Introduction. La réhabilitation inattendue de l'université au sein de l'enseignement supérieur
Souffrant de maux anciens et connus, au point d’apparaître parfois installée dans son malaise comme dans ses meubles, l’université française ne peut espérer répondre d’une seule fois, en une seule réforme, à ses difficultés. Elle n’est pourtant pas condamnée à la paralysie. Elle déjoue déjà les pronostics les plus sombres : elle a su absorber le choc de la massification des années 1985-2000, elle a appris à fonctionner en sous-financement chronique, elle a fait preuve de réactivité et de souplesse dans la mise en place du Lmd (voir la liste des sigles p. 21-22), elle suscite encore le dévouement et l’intérêt, même si les talents personnels y sont parfois incroyablement bridés. Ses succès ne sont parfois dus qu’à l’ingéniosité et à l’énergie de personnalités isolées ou de petites équipes qui triomphent localement des obstacles et des lourdeurs pour accomplir leur tâche et faire leur métier au mieux de leurs capacités.
De telles situations apportent d’elles-mêmes un diagnostic précis sur l’université : la plus-value apportée aux talents individuels par l’institution y apparaît faible. On peut pourtant attendre d’une institution que ses effets collectifs amplifient les qualités individuelles, les tirent vers le haut, les encouragent – et non que le dévouement isolé compense sans fin les dysfonctionnements du système. Voilà une première raison de s’intéresser à la manière dont l’université s’organise, à son « gouvernement » pris au sens le plus large. À celle-ci s’ajoute la curiosité suscitée par des évolutions récentes qui font bouger les lignes qu’on croyait intangibles, déplacent les questions répétitives de l’éternelle « réforme de l’université » (sélection, droits d’inscription, massification …). L’organisation n’est pas un point subalterne : ne faisons pas comme si les hausses de budget, indispensables au regard du sous-investissement évident dont l’université a fait l’objet, pouvaient, à elles seules, régler tous les problèmes. Un financement moins restrictif doit s’accompagner d’une meilleure allocation des fonds pour changer véritablement le fonctionnement de l’université.
Des initiatives locales inédites
L’idée de ce numéro est donc de s’intéresser aux « acteurs » de l’enseignement supérieur. Les étudiants en premier lieu (dont la démographie est présentée par Guillaume Houzel) : leur nombre est désormais stable mais leur identité reste difficile à appréhender et, en partie, méconnue. Comment construisent-ils leurs parcours ? Comment se projettent-ils dans l’avenir ? Comment échappent-ils, ou non, à leur contexte familial et social ?
Pourquoi, ensuite, les présidents d’université se sont-ils imposés comme les principaux interlocuteurs des pouvoirs publics sur ce sujet en quelques années ? Quelles sont leurs visions stratégiques ? Que signifient les rapprochements à l’œuvre au sein des pôles de recherche et d’enseignement supérieur ou à travers des alliances stratégiques, voire des fusions ? Comment intègrent-ils la mobilité internationale parmi leurs préoccupations ?
Ne résumons pas l’université à un ensemble de maux, de blocages et de découragements ! Nous avons choisi ici de décrire tout d’abord des initiatives et des réalisations originales pour nous demander en quoi elles répondent à des besoins de l’enseignement supérieur et en quoi elles ouvrent des perspectives pour tous. Fait inhabituel au sein de l’administration française, ces initiatives nous viennent avant tout de province ou de la périphérie parisienne. On a bien lu : même dans l’enseignement supérieur forgé par Bonaparte, l’exemple ne viendrait plus du centre ni d’en haut ! Une nouveauté qui mérite d’y voir de plus près. La contractualisation entre l’État et les universités (depuis 1988), des mesures incitatives, la concertation au sein de la Conférence des présidents d’université (Cpu), la volonté des acteurs locaux de surmonter de vieilles querelles et de ne pas se complaire dans la morosité de la crise ont débouché, de manière encore peu reconnue et discrète, sur des évolutions institutionnelles majeures. La première partie de notre dossier présente, en partant à chaque fois de l’exemple d’une expérience précise, cinq types d’initiatives qui redessinent aujourd’hui le paysage universitaire : le développement discret et maîtrisé des universités de province (à partir de l’exemple de Tours, évoqué ici par Michel Lussault), la création d’un pôle de recherche et d’enseignement supérieur (Pres) pour l’Est francilien (c’est la naissance de Paris-Est, racontée par Yves Lichtenberger), la décision de fusion entre universités d’une même ville (avec le cas de Strasbourg, présenté par Jean-Yves Mérindol), les regroupements entre établissements qui s’esquissent (dont l’intérêt est présenté par Gilbert Béréziat au sujet de Paris), les échanges et partenariats internationaux (dans le cas de Sciences Po).
