
Le Brexit aura bien lieu
Le tumulte qui a accompagné l’examen par le Parlement de Westminster du projet de loi de retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne est l’un des nombreux symptômes d’un pays qui connaît une crise sans précédent depuis les années 1980. La rigueur des échanges entre « pro » et « anti » Brexit, entre partisans d’une sortie « douce » de l’Union européenne et ceux qui souhaitent la rupture brutale renvoie parfois à la violence verbale des premières années de l’ère Thatcher. À l’aube des années 1980 comme en cette fin de la décennie 2010, quel que soit le choix du gouvernement pour éviter un désastre politique, il n’entraînera pas l’adhésion d’une large majorité de citoyens. Début juillet, l’orientation suivie par Theresa May vers une forme de Brexit « doux » a provoqué l’ire de l’aile droite des tories et les démissions de David Davis, secrétaire d’État chargé du dossier, et surtout de Boris Johnson, le ministre des Affaires étrangères chantre du Leave.
L’état d’esprit outre-Manche n’a guère varié depuis deux ans.
Deux ans après l’ébaubissement suscité par l’issue du référendum du 23 juin 2016, les déchirements actuels sont l’expression logique d’une société britannique qui est loin d’avoir résorbé ses fractures. Pour les uns, représentants autoproclamés de la rationalité, les difficultés du gouvernement de Theresa May à surmonter les divisions au sein du Parti conservateur et son incapacité à présenter un plan cohérent de sortie de l’Union auraient dû renverser progressivement l’opinion publique au profit d’un rejet du Brexit. Un tel scénario aurait rendu crédible la proposition d’un nouveau scrutin pour revenir sur la décision de 2016. Pour les autres, épris d’une vision romantique quelque peu obsolète de la puissance britannique, la résilience historique du peuple d’Albion allait une fois de plus prouver au monde et à l’Europe qu’il est encore possible pour un État de maîtriser son destin sans se soumettre à une superstructure attentatoire à sa souveraineté.
L’état d’esprit outre-Manche n’a guère varié depuis deux ans. Dans les cercles du pouvoir économique londonien ou dans le lacis des ruelles d’Oxford, le Brexit est toujours perçu, avec un certain dédain, comme un caprice populaire d’une inconséquence rare. Une rencontre fortuite avec un éleveur gallois d’ovidés dans les couloirs du Tube ou un échange spontané avec un habitant de Boston dans le Lincolnshire – ville qui a connu une forte progression de sa population immigrée en quinze ans – témoignent de la constance de l’hostilité à l’Union européenne en Angleterre. Les sondages confirment les constatations de terrain. La synthèse de vingt-quatre études réalisée par le site What UK Thinks au 16 mai 2018 montre une grande stabilité des sentiments des électeurs concernant le Brexit. À la question « Pensez-vous que le Royaume-Uni a eu raison de quitter l’Union européenne ? », 44 % des sondés répondent aussi bien en faveur du retrait que du maintien. Jamais, depuis le 23 juin 2016, l’un ou l’autre des deux camps n’a pris l’ascendant sur l’autre. La tendance est identique à propos de la participation au Marché unique. Seule la part d’indécis varie fortement selon les instituts ou la formulation de la question. Le gouvernement et l’opposition en déduisent qu’un second référendum à court terme sur le Brexit est exclu, car trop risqué. La culture politique britannique n’est pas non plus de nature à provoquer un revirement : le peuple s’étant exprimé clairement, toute remise en cause serait assimilée à une manipulation politicienne supplémentaire des classes dirigeantes.
Les convictions s’affermissent cependant dans deux des trois nations celtes du Royaume. En Irlande du Nord, l’impéritie du pouvoir exécutif à trouver une solution viable pour éviter une frontière physique avec la république d’Irlande accentue l’hostilité vis-à-vis du Brexit. En Écosse, si les velléités d’indépendance semblent en sommeil, la défiance à l’égard de la politique de Theresa May et les craintes des conséquences économiques du Brexit sont fortes. Au Pays de Galles, les personnes interrogées sont plus incertaines de leur choix puisque, depuis deux mois, leur préférence pour le Remain s’affirme tandis qu’elles demeurent opposées à un second référendum.
