Sens et valeurs du travail
À l’heure où le travail est souvent vu comme épuisant et destructeur, comment peut-on lui redonner un sens, une valeur ? Il faut d’abord prendre acte de ce que la période actuelle ne marque pas la fin d’un monde, mais est une transition, d’un système hiérarchisé entre ceux qui donnent les ordres et ceux qui les exécutent à une relation plus mouvante qui doit se construire dans la coopération, qui n’est pas un évitement du conflit.
Pour vivre heureux, il faut forcément avoir quelque chose à faire, mais pas quelque chose de trop facile.
La chose semble entendue : le travail est une peine, le travail nuit à la santé, le travail fait mal ! Rien de neuf à le redire, si ce n’est pour signaler que le travail aujourd’hui ne fait pas le même mal qu’hier. Faire son travail, qu’on le fasse bien ou mal, est difficile, exigeant, parfois pénible. Ne pas avoir de travail, pourtant, est souvent pire. Mais de quoi parle-t-on ? Le même mot est entendu dans des sens différents : la tâche, l’activité, l’emploi, la source de revenu. La même tâche peut être, selon la situation, un bon travail, un boulot dont on se débarrasse ou une épreuve qui vous gâche la vie. Il y a pourtant une bonne raison pour n’utiliser qu’un seul terme : celui-ci sert à désigner un rapport particulier de l’homme à la nature, où se mêlent toutes les dimensions psychique, technique, économique et sociale de l’existence. Puissance de transformation de la matière qui, organisée, démultiplie sa capacité, source de bien-être lorsque l’apport de celui qui y participe est reconnu, le travail est fondamentalement une activité collective. C’est pourquoi il est essentiel, mais c’est aussi pourquoi il fait souffrir quand sa valeur ne va plus de soi.
Ces dernières années, on s’est surtout arrêté sur ses facettes noires, comme si la fin des hymnes au progrès avait tari sa valeur positive et qu’il n’était plus de libération à espérer que de sa réduction ; comment alors retrouver ses aspects positifs, les liens qu’il crée, le plaisir qu’il peut procurer, sans se résigner à ne pouvoir qu’en améliorer les conditions d’exercice, de travail, d’emploi et de salaire, ou ne chercher qu’à en réduire la durée ?
Ces facettes noires ne sont pas inhérentes à l’activité de travail. Elles sont les ratés d’un apprentissage en cours, largement inachevé, celui d’un nouveau régime de productivité du travail humain valorisant l’implication individuelle des salariés dans les finalités et la réussite de leur travail. Elles relèvent plus d’une transition que de la révélation d’un nouvel état stable2. Jusqu’alors, cette implication ne semblait productive que pour des travailleurs autonomes, artisans ou professions libérales ou pour des salariés cadres ou experts. Aujourd’hui, une telle implication, même de la part des salariés les plus modestes, devient un enjeu compétitif de toute organisation confrontée à une exigence de réactivité et d’innovation. C’est ce que traduisent depuis une quarantaine d’années les appels faits aux « ressources humaines » (au sens étymologique, la « ressource » est ce qui permet de resurgir, forme d’aveu que l’employeur ne s’en sort plus sans que les salariés n’y mettent du leur) et à la « compétence » (la qualification préétablie ne suffit plus à garantir la performance de l’activité, il faut en plus que le salarié s’approprie l’enjeu de sa réussite). Ainsi s’expérimentent de nouvelles organisations, brouillant organigrammes et hiérarchies, sans qu’on sache encore vraiment nommer ce qui en fait la valeur (difficile donc d’en discuter), les acquis sur lesquels s’appuyer pour la produire (la sélection de supposés « potentiels » l’emporte du coup sur la formation et l’expérience), et encore moins les critères légitimes permettant de la reconnaître (« Démotivé ! » dit le salarié, « Pas assez motivé ! » rétorque son chef).