Tout cela fait-il une réforme ? Un peu moins, sans doute, par manque d’affichage ; beaucoup mieux, peut-être, par capacité à construire des accords locaux, des consensus autour de stratégies, des efforts coordonnés, là où le passage à l’échelle nationale produit une extraordinaire cacophonie, des palinodies médiatiques de partenaires alliés localement mais ennemis irréductibles dès que les médias nationaux s’intéressent à eux. La récente loi du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités s’inscrit ainsi dans un curieux décalage, recentralisant le lieu de la décision pour mieux proclamer une autonomie locale. Curieux paradoxe : il faut mettre en scène une volonté centrale de pousser des établissements à devenir autonomes, alors que le mouvement entamé déjà depuis une dizaine d’années avait montré une assez grande appétence des présidents d’université à prendre leurs responsabilités1. Ce paradoxe indique bien combien il faut prendre avec prudence le terme d’ « autonomie », surtout quand il sert de porte-drapeau à des mouvements dénonçant une « privatisation » de l’université, en spéculant sur un réel mal-être étudiant pour des fins d’agitation « estudiantine ».
Peut-on en effet parler d’autonomie pour une loi qui organise surtout une dévolution des pouvoirs sur des points très circonscrits : gestion d’un budget global, gestion des personnels et recrutements, avec en option la propriété des bâtiments dans une future étape … ? Certes, les universités qui souhaitent s’engager le plus vite dans ce mouvement de prise de responsabilité peuvent le faire … mais en demandant à bénéficier de « responsabilités élargies », demande examinée, et éventuellement rejetée par l’État ! L’autonomie est octroyée, non sans examen, ni rappel du garde-fou qui ne saurait être garanti que par la tutelle ! L’autonomie peut donc recevoir des acceptions fort différentes et c’est le sens le plus minimaliste qui doit être retenu ici. Mais un fait est certain : l’autonomie suppose une volonté locale d’agir et même une vision stratégique définie pour chaque université. Cette capacité stratégique existe-t-elle ? C’est ce que nous avons voulu savoir en prenant contact avec divers présidents d’université, en province, en banlieue parisienne et à Paris.
Questions sur une réforme
Que manque-t-il à cette réforme pour qu’elle porte des promesses de redressement de l’université dans son ensemble et qu’elle ne débouche pas sur une compétition darwinienne ? Nombre de ses partisans n’ont pas tort de faire remarquer que la compétition fait déjà rage entre établissements et qu’elle se déroule en outre de manière opaque. Mieux vaut la rendre plus visible et moins trompeuse pour les étudiants les plus démunis en informations stratégiques sur les meilleures filières. Mais quel sera le rôle régulateur de l’État dans cette compétition plus transparente ? Sera-t-il aussi impartial, du point de vue de l’affectation des budgets, par exemple, qu’il le prétend vertueusement aujourd’hui ? Deviendra-t-il capable d’attribuer les emplois de titulaires en fonction d’évaluations externes ? Ne continuera-t-il pas simplement à maintenir les féodalités existantes en cédant à leur pouvoir de lobbying corporatiste ? Sera-t-il capable d’appuyer des stratégies de moyen terme et de ne pas s’en tenir à soutenir des « coups », objets de divers marchandages politico-idéologiques, ou d’autant plus séduisants qu’ils émanent de proches ? Voilà des questions que pourraient poser politiquement aujourd’hui des partisans d’une plus grande autonomie qui peuvent légitimement se demander « vers quelle autonomie » nous allons.
De nombreux acteurs du monde universitaire ne sont pas de la sensibilité politique de l’actuel gouvernement mais ils sentent bien que l’occasion est favorable pour desserrer l’étau de contraintes qui limite les initiatives intéressantes. Mais la réforme n’est sans doute pas menée sans arrière-pensée du côté d’une droite qui veut afficher sa promotion de l’effort individuel, du travail et des vertus de la concurrence. Il convient donc de ne pas rester dans un silence contraint mais de se demander comment ce projet peut être une réforme véritablement démocratique et favorable à une plus grande égalité des chances pour les étudiants. La gauche ne doit pas rester absente de ce débat : le Parti socialiste, en particulier, ne sera pas crédible s’il ne fait que relayer le discours approximatif de l’Unef et les slogans de Bruno Julliard. Durant la campagne électorale présidentielle, les socialistes se sont déclarés pour l’autonomie : ils peuvent désormais peser dans le débat pour préciser vers quelle autonomie il est souhaitable d’aller.
