
Le racisme dans le prétoire d'Emmanuel Debono
L’antiracisme, devenu une norme sociale évidente, retrouve dans cet ouvrage savant et passionnant toute la vigueur et la détermination de ce qui se forge dans les combats. L’auteur retrace la généalogie des lois et des convictions antiracistes d’aujourd’hui. On découvre, des années 1930 aux années 1970, l’histoire de France sous un angle nouveau : législation, incidents, manifestations, plaintes et procès où se sont affrontés racisme-antisémitisme et antiracisme. L’historien, qui nous fait entendre à la fois l’accusation et la défense, dresse le répertoire inédit des arguments avancés par les deux camps qui s’affrontent. De quoi intéresser avocats, enseignants, historiens, militants ou simples citoyens.
Entre la première loi antiraciste (1939) et la loi Pleven (1972), votée à l’unanimité des deux Chambres, la société et les mentalités se sont transformées, ont réagi à des contextes différents. On est passé de l’activisme antisémite des années 1930 aux discriminations qui empoisonnent la vie quotidienne des immigrés venus des anciens pays colonisés. Le racisme et l’antisémitisme ont traversé tous les domaines : politique, justice, presse, administration, littérature et cinéma, mais aussi corps de métiers ou vie quotidienne. Un médecin épuré dénonce en 1947 une prétendue invasion de la médecine par les « sauterelles bessarabiennes ». De prison, le vieux Maurras persévère, sous pseudonyme, dans la polémique antisémite et n’échappe que par hasard à la peine capitale. On découvre les rebondissements du procès Bardèche, le large et riche débat qui suit la création de La Reine de Césarée de Brasillach, ou les incidents qui ponctuent la programmation du Juif Süss au ciné-club du quartier Latin. L’affaire du lotissement Chantemerle à Bellerive-sur-Allier déclenche une cascade d’injures et de procès. Pierre Boutang attaque Mendès France qui vient de signer les accords de Genève. Poujade prend le relais lors de la négociation des accords d’Évian. Il dénonce déjà le « Système » et la ploutocratie juive qui serait à la manœuvre dans la politique de décolonisation de l’Algérie. Le mouvement Jeune Nation, fondé par les frères Sidos, s’en prend physiquement à Ferdinand Oyono, un étudiant camerounais qui deviendra plusieurs fois ministre dans son pays. Dominique Venner fait le coup de poing contre quatre étudiants martiniquais. Des hôteliers refusent d’accueillir des clients noirs, en invoquant le souci de ne pas gêner leur clientèle anglo-saxonne et Minute propage la peur de l’invasion algérienne…
Les affaires étudiées mettent souvent en lumière les difficultés d’application et les limites du décret-loi Marchandeau (1939) dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Les deux conditions d’application de la loi – l’excitation à la haine et l’attaque d’un groupe entier – ne sont pas toujours remplies ou se prêtent à des interprétations divergentes d’une audience à l’autre. Enfin, la première loi antiraciste, qui vise les écrits et paroles racistes, se révèle incapable de sanctionner les pratiques : les discriminations raciales ou religieuses peuvent tout à fait se passer d’une incitation à la haine ou d’injures racistes. Face aux discriminations, les gouvernements s’en tiennent longtemps à l’affirmation des grands principes républicains. Le fier rappel de l’histoire et d’une France par définition antiraciste conduit au déni : le racisme n’est pas français. Il faudra de nombreuses interpellations à la Chambre avant qu’une loi soit inscrite à l’ordre du jour. La loi Pleven aura pour tâche d’aider à réduire le décalage entre la hauteur des principes et la réalité sociale.
Cet ouvrage confirme que la loi est à la fois indispensable et insuffisante pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Il souligne les interactions entre les affaires évoquées et le contexte historique qui éclaire les mesures prises, ou motive au contraire les attaques racistes ou antisémites qui, souvent, déguisent et propagent ainsi des partis pris très idéologiques. L’examen renouvelé de cette période, loin de tout manichéisme, en révèle à la fois l’ombre et la lumière, la honte des agressions commises comme la fierté des combats menés.