Génocides. Usages et mésusages d’un concept de Bernard Bruneteau, Un génocide au tribunal. Le Rwanda et la justice internationale d'Ornella Rovetta et Le Génocide des Tutsi du Rwanda de Florent Piton
La question du génocide, plus de soixante-dix ans après la Shoah, le procès de Nuremberg, l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression de ce crime et vingt-cinq ans après le génocide des Tutsi au Rwanda, continue d’être au cœur des travaux de nombreux historiens, comme en témoignent ces trois ouvrages : deux d’entre eux reviennent sur le génocide rwandais, son histoire et le jugement de l’un de ses responsables et le troisième, sur les raisons et les conséquences d’un usage de plus en plus dévoyé du concept de génocide, pour qualifier les crimes de masse.
L’historien Florent Piton travaille depuis plusieurs années sur la vie sociale et politique au Rwanda des années 1950 à nos jours. Dans Le Génocide des Tutsi au Rwanda, il brosse à gros traits une histoire du Rwanda, depuis la veille de sa colonisation par les Européens jusqu’à présent. Selon lui, le génocide de 1994 serait le produit « d’un racisme moderne et non d’une haine atavique traditionnelle ». Faisant sienne la thèse de Jean-Pierre Chrétien, il explique comment les premiers colons semèrent la discorde au sein d’une société rurale qui vivait jusqu’alors en bonne intelligence, en introduisant une hiérarchie sociale fondée sur les origines : les Tutsi, parce que d’origine hamite, y furent désormais considérés comme supérieurs aux Hutu, d’origine bantou. Cette « racialisation » de la société ne pouvait, selon l’auteur, que susciter du ressentiment chez les Hutu : en 1959, à la veille de l’indépendance du Rwanda et de l’accession au pouvoir des Hutu, ces derniers se livrèrent à une véritable « épuration » ethnique de la minorité tutsi, annonciatrice des opérations punitives à répétition qui s’ensuivirent et qui aboutirent, en 1994, au génocide. Celui-ci serait ainsi, selon Piton, le « dernier épisode de la logique du bouc émissaire tutsi et de la mobilisation politique de l’ethnicité ». Dans ce « génocide de proximité » où, explique-t-il, « l’humeur festive des tueries » aidant, on tuait son voisin comme son conjoint avec « allégresse », les civils furent à la fois auteurs et victimes. Sévère sur le bilan du Tribunal pénal international pour le Rwanda (Tpir), dont le seul mérite à ses yeux est d’avoir qualifié les crimes commis contre les Tutsi de génocide, l’auteur fustige la compromission « prolongée » de la France avec l’État hutu génocidaire. On peut s’étonner qu’au terme de cette synthèse parfois très militante de l’histoire du Rwanda, Florent Piton puisse dire de la société rwandaise actuelle qu’elle est « pacifiée » et que « l’ethnicité n’[y] est plus un vecteur de mobilisation politique », même s’il relève, par ailleurs, qu’en 2010, 52 % des rescapés et 64 % des anciens réfugiés des années 1960, dont une large majorité de jeunes, nés après 1994, se disaient toujours prêts à commettre un nouveau génocide.
C’est à la genèse du Tpir, à sa manière de juger Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de Taba, premier condamné en 1998 pour le crime de génocide, et aux rapports entre justice et histoire que s’intéresse l’historienne Ornella Rovetta dans Un génocide au tribunal. Du Tpir, elle dit qu’il est « la marque de contrition d’une communauté internationale qui a failli à sa mission de protection et de prévention en 1994 ». Dans cette captivante et rigoureuse enquête, l’auteur revient sur la confusion qui prévalut au sein de la communauté internationale dans l’analyse des événements qui se déroulaient au Rwanda début avril 1994. Depuis 1990, des tueries s’étaient succédé et, après l’entrée en action des milices interahamwe, en 1991, on parlait d’un risque de génocide.