Dans un premier temps, l’accord des syndicats étudiants présageait d’une loi finalement acceptée de manière consensuelle. Courant novembre, le pari a semblé moins sûr d’être gagné. L’idée que le chiffon rouge des droits d’inscription et de la sélection des étudiants n’avait pas été agité, et que cela suffirait à ménager une indifférence bienveillante des étudiants, a semblé un moment incertaine. Il est vrai que les étudiants restent réactifs du fait de conditions de travail, et même de conditions de vie, dans l’ensemble difficiles et parfois indignes. Il est vrai que la faiblesse du syndicalisme étudiant, malgré la montée en puissance de la Confédération étudiante dédiée à une action plus syndicale que politique, reste forte. Le manque de stratégie de l’Unef a amplifié les difficultés, celui-ci pariant tout d’abord pendant l’été qu’il pourrait être le principal bénéficiaire médiatique d’un accord obtenu après négociations avec la nouvelle ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Pécresse. Il a ensuite cru, à l’automne, qu’il gagnerait plus à rejoindre les mouvements activistes de blocage en novembre, abandonnant son statut nouvellement acquis de syndicat « responsable ». Il a finalement perdu son troisième pari en appelant à un élargissement du mouvement de protestation, au moment même où celui-ci apparaissait de plus en plus impopulaire auprès de la grande majorité des étudiants, peu convaincus par les critiques formulées à l’encontre de la réforme, et sans doute encore moins par les perspectives de « convergence des luttes » avec les salariés des régimes spéciaux.
Mais il n’en reste pas moins que la loi sur « les libertés et les responsabilités » des universités doit être examinée attentivement. Comme l’a montré l’efflorescence, au printemps, de tribunes libres d’universitaires dans la presse, alarmistes pour la plupart, la perspective de l’autonomie inquiète les universitaires. Les critiques qui lui sont adressées, à ce stade, sont de quatre ordres. Le mode d’élection du président et le renforcement de ses pouvoirs peuvent conduire à l’arbitraire ou aux abus. L’autonomie risque de renforcer le localisme, déjà prégnant, en retirant tous les garde-fous. Les capacités inégales des universités à tirer parti de leurs atouts principaux menacent de précipiter la coupure entre les plus attractives et les autres. Enfin, les disciplines universitaires les moins en vue se voient perdantes lors des arbitrages internes, en particulier les disciplines représentant les humanités classiques. Reprenons chacun de ces points.
1. Faut-il craindre un pouvoir excessif des présidents d’université ? La crainte est sans doute un peu prématurée, s’agissant d’une fonction qui n’a jusqu’à présent guère eu l’occasion de s’exercer dans toute sa plénitude et d’un système universitaire dans lequel une forme d’irresponsabilité impersonnelle a pu être favorable à des démissions individuelles et collectives coûteuses pour le prestige de l’ensemble de l’institution. Il est néanmoins certain que la loi a prévu de ne pas paralyser le pouvoir exécutif du président d’université – c’était bien le moins puisqu’il lui est demandé d’agir. Mais son pouvoir de nomination et de recrutement, en particulier, n’est-il pas insuffisamment encadré ? Un exécutif efficace n’implique pas une restriction du pouvoir des conseils qui représentent la communauté universitaire. Le principe de la séparation des pouvoirs aurait dû impliquer le renforcement corrélatif des instances proprement universitaires de délibération jouant le rôle de contre-pouvoir. L’équilibre institutionnel n’est-il pas défait au profit d’une présidence qui sera certes élue, et de ce fait comptable de son action, mais peu contrôlée ? Faut-il compter sur les usages, comme diraient les sages britanniques, ou sur la vertu, comme auraient dit les Lumières ? La réponse viendra plus sûrement des contraintes réelles que rencontre un président d’université dans l’exercice de ses attributions : inertie de l’institution, susceptibilités de quelques-uns, opinions arrêtées de beaucoup, individualisme sourcilleux de tous … Pour se faire entendre, le président ne dispose, pour l’essentiel, que de faibles incitations disponibles en termes de fonds, de postes ou de locaux … À coup sûr, les élections des présidents deviendront un moment clé pour la vie universitaire.