Les repères sont brouillés, ce qui permet de comprendre les différentes formes de mal-être qui s’expriment : la difficulté à bien faire, à comprendre ce qui est attendu ; la solitude du travailleur face à cette difficulté, quand il se trouve à la fois abreuvé de préconisations et de règles et laissé seul et responsable au moment de les mettre en œuvre3 ; le manque de reconnaissance de celui qui y est confronté, qui peut y perdre et s’y perdre, mais rarement y gagner à la hauteur de ce qu’il y a mis, pas de quoi pouvoir en être fier, ni se voir reconnue la place qu’il croyait mériter.
Le travail : un effort consenti pour autrui
Il n’y a pas de travail sans effort. C’est, croit-on, son mauvais côté. Pourtant, tout effort n’est pas un travail : quand on ne travaille que pour soi, c’est du loisir. Le travail, celui qui suscite du respect, évoque quelque chose de plus : une contrainte consentie. Que ce soit pour le plaisir d’un autre, pour de l’argent ou pour la gloire : pas de travail sans orientation vers autrui. Cette contrainte, loin d’être son mauvais côté, est ce qui lui permet d’être source de bien-être et de développement personnel car elle est créatrice de lien social. Le travail est source de socialisation, on s’en aperçoit assez lorsque l’on en est privé : le chômeur, le retraité deviennent socialement transparents. C’est parce qu’il est une contrainte, et non malgré cela, que le travail a cette vertu socialisante. Cela nous oblige à déporter notre regard de la seule contrainte vers les conditions de consentement dans lesquelles elle opère. Que le travail soit un effort consenti pour autrui a en effet un corrélat immédiat : il n’est légitime que dans un rapport d’échange. Mais l’échange réduit au seul échange économique ou au respect de normes juridiques, fussent-elles contractuelles, perd sa légitimité. N’en reste que la lettre qui permet d’en contourner l’esprit à condition de ne pas se faire prendre. On ne peut bâtir ni confiance ni coopération durable sur le « pas vu, pas pris ». Pour que l’échange acquière une densité sociale, il faut un plus qui engage les parties vis-à-vis d’une collectivité au-delà du respect de la lettre d’une loi ou d’un contrat. Il y faut en regard une collectivité qui en porte l’esprit et soit garante qu’il y aura discussion lorsqu’il est bafoué. Ce qu’un salarié attend de son implication au travail dépasse ce qui est écrit dans son contrat : du respect et son propre développement et pas seulement le salaire et l’emploi, même stable ! Évidence trop souvent niée, tant elle met l’accent sur une vérité inconfortable autant pour les managers qui, pour être obéis et suivis, préféreraient être quittes en payant et en respectant la loi, que pour les syndicalistes à l’aise dans la négociation des conditions collectives de rémunération et d’emploi et réticents à entrer dans le vif du travail et des différences entre individus qui s’y expriment. Or ce qui est attendu de « son » travail est toujours d’ordre individuel et l’est d’autant plus dans des modes d’organisation qui font appel à la responsabilité individuelle.
Marx l’a le premier souligné : le rapport social de travail est particulièrement brouillé dans le cas du travail salarié où l’obligation de faire un effort se double de celle de le faire sans en avoir un retour direct. L’employeur s’installe en écran entre le travailleur et le bénéficiaire de son travail, le salaire devient une part de la valorisation du capital et non plus du travail : la valeur d’échange vient masquer la valeur d’usage. Peut-être faut-il revenir à ce que Marx a aussi constamment rappelé : pas de valeur d’échange sans valeur d’usage ! Peut-être est-ce ce rappel qui resurgit dans le vocabulaire employé par les organisations de travail : services rendus, compétences, client, chaîne de valeur. C’est la valeur d’usage qui réapparaît ainsi, cette valeur que l’employeur ne peut plus, dans les conditions de compétition actuelles, définir ni produire sans que les salariés n’y mettent du leur.
La question de la valeur du travail englobe en effet à la fois la valeur du travail humain qui a été mobilisé et la valeur de son résultat, produit ou service, appréciée globalement, et toujours de façon extérieure à la production, par un client ou usager. Elle en est la synthèse sociale, quasiment au sens chimique du terme qui implique au-delà d’une simple articulation logique à la fois fusion et apparition d’un nouvel élément. Pas de valeur qui ne corresponde à un service rendu, pas d’engagement personnel qui ne repose sur la satisfaction d’avoir surmonté une difficulté pour autrui, pas de fierté dans le simple rapport à l’employeur.
