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À quoi servent les politiques européennes ?

Voilà deux ans que les Britanniques ont voté à 52 % pour sortir de l’Union européenne, et quinze mois que le gouvernement britannique négocie sa sortie. Jusqu’à présent, l’intérêt (souvent passager) de la presse européenne pour le Brexit s’est porté sur ces négociations. Pourtant, ce qui se passe à l’intérieur du Royaume-Uni mérite que l’on s’y attarde. En particulier, les débats récents sur la loi de sortie de l’Union européenne (EU Withdrawal Bill) mettent en lumière les défis immenses auxquels est confronté le gouvernement britannique au plan intérieur.

Sortir de l’UE

La campagne du Leave prônait une « reprise de contrôle » (« take back control »). L’injonction est vague – qui est censé reprendre contrôle, de quoi, à quelles fins et dans quelles conditions ? Avantageux le temps de la campagne, ce slogan a permis à des groupes très différents de se rassembler, mais il est désormais bien encombrant. La loi de sortie de l’UE (adoptée le 26 juin 2018) illustre bien les difficultés de cette mise en œuvre. Il s’agit surtout d’un audacieux copier-coller du droit européen dans le droit britannique, visant à s’assurer qu’aucune loi ne change le jour du Brexit (prévu le 29 mars 2019 à 23 heures). La prise de contrôle britannique commence ainsi par une tentative de maintenir le statu quo.

Cette sortie de l’UE vire aujourd’hui à la crise constitutionnelle, ouverte sur deux fronts. D’un côté, le gouvernement s’oppose au Parlement ; de l’autre, le gouvernement écossais défie le gouvernement britannique. Car une fois le droit européen copié-collé, encore faut-il le nettoyer – ne serait-ce que pour enlever toute référence aux institutions européennes et aux autres pays membres.

Les Écossais s’inquiètent de voir le gouvernement britannique renforcer son pouvoir.

Qui doit s’en charger ? Les ministres ne se font pas confiance entre eux – ce qu’a fort bien démontré la vague de démissions de l’été. Les parlementaires craignent que les ministres n’en profitent pour réviser le droit à leur avantage (enlever une obligation de consultation par exemple, changer arbitrairement le niveau acceptable de pollution ou réduire la liste des espèces protégées). Les Écossais ­s’inquiètent, eux, de voir le gouvernement britannique renforcer son pouvoir sur des domaines jusque-là dévolus aux gouvernements régionaux. Depuis les réformes constitutionnelles de la fin des années 1990 ayant créé le Parlement écossais, par exemple, les lois européennes environnementales et agricoles sont mises en œuvre de manière très différente à Londres et à Edimbourg (mais aussi à Cardiff et à Belfast). Or pour faire au plus vite, le gouvernement britannique a décidé que ces pouvoirs reviendraient à Londres, pour un temps ­indéterminé. Rejetant complètement cette approche, le Parlement écossais a passé sa propre loi de sortie de l’UE, que le gouvernement britannique a renvoyée devant la Cour suprême (dont on attend toujours le jugement).

Pendant que se déroule cette crise constitutionnelle, une autre crise plus prosaïque se joue en parallèle. Deux ans après que Theresa May se soit exclamée « le Brexit c’est le Brexit », le monde politique britannique est toujours aussi divisé sur ce que veut vraiment dire Brexit – et l’accord de Chequers en juillet n’a pas calmé les débats. La sortie de l’Union douanière et du Marché unique ? De l’un des deux seulement ? D’aucun des deux ? Cela complique, bien sûr, les ­négociations avec Bruxelles. Mais cela complique aussi les préparations en interne. Si le Royaume-Uni sort de l’Union douanière, les Britanniques vont devoir développer leur propre politique commerciale – négocier leurs propres accords de libre-échange. Or cela fait plus de quarante ans que l’Union européenne gère la politique commerciale britannique – il faut donc embaucher rapidement des négociateurs, afin de voir, dans un premier temps, si les accords entre l’UE et le reste du monde peuvent eux aussi être copiés-collés et, dans un deuxième temps, décider des avantages que le gouvernement britannique pourrait essayer d’obtenir.