2. La deuxième inquiétude concerne le localisme. Celui-ci découlerait naturellement de l’éventuelle propension d’un potentat local à abuser de ses prérogatives. En ce qui concerne le recrutement, cela voudrait dire choisir des candidats en fonction de critères d’opportunité autres que la qualité scientifique : réseaux personnels, rapports de force disciplinaires, effets de mode, volonté de privilégier les thésards locaux. S’il s’agit d’un péril majeur, une mesure est simple, appliquée dans d’autres pays : il suffit d’interdire complètement le recrutement local … Qui voudra le proposer parmi ceux qui critiquent aujourd’hui cette réforme ? L’autre aspect du localisme serait une trop grande dépendance de l’université aux acteurs économiques locaux, auprès desquels elle est invitée à trouver de nouveaux financements. La présence, prévue par la loi d’août 2007, mais déjà très largement effective, de chefs d’entreprise dans les conseils d’administration attesterait de cette dérive possible. Comme le montrent pourtant Henri Guillaume et Emmanuel Macron ici même, on voit peu le monde privé se bousculer au portillon pour offrir du financement ! La pression politique des entreprises vise plus à obtenir des dégrèvements fiscaux de l’État que des possibilités de financer un monde qu’elles connaissent mal, et qu’elles savent par principe réticent à leur arrivée … Le soupçon sous-jacent à cette critique est en réalité celui d’un désengagement financier de l’État. Comme le montrent les articles publiés ici sur l’économie de la connaissance, la formation supérieure apparaît comme un tel enjeu politique aujourd’hui, que cela semble hautement improbable.
Il faut cependant remarquer que l’éloge rétrospectif du gouvernement collégial, soudain paré de toutes les vertus, est bien peu crédible et que personne ne préconise un retour à une tutelle directe de l’État : on peut certes anticiper des difficultés qui risquent de se présenter mais à condition de ne pas perdre de vue le contenu précis de l’actuelle réforme, qui consiste, répétons-le, en un transfert de compétences. La question pertinente est donc de savoir si ces compétences devaient rester au ministère. Les conditions du transfert de compétences offrent ensuite matière à discussion mais il faut souligner que la réforme crée un exécutif comptable de ses actes, et présente le mérite de pouvoir imputer précisément une mauvaise décision ou une mauvaise stratégie au président. Elle renforce de ce fait la possibilité d’un débat contradictoire sur la manière dont l’établissement est géré.
3. La crainte du dualisme est réelle chez tous les acteurs universitaires, au point qu’elle a présidé à la naissance de cette loi. Plutôt que de continuer en effet à encourager quelques universités à changer de statut et à prendre leur autonomie sur le modèle de Dauphine ou de Sciences Po, ce qui n’aurait bénéficié qu’à quelques universités, on a préféré un dispositif valable pour tous, n’excluant personne a priori et ne constituant pas de manière définitive des cercles différenciés dans le monde universitaire. C’est pourquoi la loi prévoit un mouvement en deux étapes et échelonné dans le temps. Dans un premier temps, obligatoire, échelonné sur cinq ans, il s’agit de déléguer le budget global et la gestion des ressources humaines. Actuellement, trente universités ont demandé à prendre ces responsabilités dès janvier 2009. D’ici là, elles doivent montrer que leur système d’information leur permet de prendre en charge les affectations de budget (beaucoup d’entre elles ne sont pas encore capables de connaître et de compter leur personnel !). La seconde étape concerne la gestion du patrimoine et interviendra dans cinq ans et suppose aussi un préalable : un état des lieux. Cet étalement vise à laisser la possibilité à divers types d’établissement de se joindre au mouvement. Dans le meilleur des cas, il s’agit donc d’encourager les universités à améliorer leurs avantages et leurs points forts de manière plus ouverte et plus transparente. Dans le vaste champ du savoir et des qualifications, on peut estimer de bonne foi que plusieurs stratégies sont possibles pour chercher des avantages comparatifs sans s’enfermer dans des spécialisations sans perspectives.
4. Cette réforme, comme nombre d’autres qui ont précédé, n’est-elle pas pensée de manière trop uniforme, c’est-à-dire en faisant passer les humanités classiques sous la toise des sciences dures ? Le risque ici n’est pas seulement d’un déséquilibre des arbitrages budgétaires en faveur des disciplines les plus à même de contracter avec le privé mais aussi d’un formatage général des disciplines sous le modèle de quelques sciences exactes. Qu’en est-il de l’objectif de professionnalisation pour les Lettres ou les sciences humaines, par exemple ? Elle peut être une occasion pour les étudiants des filières littéraires de prendre conscience qu’ils maîtrisent plus de savoir-faire qu’ils ne le pensent. Il importe en effet de préciser mieux ce que recouvre la nouvelle mission d’ « insertion » conférée à l’université. Elle est trop souvent entendue comme une nécessité de se spécialiser, voire de s’inféoder à l’entreprise, alors qu’elle peut aussi être entendue comme un besoin de se former en marquant que des seuils de compétences sont acquis et non qu’on balbutie encore devant un savoir magistral inépuisable (du point de vue duquel le « niveau » ne peut que baisser).