Les aspects économiques et sociaux des relations de travail se sont dissociés dans la phase d’industrialisation où l’organisation a éloigné, contre un meilleur salaire, les salariés dits d’exécution de la finalité et de l’organisation de leur travail. Elle ne peut plus les tenir éloignés lorsque sa performance repose sur la capacité collective de s’ajuster à des clients divers et fluctuants, et résulte d’une foule de microdécisions qui ne peuvent toutes être prévues et qui nécessitent que les salariés, devenus ressources, s’y impliquent (s’impliquer : se plier dans et non pas se plier à). Réactivité, innovation, décentralisation (empowerment) deviennent les nouveaux maîtres mots de la compétitivité. La société (l’entreprise comme la société globale) ordonnée autour de grands macroconflits structurants devient plus microconflictuelle. L’organisation devient plus fragile, plus dépendante de la « bonne volonté » des salariés. Cela ne met pas fin à l’exploitation, mais cela en change les termes. En tout cas, cela oblige à ne pas se satisfaire de constater que « l’exploitation continue » pour y comprendre quelque chose ! L’organisation, élément stabilisant hier, répand aujourd’hui, pour y faire face, les risques qu’elle se doit d’affronter. Préalable hier d’un bon fonctionnement, elle en est aujourd’hui la résultante, et dépend de la capacité des salariés à prendre des initiatives et à s’organiser dans des situations complexes. Le rapport s’est inversé, faisant de cette implication du salarié, de la façon dont il peut s’approprier les enjeux de son activité et y faire face le problème majeur de l’organisation4. L’organisation est fragilisée, de même que les salariés. Ces derniers sont même plus atteints par cette difficulté de l’organisation à opérer un tel retournement, à leur apporter orientation et appui plutôt que directive et contrôle, que par son côté écrasant.
Le travail, toujours à la fois activité collective – on travaille pour et avec d’autres – et activité individuelle – ce qu’on fait, ce n’est pas n’importe qui qui le fait –, implique une confrontation permanente avec l’image de ceux que l’on sert et avec la réalité de ceux avec lesquels on agit. Pas de travail sans interrogation sur les apports de chacun et sans une incessante recréation de hiérarchie sociale, sans laquelle il n’est pas d’identité qui tienne. On avait eu tendance à l’oublier tant les hiérarchies catégorielles construites à l’apogée de notre ère industrielle avaient l’allure d’un aboutissement stable ayant accordé, dans un cercle vertueux qui a permis une exceptionnelle croissance, standardisation des produits, des procédés et des qualifications, mettant ainsi en adéquation formation, emploi et rémunération. Mais ce qui était apparu comme un achèvement, s’avère n’être qu’une étape. Nous nous trouvons, de nouveau, à un tournant : la recherche de la performance suppose de penser service diversifié plutôt que produit fini, client concret plutôt que marché générique, amélioration continue plutôt que standardisation figée, initiative et innovation plutôt que reproduction conforme.
Pour retrouver la stabilité, il est nécessaire de réapprendre la valeur de l’implication au travail et ses conditions de déploiement.
Valeur du travail et valeur du produit
Ces nouvelles formes d’organisation, plus réactives, plus flexibles, plus individualisées, bouleversent les équilibres que l’on avait crus stables, inscrits dans nos institutions : droit du travail, droit social, appareil de formation, grilles de qualification, syndicats. Chaque jour amène le sentiment qu’elles flottent à côté d’un réel qu’elles n’ordonnent plus à défaut d’être ordonnées par lui5. Elles apparaissent comme minées de l’intérieur, ne trouvant plus en elles-mêmes leur justification. Mais ce ne sont pas seulement les institutions qui sont bouleversées, ce sont les individus qui ne se retrouvent pas, privés de repères sur ce qui leur permet d’exister, de vivre et de mieux vivre. C’est un changement de culture auquel nous sommes confrontés. Face au désarroi, la nostalgie peut, pour un temps, tenir lieu de saine prudence : elle permet d’établir quelques garde-fous, mais finit dans la déprime si elle tourne sur elle-même.
