adhère pas à leur contenu) creuse avec leur socle de réel plausible : c’est la confiance envers le social, notre sol commun, qui est affaiblie.

Véronique Nahoum-Grappe

Véronique Nahoum-Grappe est anthropologue et ethnologue. Elle a travaillé sur la violence, les rapports entre les sexes, la dépendance (voir notamment Vertiges de l'ivresse. Alcool et lien social, Descartes et Cie, 2010 ; Du rêve de vengeance à la haine politique, Desclée de Brouwer, 1999). Tout en s'intéressant aux lieux de violence et de privation de liberté (camps de réfugiés en ex-Yougoslavie,…

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