Il n’y a aucun sens à opposer littéraires et scientifiques du point de vue de la formation ou des risques d’une excessive spécialisation. En effet, plutôt que cette opposition dommageable, inculquée dès le lycée dans notre système, ce sont trois autres partages qui apparaissent déterminants aujourd’hui. Tout d’abord, la distinction entre recherche fondamentale et recherche finalisée, qui court à l’intérieur de chaque domaine de savoir, évoquée ici dans la discussion entre Marion Guillou et Alain Trautmann sur l’avenir de la recherche : le maintien de l’équilibre entre les deux est un critère déterminant de la qualité de la recherche dans l’avenir. La deuxième distinction qui apparaît significative est celle qui intervient entre culture de la recherche et culture d’application, la première caractérisant plutôt l’université et la seconde plutôt les écoles d’ingénieur ou les grandes écoles à la française. Plusieurs auteurs soulignent dans le présent numéro que l’évolution de l’économie favorise bien la première et que c’est une raison pour laquelle on ressent aujourd’hui une « demande d’université ». Enfin, plusieurs interventions récentes sur l’avenir des humanités ont bien souligné que le partage déterminant pour des langues et, au-delà, de la culture, était celui entre langue technique et langue de savoir2. Le mouvement auquel nous assistons n’est donc pas uniforme : c’est bien pour sa capacité d’indépendance que l’université est valorisée aujourd’hui. Mais l’éloge de la culture « désintéressée » appartient à un ethos professionnel particulier, celui des enseignants, à la formation desquels les parcours universitaires sont consacrés en priorité, mais souvent de manière implicite. Le cursus commun des facultés dans les disciplines littéraires a longtemps été une manière de préparer à l’enseignement : ce n’est pas une mauvaise chose à condition que cela soit plus clairement affiché et qu’une formation professionnelle particulière ne soit pas imposée en catimini au nom de la lutte contre un « formatage industriel et marchand ».
La revalorisation vient par l’international
Peut-être la comparaison étrangère peut-elle atténuer une partie des inquiétudes. Car elle permet de constater que s’il n’existe pas un modèle unique d’organisation de la vie universitaire, Catherine Paradeise en dénombre ici précisément quatre modes différents (napoléonien, humboldtien, britannique et nord-américain), une forme d’autonomie apparaît raisonnable, même si elle prend des formes différentes en fonction des traditions nationales. Mais pour répondre aux défis communs que rencontrent toutes les universités en Europe et au-delà, la marge d’action des établissements, quel que soit leur statut juridique ou leur mode de financement, apparaît comme un préalable. Il ne s’agit donc pas ici de se mouler dans un style universitaire obligatoire, comme si l’université à l’américaine s’imposait à nous par contagion. Le mouvement d’ensemble posant à l’échelle internationale la question de l’investissement que les nations consentent à faire dans l’enseignement supérieur, procède d’un mouvement plus complexe et qui se révèle, de manière assez surprenante au regard de la tradition française, réellement favorable à l’université. Dans un précédent grand dossier de la revue Esprit consacré à l’université en 1978, il était pertinent de titrer le premier article : « L’Université n’est plus un enjeu majeur ». Aujourd’hui, c’est exactement le contraire qui se passe : l’université retient à nouveau l’attention de tous côtés. Son ouverture apparaît comme un de ses atouts majeurs et les stratégies malthusiennes sont devenues absurdes : alors que le nombre d’étudiants a été multiplié par soixante-dix au cours du xxe siècle en France, le nombre de polytechniciens n’a été multiplié que par deux, ce qui signifie qu’il est devenu trente-cinq fois plus dur d’entrer à l’École polytechnique qu’un siècle plus tôt. Comme le montrent Henri Guillaume et Emmanuel Macron, dans la société postindustrielle qui doit miser sur la connaissance, ce n’est plus une stratégie adaptée. L’université se voit attribuer un rôle central en fonction d’un contexte et de demandes complètement transformés, dans lequel la crise économique et l’internationalisation jouent le premier rôle. Recherche et enseignement supérieur ne peuvent plus être appréhendés séparément. Il est devenu nécessaire, y compris pour que l’impact sur l’économie soit maximal, que recherche et enseignement supérieur forment un continuum et que des priorités claires soient définies. Pour ce faire, seules les universités peuvent jouer un rôle central qui impose de revenir sur le compromis de fait avec les organismes de recherche. C’est en effet la prise de conscience de l’épuisement du mode de développement économique de type industriel qui fait émerger un thème résumé par une formule qui semble un peu passe-partout mais qu’il faut prendre à la lettre : l’économie de la connaissance.