On peut se faire une idée de la difficulté de ce changement en se rappelant ce qu’a représenté l’horreur du fordisme pour des paysans appelés à l’usine, hommes libres prenant le collier, ou pour des professionnels voyant leur métier mis « en miettes », chacun plus enclin à l’autonomie qu’à prendre place dans une organisation, plus habitué à la solidarité qu’à l’assurance, et plus attentif à apprécier globalement ses devoirs qu’à se soumettre à la décomposition des tâches requises. Ce n’est pas sans conflit ni souffrances qu’ont émergé à la place des liens professionnels ou communautaires, de nouvelles formes de protection étatique et de fierté de classe, de nouvelles valeurs et de nouvelles institutions qui, en se frottant, ont établi leur cohérence. Il a aussi fallu du temps : plus de vingt ans entre les années 1910 où s’éprouve la performance des organisations tayloriennes et la fin des années 1930 où s’en négocient en France les contreparties ; encore vingt ans jusqu’à la construction concomitante des conventions collectives, de l’État-providence et d’un syndicalisme de classe6, et trente ans seulement jusqu’à ce que ces acquis se banalisent et, de ce fait, s’épuisent ! Trois étapes, d’expérimentation de la valeur productive de nouvelles organisations du travail (et pas seulement son intensification), d’acceptabilité et de légitimation sociale par la négociation les inscrivant dans un échange social débordant le seul exercice du travail, et d’institutionnalisation de nouvelles règles et formes de protection de l’emploi.
Aussi peut-on voir dans le chaos actuel le signe d’un libéralisme débridé, établissant sa performance sur la destruction de tout lien social. L’hypothèse est tentante par la clarté des clivages qu’elle instaure entre bourreaux et victimes et par les solidarités qu’elle peut susciter, mais ce sont des solidarités compassionnelles et fusionnelles qui laissent la victime dans sa position de victime, plus que des solidarités dans le projet de transformation de son statut. Mais la destruction ne peut construire d’univers durable, la destruction finit par se détruire elle-même et finira par être détruite. Serions-nous vraiment à la fin du monde ou seulement à la fin d’un monde ? L’hypothèse apocalyptique ne permet pas de comprendre ni d’agir sur ce qui peut se construire, d’où la proposition d’explorer cette période plutôt comme transition que comme aboutissement, sans en masquer le caractère douloureux.
Au travers de l’histoire, avec une division et une organisation croissante du travail, plusieurs régimes de production ont vu le jour et se sont succédé en même temps qu’ils continuaient à cohabiter. Ainsi, ont longtemps cohabité dans la grande entreprise industrielle des univers antagonistes de métiers issus des traditions de l’artisanat et des univers « scientifiquement » rationalisés, chacun produisant une forme de performance dont l’autre était incapable, et vivant à côté de l’autre dans son univers cloisonné sans antinomie locale majeure. Les antinomies se sont manifestées à des niveaux sociaux supérieurs : conflits sociaux entre classes, mais aussi conflits internes qui laissèrent le syndicalisme exsangue à la fin des années 1920 entre tenants d’un syndicalisme de métier et tenants d’un syndicalisme de classe, chacun renvoyant à l’autre ses indignités et sa conception de la fierté : autonomie, conscience professionnelle et solidarité corporative entre égaux versus refus de toute implication dans l’organisation et les finalités du travail jugée comme une participation à sa propre aliénation, négociation d’une hiérarchie salariale et de la protection de l’emploi. Le conflit s’est apaisé avec la conclusion de conventions collectives qui délimitaient l’espace propre de chaque catégorie (ouvrier spécialisé, ouvrier professionnel, technicien, cadre) et établissaient en leur sein une nouvelle correspondance entre poste occupé, formation requise et salaire, alliée à de nouvelles formes de protection sociale au niveau de l’État. Pas de croissance sans de telles synergies qui ont fonctionné sans accroc pendant trente années, avant de se heurter à la triple mise en cause d’une consommation de masse de produits trop standardisés, d’organisations trop cloisonnées et du travail répétitif, ces contestations faisant émerger des valeurs jugées jusque-là contreproductives : celle de la diversification des produits et services en fonction d’attentes variées de la part des clients, celle de la coopération transversale dans les organisations et celles de l’innovation et de l’initiative au travail. Mais, ce qui apparut dans l’après-68 comme réponses sociales innovantes de quelques entreprises de pointe s’emparant de nouvelles occasions ne tarda pas, durcissement de la concurrence aidant, à devenir exigence compétitive pour toutes, et nouvel objet de rationalisation. Des solutions inventées localement dans les contextes qui s’y prêtaient relèvent aujourd’hui le niveau d’exigence compétitive et se sont généralisées comme problème pour toutes les entreprises, remettant parallèlement en chantier dans l’ensemble de la société les articulations emploi, formation, protection.
