
À la première personne d'Alain Finkielkraut
Le livre d’Alain Finkielkraut restitue un itinéraire personnel qui vaut autant pour un témoignage vivant et générationnel que par les questions plus graves de culture et de civilisation qu’il recoupe ou met en jeu. L’auteur est cet homme engagé, admiré ou vilipendé dans l’arène des luttes idéologiques contemporaines. Il y traîne toujours les séquelles de ces contentieux tragiques amorcés avant, du colonialisme à la Shoah, du totalitarisme aux démocraties vraies ou illibérales, de la technique dévorante d’humanité aux illusions du progrès, avec maintenant ses avatars régressifs ou contre-nature.
En huit chapitres, Finkielkraut donne un portrait qui paraît sincère et honnête de lui-même, fustigeant bien sûr ses nombreux adversaires, mais toujours avec des arguments de raison ou de réalités observables, qu’il s’agisse de la question de l’amour et des sexualités, des déchirements communautaires, de l’école et de l’université, qui vont comme on le sait à vau-l’eau, ou des nouvelles formes brutales de sociabilité et d’intolérance. Les thèmes essentiels abordés seraient les suivants : crise du monde contemporain, triomphe des idéologies délétères où l’homme aurait perdu son nom et sa hauteur et, dans cette foulée rapide, islamisme et gauchisme versus sionisme, négation de ce que fut l’histoire, irrespect vis-à-vis d’une nécessaire tradition qui est aussi mémoire, abaissement du goût et des mœurs, abandon des usages et des règles minimaux qui font une culture et une civilisation, ceux en premier de la France. Bien sûr, plusieurs propos ou reprises de l’auteur pourraient relever de l’antienne, entre désespoir et souffrance qui s’y attachent, oubli des essentiels et tant de liens rompus, mais surtout un horizon qui s’assombrit sans signes de la moindre éclaircie. Cet ouvrage de plaidoyers a le mérite d’analyses éclairantes sur tant de déchirements intellectuels qui hantent un temps désorienté.
Mais on ne peut qu’être intéressé ou surpris – eu égard aux polémiques qui ont suivi les révélations sur le passé national-socialiste de Heidegger et la publication récente de ses Cahiers noirs – que soient consacrés à l’auteur d’Être et Temps deux chapitres de ce livre bref. Le concept de Gestell, rendu traditionnellement en français par « arraisonnement », lui sert de clef de voûte pour montrer à quel point tant le monde des objets que celui des personnes sont aujourd’hui otages de la technique, du rendement extrême obligé et de l’oubli irréparable. Bien sûr, de l’Être à son origine, son histoire, sa métaphysique (occidentale ?) et son devenir, livré depuis à sa réduction physico-mathématique, une emprise matérialiste à tous ses azimuts, l’occultation de son essence, ou pire, sa terminaison écologique et humaine, en place du mystère de soi et d’un sens à dévoiler.
Les « juifs heideggériens » pourraient être satisfaits de cette revalorisation du blason de l’amant de Hannah Arendt et d’un philosophe qui finalement ne s’est pas bien expliqué avec la pensée juive, sa théologie et sa postérité multiple. Il n’était pas (et ne fut pas) lui non plus hors de portée de l’antisémitisme, « la maladie de l’Allemagne », comme le désignait Nietzsche, et ce, en dépit de sa génialité philosophique. Sa pensée continentale, substantielle et ontologique de cette façon-là, ferait toujours pièce à la philosophie analytique anglo-saxonne, formelle, grammatique et aujourd’hui dominante, y compris en Europe. Laquelle amènerait à perdre ainsi de vue la seule vraie question philosophique, celle de l’« être » – celui devenu ou à devenir… Il faut lire, dans cet esprit, les pages puissantes et désespérées du chapitre « Amor mundi », consacré à la pandémie du tourisme de masse généralisé qui envahit, gangrène et défigure les espaces et les rythmes du monde en son entier.
Quant à Alain Finkielkraut, quoi qu’on en pense, il faut lui reconnaître un talent de plume incontestable, l’élégance du style et aussi la clarté dans l’expression qui justifieraient, s’il le fallait, un siège récent à l’Académie et une défense constante de la langue et des lettres françaises qui en ont tant besoin.
Au pays de Descartes, en un temps de division des esprits, peut aussi avoir quelque valeur la tâche de dissiper rumeurs, idéologies infondées ou peu « claires et distinctes ». Plusieurs ne vont ni dans le « bon sens », en principe la chose au monde la mieux partagée, ni vers celui de la recherche infinie et exigeante de vérité, dont en principe ne devraient se mêler ni la malveillance, ni le préjugé et le dogme, ni les partis pris. C’est le programme et l’« épilogue », achevant ce livre court et dense, personnel et peut-être utile.