Entrer dans la société de la connaissance
C’est à cette évolution mondiale que la seconde partie de notre dossier est consacrée. Qu’appelle-t-on économie de la connaissance ? Qu’est-ce que l’innovation et comment la recherche peut-elle avoir un effet positif sur le développement économique ? Quelle est la politique de recherche optimale dans ce contexte ? Toutes ces questions invitent à ne pas se focaliser uniquement sur les questions de gestion interne des universités. On touche ici à trois autres sujets plus vastes : quelle est la spécialisation économique de la France ? Comment peut-elle s’insérer au mieux dans la mondialisation ? Quel est l’impact du nouveau monde industriel sur la politique des territoires (pôles de développement, etc.3). Dans l’économie mondiale, les chances des pays développés de maintenir une création de richesse sur leur territoire ne peuvent passer que par le développement de nouvelles activités, de nouvelles productions ou de nouvelles manières de faire qui permettront à nos économies de maintenir un avantage comparatif vis-à-vis de pays émergents avec lesquels nous ne pouvons pas rivaliser sur les productions anciennes. Et ces nouveautés ne viendront que d’innovations issues de personnes bien formées, ouvertes et curieuses, à travers notamment la recherche instituée (voir l’article de Pierre Veltz et l’encadré qui présente les nouveaux modèles de la création technologique). La démarche universitaire, plus que celle des écoles d’application, apparaît adaptée à ce type d’innovation souhaité. Et c’est donc vers les universités qu’on se tourne, un peu partout dans le monde, pour devenir les pépinières de notre économie de l’avenir. Dans la mesure où ce mouvement est international, il touche la France en valorisant, de manière un peu inattendue, non pas, pour une fois, les lieux classiques de l’excellence à la française, mais les lieux qui apparaissent homologues à ceux qui existent ailleurs.
On savait depuis longtemps qu’un Européen ou un Américain ne comprenait pas bien notre système de grandes écoles … La nouveauté, dont l’effet commence à se faire sentir radicalement, est qu’il ne voit pas pourquoi il perdrait plus de cinq minutes à essayer de comprendre notre système : nous avons des universités et il les choisira comme interlocutrices naturelles quand il voudra un partenaire français. Un établissement comme Sciences Po, au statut intermédiaire, aurait pu jouer la carte du modèle école : il a opté, en raison de la prise en compte de cette internationalisation, pour le modèle de l’université, comme nous l’explique ici son directeur Richard Descoings. Tous, cependant, ne feront pas ce choix4. Et pour cause : notre tradition est prise à rebours. La tradition universitaire française est discontinue, faible, subordonnée au pouvoir central et, d’ailleurs, récente : « Les universités françaises ont disparu en 1793 et n’ont été reconstituées formellement qu’en 18965. » Encore faut-il attendre véritablement 1968 pour qu’on puisse parler véritablement d’universités et non plus de facultés6. Dans l’ensemble, l’idée même d’université est restée faible en France : l’éloge de son idéal universaliste, critique et humaniste reste trop rare7. Cette lacune découle aussi de son manque de réactivité et d’ambition. Ce que l’université n’a pas su, ou pas voulu, faire s’est développé en dehors d’elle. D’où la naissance des grands organismes de recherche, dont l’avenir fait ici l’objet de discussions. La faiblesse de l’idée d’université dans notre tradition nous expose peut-être plus qu’ailleurs au basculement vers une conception purement instrumentale de l’enseignement supérieur. Il faut donc aussi parler de la vocation et de la visée éthique du monde académique8. Mais cela ne commence-t-il pas par une responsabilisation de chacun dans ses fonctions institutionnelles ?
L’université, en ce qui concerne les sciences humaines et sociales, au moins, apparaît de plus en plus comme le lieu de rattachement naturel de la recherche. Cette évolution peut bénéficier à la qualité de la vie universitaire. Les grandes écoles, de leur côté, bien qu’elles contribuent peu à la recherche, sont capables de prodiguer des formations de très haut niveau, par exemple en mathématiques. Mais les étudiants que nous formons parmi les meilleurs, selon un standard international, ne trouvent pas d’emploi ni de poste de recherche adaptés à leur profil en France et partent à l’étranger. Christian Lequesne a rencontré à Londres ces jeunes matheux que la City nous réclame et pointe, à travers leur exemple, le curieux paradoxe d’une formation d’excellence dont les retombées positives ne nous profitent pas.