Trois aspects sont à souligner dans une telle évolution. D’abord, ce qui s’est exprimé comme contestation a transformé le réel parce qu’elle apportait en même temps une nouvelle capacité productive, de produits et services diversifiés, de coopération et d’initiative au travail.
Ensuite, chaque régime de production particulier a peaufiné sa performance en l’inscrivant dans un registre cohérent articulant un type de produit ou de service, la valorisation d’une qualité particulière du travail, un mode d’organisation et de formation et une forme de syndicalisme capables d’en assumer les exigences et d’en négocier les conditions. On peut ainsi opposer très schématiquement des univers « métier » (produit ou service ajusté, habileté et conscience professionnelle, respect des règles de l’art, apprentissage par compagnonnage, syndicalisme de métier élitiste et corporatif) et « industrie » (produit standard de masse, niveau de technicité et respect de la hiérarchie, cloisonnement et discipline, éducation scolaire, syndicalisme de classe et « de masse »). Les conventions collectives ont transcrit cette cohérence dans des vocabulaires communs devenant de précieux guides tant pour les demandeurs que pour les pourvoyeurs de travail, pour les individus que pour les organisateurs, instituant des réseaux de significations constitutifs d’une société humaine.
Enfin, ces différents registres ont pu coexister pacifiquement : à l’un l’autonomie et la responsabilité là où était attendu du sur mesure ; à l’autre la seule responsabilité de la tâche prescrite là où était visée une production de masse. Les organisations actuelles tentent d’en superposer les exigences et les qualités antagoniques. Comme le notait un opérateur de maintenance : « On nous dit toujours de faire vite et bien, mais à chaque fois il faut savoir s’il faut faire vite au mieux ou faire bien en prenant le temps, et on ne nous dit pas ce qui doit être la priorité. C’est la machine à claques, on est sûr d’en prendre pour son grade. » Qu’il faille l’un ou l’autre dépend du client à servir, pressé quitte à voir la panne se reproduire ou préférant attendre pour avoir quelque chose de durable ; mais qui met le client devant le choix et qui en avertit l’opérateur ? Pas de performance sans restitution à l’opérateur du sens de son travail, pas non plus sans cela de fierté, de développement, ni de bien-être possible7. Les organisations affrontent aujourd’hui le défi de la complexité, celui des équilibres instables tenant non plus par la rationalité d’une hiérarchie mais par la rationalité limitée d’un processus d’échange. Le travail comme échange, nous y revoilà !
Par bien des côtés, les nouvelles organisations sont un retour aux valeurs de métier devenu celui d’un collectif, un métier d’entreprise ayant intégré les apports de la rationalisation industrielle : produit diversifié et coût maîtrisé, technicité et conscience professionnelle ou dit autrement qualification et compétence, individualisation et travail collectif, autonomie et fort poids des interdépendances. Toute la nouvelle performance est dans ce « et » qui ne peut plus être construit de façon extérieure ou surplombante par rapport aux individus. La coopération entre métiers différents, jusque-là écartée ou crainte dans les organisations hiérarchisées, car perçue comme une source de déviance, devient un élément incontournable de performance.