Des souverainetés emboîtées

Cette double incertitude – qui reprend le contrôle et pour en faire quoi ? – affecte toutes les politiques publiques. Les quatre gouvernements (Écosse, Pays de Galles, Irlande du Nord et Royaume-Uni) ont ainsi identifié cent cinquante-cinq domaines où les responsabilités dévolues sont aujourd’hui encadrées par des directives européennes. Afin d’apaiser les tensions entre gouvernements, le gouvernement britannique propose désormais de n’utiliser un cadre législatif commun que pour un petit nombre (vingt-quatre), de se contenter d’un accord politique entre gouvernements pour une autre partie (quatre-vingt-deux) et de laisser une complète liberté aux administrations décentralisées pour le reste ­(quarante-neuf). Pourquoi s’intéresser à cette liste ? D’abord parce qu’elle n’a aucun sens, et ensuite parce qu’elle devrait confirmer aux Européens que toute promesse britannique de ne pas niveler par le bas est à prendre avec des pincettes…

Prenons le cas de la pollution de l’air. Au printemps, le Royaume-Uni, la France et quatre autres États membres ont été renvoyés par la Commission européenne devant la Cour de justice pour enfreinte au droit communautaire. Le risque que Londres abaisse ses normes de protection de l’air, ce qui désavantagerait, d’une part, les industriels européens et polluerait, d’autre part, l’air de ses voisins, a été identifié par la Commission dès le mois de janvier. Il est donc crucial que le Royaume-Uni fasse preuve de sérieux sur la question – et puisse garantir aux Européens que le Royaume-Uni ne redeviendra pas le pays pollueur qu’il était dans les années 1970. Que fait cependant le gouvernement britannique ? Il propose que la pollution de l’air ne soit encadrée que par un accord politique – permettant facilement à ­l’Angleterre d’avoir d’autres normes que le Pays de Galles ou l’Écosse, et rendant impossible tout contrôle britannique du niveau de pollution accepté dans les quatre coins du pays. De même pour la protection de la nature, où le réseau européen Natura 2000 serait remplacé par un accord politique facile à modifier. Quant à la pollution de l’eau, aucun accord ni législatif ni politique n’est requis, ce qui représente un véritable casse-tête pour la gestion des rivières et des nappes phréatiques traversant les frontières internes.

Le Brexit affecte tous les échelons politiques britanniques et toutes les politiques publiques.

Que penser de ce marasme ? D’abord, que les négociations entre Royaume-Uni et Union européenne ne sont que la partie émergée de l’iceberg – le Brexit affecte tous les échelons politiques britanniques et toutes les politiques publiques. Les désaccords au sein du gouvernement ne sapent pas seulement l’accord avec l’UE, mais aussi le processus d’adaptation interne. Ensuite, qu’on apprend à connaître l’Europe quand on la quitte. Jamais les Parlements, journaux et administrations britanniques n’ont autant parlé d’Europe. Les Britanniques passent désormais leur temps à débattre de la façon de remplacer les institutions européennes (qui, semblerait-il, servent en effet à quelque chose), de conserver une partie des acquis européens (comme le mandat d’arrêt européen, le programme spatial Galileo ou bien Erasmus) et du type de contrôle sanitaire requis dans une Union douanière ou un Marché commun.

Ce qui est devenu l’enjeu central de ces négociations – maintenir l’accord de paix en Irlande du Nord, ne pas imposer de frontière renforcée en Irlande – fut à peine évoqué lors du référendum de 2016. Sans doute aurait-il été préférable d’anticiper. Mais plutôt qu’à une critique du manque de préparation et de sérieux britannique, l’exemple du Brexit nous invite à repenser la manière dont on parle (ou pas) d’Europe en France. À l’approche des élections européennes au printemps 2019, l’urgence est ­d’expliquer comment fonctionne l’UE, à quoi servent ses politiques et ce que pourrait être son rôle demain.