Les contributions de ce dossier soulignent diverses facettes de notre culture universitaire propre, en valorisant aussi les spécificités locales. En observant, avec Guillaume Houzel, le « mille-feuille » de l’enseignement supérieur, un élément ressort de manière centrale : la faible prise en compte, par l’université, de la vie étudiante dans sa globalité. C’est sans doute pourquoi il est difficile de faire du logement étudiant ou des bibliothèques des enjeux de débats publics forts. Et cela est sans doute lié à l’absence de campus. Sur un campus, il est impératif de considérer l’étudiant comme une personne dans les différentes dimensions de sa vie : ses besoins matériels, ses revendications, ses conditions de travail en dehors des seuls bâtiments universitaires, ses ressources documentaires, sa santé, sa sociabilité … Le manque d’esprit d’établissement découle aussi de cette absence de sociabilité étudiante, soudée par la vie en commun dans un espace qui doit devenir un lieu de vie et pas seulement un lieu de passage, déserté ou traversé à toute allure entre les courants d’air. En France, la vie étudiante, dans ses aspects non scolaires, relève de l’anecdote ou de la vie privée, du secret des arrangements personnels et familiaux. C’est ainsi qu’une part de l’inégalité dans les études échappe à toute prise en compte sérieuse, comme condamnée à rester invisible, malgré la régularité des chiffres qui montrent le poids des déterminants familiaux et sociaux sur la réussite dans les études. Pourtant, revaloriser l’université, c’est aussi mettre l’accent sur un type de parcours de formation, dont le poids sera déterminant dans les carrières et les opportunités des jeunes qui font aujourd’hui leurs études.
*
La réforme de l’autonomie, bien qu’elle ne concerne que des aspects limités de l’organisation universitaire, touche à un point stratégique. Elle intervient dans une conjoncture diversement appréciée. Pour les uns, le moment est favorable pour donner aux établissements une plus grande autonomie : le système actuel ne satisfait personne, l’enseignement supérieur et la recherche sont reconnus comme des clés économiques pour l’avenir, le modèle universitaire, dévalorisé en France, s’impose comme la référence de l’enseignement supérieur à l’échelle internationale. Bref, la période formule une « demande d’université ».
Pour d’autres, au contraire, particulièrement dans les disciplines littéraires, les sciences humaines ou en droit, la réforme semble promettre de futurs reculs, qui amplifieront des difficultés récentes : effondrement des inscriptions d’étudiants dans les filières classiques, alignement des disciplines sur un modèle « dominant » inspiré des filières commerciales, perte d’influence au sein de l’université. Dans ce contexte, les déclarations du président de la République fustigeant les études littéraires comme un « luxe » inutile et coûteux peuvent donner le sentiment que les humanités se trouvent désormais en sursis dans un monde qui ne serait plus celui du savoir mais de la professionnalisation. Pour de nombreux universitaires, le pouvoir dévolu aux présidents d’université signifiera une limitation de la liberté académique, de l’autonomie intellectuelle, la seule qui vaille.
Les universités voient converger vers elles un intérêt nouveau et sans doute durable. Cette opportunité inconnue dans une histoire faite de méfiance et de subordination par le pouvoir, doit être exactement évaluée. Internationalisation, société du savoir, culture de la recherche, pôles territoriaux : autant de phénomènes au cœur desquels elles se découvrent des marges de manœuvre nouvelles et des fonctions reconnues comme centrales. Un moment propice s’ouvre, l’occasion à saisir se présente, encore faut-il bien comprendre pourquoi et comment les universités peuvent jouer leur carte. D’autres rendez-vous ont été manqués, si l’université manque celui-ci, ce n’est pas seulement elle qui en souffrira mais la société entière, les opportunités des étudiants, sa faculté d’innovation, ses perspectives économiques, l’ensemble de notre capacité de réaction pour l’avenir.
Développement des sigles utilisés dans les articles
Aéres
Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur
Aii
Agence de l’innovation industrielle
Anpe
Agence nationale pour l’emploi
Anr
Agence nationale de la recherche
Ars
Organisme de recherche agronomique
Cap
Certificat d’aptitude professionnelle
Capes
Certificat d’aptitude au professorat de l’enseignement du second degré
Cea
Commissariat à l’énergie atomique
Ceri
Centre d’études et de recherches internationales
Cevipof
Centre de recherches politiques de Sciences Po (unité mixte de recherches Sciences Po/Cnrs), Centre d’études pour la vie politique française
Chu
Centre hospitalier universitaire
Cnes
Centre national d’études spatiales
Cneser
Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche
Cnr
Consiglis nationale delle Ricerche (Italie)
Cnrs
Centre national de la recherche scientifique
Cnu
Conseil national des universités
Cpe