Le défi de la coopération
La coopération, relation entre individus et implication de chacun, fait appel à leur engagement. La variété et l’innovation8 ne s’obtiennent pas sans une décentralisation du pouvoir opérationnel, sans que les salariés n’y mettent du leur et ne s’impliquent personnellement dans les ajustements à opérer en interaction avec leurs collègues, avec les autres services et avec les destinataires de leur activité. Or l’implication ne se décrète pas, elle ne se commande ni ne s’achète (même si le fait de ne pas la rémunérer la détruit). Elle est le fait d’individus, de caractères, à la recherche de leur place, jamais réductibles à leur rôle, davantage guidés par leurs expériences vécues de mépris et de rejet que par leurs intérêts fluctuants. C’est avec eux qu’une organisation doit établir un ordre partagé, que le simple contrat marchand ou la seule injonction hiérarchique ne rendent pas, par eux-mêmes, légitime.
Pour qu’une valeur fasse sens comme guide d’action et repère légitime d’échange entre individus, il faut non seulement qu’elle donne des indications suffisamment claires sur l’orientation des actions à privilégier, mais aussi qu’elle éveille les sens, qu’elle suscite une émotion. Cela peut conduire à en privilégier l’aspect subjectif et pulsionnel ou, au contraire, à insister sur sa construction intersubjective9 : pas de valeur qui ne résulte de discussions sur la pertinence des actions ; l’émotion est celle de l’échange et de l’attente des fruits de la réussite. Les valeurs ressenties de la façon la plus intime sont l’inscription dans cet intime de jugements d’efficacité émanant d’une confrontation avec d’autres. Les valeurs sont des institutions vivantes10, elles dépérissent lorsqu’elles perdent leur efficacité. C’est ce qu’avait montré Norbert Elias11 : lorsqu’au xviie siècle l’ordre de cour se substitue aux affrontements entre seigneurs, la capacité d’alliance l’emporte sur la force brute, le fort devient odieux et la politesse une forme d’habileté. Se produit alors non seulement une modification des pratiques mais, plus profondément, un changement anthropologique des manières de ressentir, ce qu’il appelle le processus de civilisation constitutif d’une nouvelle société civile.
C’est un pareil mouvement que nous connaissons aujourd’hui dans l’entreprise dont l’ordre est resté de nature féodale jusque dans les années 1970 : indifférenciation des sujets hors leur rang, droit régalien de l’employeur. Ce modèle entre en crise lorsque convergent les attentes de clients et de salariés de voir reconnue leur individualité, la seconde créant l’occasion de répondre à la première. Là où l’organisation imposait, il lui faut apprendre à solliciter les salariés collectivement et individuellement comme ressources, y compris dans des tâches d’exécution modestes. Là où les salariés exécutaient, il leur faut s’impliquer dans la réussite des interactions avec leurs collègues, avec les autres services, avec la hiérarchie, et avec les clients destinataires immédiats de leur travail et les clients finaux12. Ce sont dans ces interactions que se mobilisent les sens et dans les débats sur leurs conditions de réussite que se reconstituent les valeurs.
La coopération n’évoque pas d’emblée un univers pacifié, au contraire. « Coopération conflictuelle », a-t-on parfois souligné pour mettre l’accent sur les différences de logique à prendre en compte. Il est plus réaliste de parler de « conflit coopératif » : la coopération n’est que rarement souhaitée en soi, ce sont les divergences qui sont premières, la coopération est seconde et sauvée par les conflits. Sauf dans le monde associatif, on ne signe pas son contrat pour coopérer ou servir, on signe pour avoir un emploi en sachant qu’on ne le gardera que si l’entreprise subsiste, ce qui implique notamment que la coopération réussisse. Les divergences sont mises sous contrainte de réussite coopérative. Que ce soit le plus souvent l’employeur qui le dise, alors qu’on préférerait qu’il nous indique ce qu’on doit faire et en être quitte, n’en change pas la réalité. L’opposition ne porte pas sur ce point, mais sur la tentation de faire taire ou non le conflit pour que la coopération réussisse. Pour comprendre cela, il faut changer notre regard sur le conflit13 : le conflit n’est pas un dysfonctionnement de la coopération, il ne recherche pas l’opposition, encore moins la crée-t-il, il en exprime l’existence. Le conflit libère la tension. En explicitant les différences à propos des divergences, il représente la chance de faire exister l’autre chez chacun : à la fois il crée des êtres plus complexes et il permet à chacun d’exister plus pleinement. Mettre en mots les conflits est un processus quotidien de socialisation qui soude les combattants du même bord et même des bords opposés. En explicitant les raisons des divisions et en explorant les terrains d’entente, le conflit permet de rebondir quand la coopération ne va plus de soi. Le contraire du conflit, ce qui est souvent le pire dans les relations sociales, c’est l’indifférence qui laisse chacun se débrouiller seul avec ce qu’agite le travail en lui, et qui, sauf lorsque l’individu arrive à se mettre en retrait14 de son travail, apparaît comme la principale source de souffrance aujourd’hui.