La cristallisation de l’opinion n’empêche pas la multiplication des campagnes des groupes de pression pour convaincre le gouvernement de solliciter à nouveau le peuple, soit pour confirmer la décision de 2016, soit pour faire marche arrière, soit pour déterminer les modalités de la future relation avec l’Union européenne. Nigel Farage et ses acolytes avaient soutenu en janvier 2018 la tenue d’un second référendum, car, selon eux, la victoire du Leave serait encore plus large. Tony Blair, toujours honni par près de quatre Britanniques sur cinq, ou George Soros, qui préside les fondations Open society, soutiennent le statu quo ante. C’est, toutefois, le collectif Best for Britain qui mène la fronde contre le Brexit. Il a d’ores et déjà engrangé plusieurs succès. Dirigé par Mark Malloch Brown, un ancien membre de l’équipe ministérielle du travailliste Gordon Brown de 2007 à 2009, ce mouvement pro-européen a accompagné l’adoption d’un amendement crucial relatif au projet de loi de retrait. La modification prévoit que le Parlement soit consulté par le gouvernement sur l’accord avec l’Union européenne avant sa ratification (« the meaningful vote »). Le dialogue avec les parlementaires n’est pas la seule arme de Best for Britain. Des manifestations sont organisées et des articles sont régulièrement publiés dans les médias nationaux, notamment les éditoriaux de Gina Miller qui est aussi à l’origine de plusieurs actions en justice contre la procédure du Brexit[1]. Une partie de la société civile, souvent issue des classes sociales les plus aisées, use de toutes les tactiques possibles pour contrarier les plans des brexiteers : lobbying, communication, démonstrations publiques et recours contentieux. Les partisans du Leave s’expriment de manière beaucoup plus frontale, à travers les coups d’éclat du ministre des Affaires étrangères Boris Johnson qui se sont conclus par sa démission ou les unes à sensation de tabloïds écoulés à des millions d’exemplaires.
Un rejet structurel de l’Union européenne se constate au-delà des frontières britanniques.
Le Brexit n’est pas seulement la concrétisation d’un clivage profond entre les classes sociales et entre les territoires. Malgré la crise politique et les menaces sur l’économie, la constance des résultats des enquêtes d’opinion est révélatrice d’un rejet structurel de l’Union européenne qui se constate d’ailleurs bien au-delà des frontières britanniques. L’argument du développement économique qui serait consubstantiel à l’intégration européenne n’est plus de nature à convaincre les citoyens dans la mesure où la croissance du Pib ne profite désormais qu’à une minorité. Le hourvari généré par le traitement des migrants n’emporte également guère l’adhésion des humanistes au projet européen.
L’enjeu d’avenir n’est donc pas tant de savoir si le Royaume-Uni sortira ou non de l’Union européenne : le Brexit aura bien lieu. Seules ses modalités restent à déterminer. Si Theresa May peine à s’extirper du guêpier du Brexit, ses homologues européens n’ont pas encore pris la mesure du défi auquel ils sont confrontés. En effet, le plus essentiel est de faire en sorte que l’événement majeur que constitue le retrait d’un État membre ne soit pas les prémices d’un lent délitement de l’Union européenne. Afin de donner tort aux oracles de malheur au Royaume-Uni comme sur le continent, il est temps de placer au premier plan les ambitions sociales et environnementales qui sont plus que jamais menacées par les égoïsmes nationaux, la croissance des inégalités sur la planète et de la pauvreté dans les pays d’Europe occidentale.
[1] - Le jugement de la Cour suprême du 23 janvier 2017 imposant au gouvernement d’obtenir -l’autorisation des chambres avant de notifier le retrait au Conseil européen porte son nom.