Contrat première embauche
Cpu
Conférence des présidents d’université
Critt
Centre régional d’innovation et de transfert technologiques
Crm
Centre de recherche sur les macromolécules
Crn
Centre de recherche sur le nucléaire
Crous
Centre régional des œuvres universitaires et scolaires
Csic
Consejo Superior de Investigaciones Cientificas (conseil supérieur de la recherche scientifique d’Espagne)
Cstb
Centre technique du bâtiment
Dea
Diplôme d’études approfondies
Dess
Diplôme d’études supérieures spécialisées
Dfg
Deutsch Forschungsgemeinschaft (organisme allemand chargé de la promotion de la recherche)
Dird
Dépense intérieure de recherche-développement
Doe
Department of Energy (États-Unis)
Ehess
École des hautes études en sciences sociales
Ena
École nationale d’administration
Enm
École nationale de la magistrature
Enpc
École nationale des ponts et chaussées
Ens
École normale supérieure
Enscp
École nationale supérieure de chimie de Paris
Ensimag
École nationale supérieure d’informatique et des mathématiques appliquées de Grenoble
Epcs
Établissement public de coopération scientifique
Ephe
École pratique des hautes études
Epst
Établissement public scientifique et technique
Equis
European Quality Improvement System (système d’accréditation d’école)
Erc
European Research Council
Esiee
École d’électronique de la chambre de commerce de Paris
Espci
École supérieure de physique et de chimie industrielle
Eucor
Confédération européenne des universités du Rhin supérieur
Fce
Fonds de compétitivité des entreprises
Fcs
Fondation de coopération scientifique
Gip
Groupement d’intérêt public
Gti
Institut technologique
Hdr
Habilitation à diriger des recherches
Hec
École des hautes études commerciales
Iatos
Ingénieurs, administratifs, techniciens, ouvriers et personnel de service
Iep
Institut d’études politiques
Ign
Institut géographique national
Inalco
Institut national des langues et civilisations orientales
Inra
Institut national de la recherche argonomique
Inrets
Organisme de recherche sur les transports
Inria
Institut national de la recherche en informatique et en automatique
Insa
Institut national des sciences appliquées
Inserm
Institut national de la santé et de la recherche médicale
Iufm
Institut universitaire de formation des maîtres
Iut
Institut universitaire de technologie
Latts
Laboratoire techniques, territoires et sociétés
Lmd
Licence, master, doctorat
Lolf
Loi organique relative aux lois de finances
Lse
London School of Economics
Mit
Massachussetts Institute of Technology
Nih
National Institutes of Health (institut américain de la santé)
Nsf
National Science Foundation (agence scientifique nationale des États-Unis)
Nwo
Nederlandse Organisatie voor Wetenschappelijk Onderzoek (organisation hollandaise pour la recherche scientifique)
Ocde
Organisation de coopération et de développement économiques
Orstom
Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération
Ove
Observatoire de la vie étudiante
Pcrd
Programme-cadre de recherche et de développement de la Communauté européenne
Pres
Pôle de recherche et d’enseignement supérieur
Rae
Research Assessment Exercise (britannique)
Rrit
Réseau de recherche et d’innovation technologique
Rtra
Réseaux thématiques de recherche avancée
Staps
Sciences et techniques des activités physiques et sportives
Sts
Section de techniciens supérieurs
Supelec
École supérieure d’électricité
Tno
Centre de transfert de technologies indépendant, par ailleurs le principal laboratoire du ministère hollandais de la Défense
Ufr
Unité de formation et de recherche
Umr
Unité mixte de recherche
Unef
Union nationale des étudiants de France
Ura
Unité de recherche associée
Wgl
Wissenschaftsgemeinschaft Gottfried Wilhelm Leibniz (Communauté scientifique)
- *.
La rédaction remercie tout particulièrement Yves Lichtenberger et Emmanuel Macron pour l’aide apportée à l’élaboration de ce numéro.
- 1.
Nous renvoyons à notre éditorial : « Université : l’autonomie, pour quoi faire ? », Esprit, août-septembre 2007, disponible sur notre site : www.esprit.presse.fr/review/article.php?code=14151.
- 2.
Pierre Judet de La Combe et Heinz Wismann, l’Avenir des langues. Repenser les humanités, Paris, Gallimard, 2005.
- 3.
Voir notre dossier « La France dans le nouveau monde industriel », Esprit, juin 2007.
- 4.
« Il suffit de regarder les établissements prestigieux et de les copier ! » s’exclame par exemple le président de Paris II Panthéon-Assas, cité dans « Assas copie les grandes écoles », Le Parisien, 12 octobre 2007.
- 5.
Jean-Claude Casanova, « L’université française du xixe au xxie siècle. Sept thèses pour expliquer son histoire », Commentaire, printemps 2007.
- 6.
Voir le numéro spécial d’Esprit publié en mai-juin 1964 : « Faire l’université. Dossier pour la réforme de l’enseignement supérieur ».
- 7.
Giovanni Busino, « Plaidoyer pour l’université », Esprit, août-septembre 2001.
- 8.
Olivier Beaud, André Guyaux, Philippe Portier, « Contre l’instrumentalisation de l’université », Commentaire, hiver 2001-2002. Cet article fournit une excellente bibliographie.