L’univers coopératif, contrairement à l’idée reçue, est ainsi un univers hautement conflictuel, il génère moins d’explosions externes et plus de conflictualité au quotidien. Les controverses inhérentes au travail sur les finalités, les manières de faire, sur l’évaluation de ce qu’on appelle « faire du bon travail » ou « travailler bien », sur les modes de coopération entre collègues ou avec la hiérarchie prennent une grande importance dans la construction des solidarités et des identités professionnelles. Le syndicalisme peine à s’en emparer, parce que ce sont souvent des sujets de brouille entre salariés, comme l’étaient au sein des métiers les controverses sur les règles de l’art. Dans l’univers industriel, le syndicalisme s’était habitué à renvoyer cette patate chaude à l’employeur. Tous deux aujourd’hui peinent à réapprendre la force coopérative du conflit inhérente au travail et pas seulement au contrat de travail. Comment en effet souder un collectif si ses membres ne peuvent se mettre au clair sur des questions aussi présentes ?
Cette montée de l’individualité au sein de l’entreprise peut être éclairée par trois analogies avec ce qu’elle a représenté pour la société entière15 au sortir de l’ordre féodal : dans un premier temps, une société d’égaux différents a pu se construire en séparant ordre privé et ordre public, chacun n’étant obligé et n’ayant à rendre compte que de ce qui concernait la vie sociale. À l’inverse, au nom de la prise en compte de l’individu « dans sa richesse et sa totalité », on voit fleurir dans l’entreprise des modes d’organisation totalitaires, quelquefois même prônés par les services des ressources humaines, ne laissant plus de place à l’individu pour se construire de façon autonome. On voit combien cela engendre de souffrance, en même temps que l’on voit les remèdes appliqués l’amplifier au nom de la prise en charge des risques psychosociaux16. C’est un enjeu essentiel de performance et de durabilité de ces nouvelles organisations que d’expliciter la barrière non pas entre privé et public, mais entre privé et professionnel qui est la forme du public au travail.
Par ailleurs, de même que cette société s’est construite en autonomisant la société civile de l’emprise du politique, en créant un espace guidé par ses objectifs propres qui ne soient pas entièrement ordonnés par les conflits politiques, il est nécessaire pour faire exister le professionnel d’activer une vie interne propre à l’entreprise en dehors de l’emprise de l’employeur : pas de valeur qui se construise dans un cadre hiérarchique ! Le métier ne peut être la ressource et la protection dont les individus ont besoin pour exister au travail, s’il n’émane librement de leur collectif. Ce peut être une source vivifiante de renouvellement du syndicalisme.
Enfin, tout comme la société ne cesse de s’interroger sur ses modes de délibération pouvant produire du vivre ensemble17, l’entreprise et ses parties prenantes, direction et salariés, ont à renouveler leurs modes de confrontation. Pour pouvoir le faire en acceptant le conflit inhérent au travail plutôt qu’en le niant, les relations professionnelles doivent trouver une base objective leur permettant de se régler en sortant du face-à-face destructeur qu’est le rapport hiérarchique, pur rapport de pouvoir. Il faut pour cela un objectif qui dépasse les parties prenantes et fasse retour aux raisons de la coopération ; cela peut être activé en faisant resurgir les controverses sur la destination et les destinataires du travail et les débats sur les conceptions d’un bon travail, celui que l’on peut s’approprier et qui redonne à chacun sa place dans l’entreprise et la société.
- 1.
Primo Levi, la Clef à molette, Paris, 10/18, 2002.
- 2.
Déjà en 1956, au moment où le développement du travail à la chaîne semblait confirmer la robotisation du travail humain, Alain Touraine, dans sa thèse sur les usines Renault, attirait notre attention sur le caractère transitoire d’une telle évolution, « situation ambivalente de passage d’un système de travail à un autre » : en morcelant le travail humain, l’organisateur apprenait aussi à dissocier la part qui pouvait être mécanisée de la part nécessitant un pilotage humain, déplaçant ainsi le travail humain vers ce qui requiert, y compris dans des tâches peu qualifiées, analyse et décision. « Un énorme potentiel pourrait être libéré … Ce sont là des possibilités et non des exigences automatiques d’une situation. » Ce n’est que vingt ans plus tard, sous le choc des grèves d’ouvriers spécialisés (OS) revendiquant autonomie et reconnaissance professionnelle, qu’un tel potentiel commença à être exploré, aboutissant à cette transformation des OS en « opérateurs ».
- 3.
« L’enseignant est pris en étau entre des prescriptions descendantes de l’employeur, qui multiplie les tâches à accomplir dont les finalités sont brouillées et ce, sans dire comment faire, et des prescriptions remontantes qui viennent de l’objet même du travail, notamment de l’hétérogénéité des élèves », dit Frédéric Saujat (colloque « Le travail enseignant en quête de sens », Aef, 19 mai 2011). Quel travailleur, du public ou du privé, ne se reconnaît-il pas aujourd’hui dans un tel dilemme ?
- 4.
Ce qu’exprimait dans les années 1970 le « management participatif » : la participation des salariés comme principal casse-tête du management !
- 5.
Alain Supiot (sous la dir. de), Au-delà de l’emploi. Transformation du travail et devenir du droit du travail en Europe, Paris, Flammarion, 1999.
- 6.
Plus radical dans son opposition à l’employeur en refusant toute implication dans son organisation, il se plaçait aussi de ce fait comme mieux à même de négocier les fruits d’une organisation que cette non-implication arrangeait. Où trouver aujourd’hui un syndicalisme source de fierté, capable de négocier les conditions et les fruits d’une implication du salarié dans son travail ?
- 7.
C’est ce que développe avec une grande pertinence Yves Clot, notamment dans le Travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux, Paris, La Découverte, 2010.
- 8.
Pierre Veltz, le Nouveau Monde industriel, Paris, Gallimard, 2008.
- 9.
Comme le développe en 1915 John Dewey, la Formation des valeurs, Paris, La Découverte, 2011.
- 10.
Mouvement conjoint de construction de l’individu social et de la société décrit en profondeur par Cornelius Castoriadis, l’Institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975.
- 11.
Norbert Elias, la Civilisation des mœurs, Paris, Pocket, 1973 (1939) et id., la Dynamique de l’Occident, Paris, Pocket, 2003 (1977).
- 12.
Ou tout du moins avec la représentation que l’on s’en fait. La figure du client devient un sujet de controverse très riche de sens.
- 13.
Comme nous y invitait dès 1909 Georg Simmel, le Conflit, Paris, Circé, 1995.
- 14.
Bien analysé par Renaud Sainsaulieu, l’Identité au travail, Paris, Presses de la fondation de sciences politiques, 1988 (3e éd.), et théorisé par Albert Hirschman, Exit, Voice and Loyalty, Cambridge, Harvard University Press, 1990.
- 15.
Ce qu’évoquait en 1992 l’ouvrage de Renaud Sainsaulieu et Denis Segrestin, l’Entreprise, une affaire de société, Paris, Presses de Sciences Po.
- 16.
Voir Y. Clot, le Travail à cœur …, op. cit. et le rapport d’Henri Lachmann, Christian Larose et Muriel Penicaud, Bien-être et efficacité au travail, remis au Premier ministre en février 2010.
- 17.
Pierre Rosanvallon, la Société des égaux, Paris, Le Seuil, 2011.