On préféra pourtant qualifier, dans un premier temps, ce qui se déroulait à Kigali, début avril 1994, de « guerre civile » et rechercher les moyens d’obtenir un cessez-le-feu plutôt que de prendre les mesures propres à protéger les civils. Ce qui frappe, écrit Ornella Rovetta, c’est « le décalage entre le flux d’informations et l’incapacité des États impliqués et de l’Onu à réagir ». Et de décrire la réticence de la communauté internationale à qualifier pour ce qu’elles étaient les tueries qui s’y déroulaient et à agir rapidement pour en éviter la poursuite. La ténacité d’acteurs de la société civile aura raison des résistances onusiennes : fin mai, le terme de « génocide » est enfin prononcé aux Nations unies. Mais le débat reste entier, au sein du Conseil de sécurité, sur l’obligation d’intervenir militairement qu’impose, en pareil cas, la Convention de 1948. En promettant, des mois durant, la poursuite judiciaire des crimes commis au Rwanda, la communauté internationale visait-elle, s’interroge l’auteur, à « éviter une stigmatisation morale de n’avoir pas empêché le génocide » ? Celle-ci aborde également les relations entre justice, mémoire et histoire. Lorsque, comme pour le Rwanda, les « procès internationaux ont débuté avant l’établissement d’une historiographie sur les faits […], l’histoire des massacres qui surgit, par bribes, au cours du procès, conduit à interroger les possibilités de la micro-histoire et le défi de l’utilisation des sources judiciaires », explique Ornella Rovetta. « Le prétoire, écrit-elle encore, n’est pas le lieu où peut se collecter la mémoire du génocide. Cette mémoire des faits se transforme au fil des années, se reconstruit ou au contraire, s’oublie. […] Le procès met à l’épreuve les récits. » Le temps pour juger des crimes dont la fulgurance a frappé les esprits est un temps long. Victimes et accusés n’ont pas non plus le même rapport au temps : les témoins ne se souviennent et ne parlent que des tueries dont la violence et la rapidité ont oblitéré la vie d’avant et fermé toute perspective, tandis que l’accusé se place sur un temps long, pour tenter d’expliquer, par des événements antérieurs, les causes du basculement dans la violence. Le procès Akayesu restera sans doute dans les mémoires pour avoir, pour la première fois depuis l’adoption de la Convention du 9 décembre 1948, condamné un homme pour génocide. Mais aussi parce que le Tpir, dans cette même décision et pour la première fois également, a jugé que le viol était l’un des possibles éléments constitutifs du crime de génocide.
C’est à Raphaël Lemkin qu’est dédié le dernier livre de l’historien des totalitarismes et des génocides, Bernard Bruneteau. Dans cet essai très stimulant, l’auteur dresse un inventaire critique des génocides des xxe et xxie siècles, reconnus tels ou revendiqués tels, même s’ils n’en remplissent pas tous les critères. Et il démontre comment, dans le rapport dialectique qu’entretiennent le droit humanitaire et la politique, qualifier de génocide le massacre de populations civiles, plus exposées que jamais dans les conflits de l’après-guerre froide, peut devenir un instrument du jeu diplomatique et politique.
La mémoire, l’histoire et le droit, séparément ou ensemble, ont contribué, au fil du temps, à qualifier certains crimes de masse de génocides, à raison mais aussi parfois à tort. L’opiniâtreté de Raphaël Lemkin, à qui l’on doit la définition de ce crime, permit son introduction dans le droit international en 1948. La parole des rescapés de la Shoah mit néanmoins plusieurs années avant de se libérer : la tenue à Jérusalem du procès d’Eichmann en 1961 puis le documentaire Shoah de Claude Lanzmann en 1985 marquèrent à cet effet des étapes décisives pour ouvrir ce qu’Annette Wieviorka désigne comme « l’ère du témoin[1] ».
L’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe pouvait commencer de s’écrire. Avec la fin de la guerre froide, les valeurs humanistes, bridées jusqu’alors par les États totalitaires, revinrent au premier plan dans l’ordre international. Dans les années 1990, et plus encore après les fiascos yougoslave et rwandais, « l’idée d’un droit cosmopolitique ref[a]it surface » et trouve sa consécration dans l’adoption du Statut de Rome en 1998 et la création de la Cour pénale internationale (Cpi). Dès lors, « le mot d’ordre est Watch Genocide », explique Bernard Bruneteau, l’Afrique devenant « le continent d’observation privilégié ». Le Darfour au début des années 2000 est, selon lui, « exemplaire de l’instrumentalisation de la qualification génocidaire à des fins politiques », puisqu’il faudra attendre presque cinq ans et la publication du rapport Cassese pour qu’un démenti formel soit apporté à la thèse du génocide, brandie par de nombreux États, au premier rang desquels les États-Unis, pour susciter, à grand renfort médiatique, l’émotion et la mobilisation des opinions publiques. Car, comme le démontre, exemples à l’appui, de façon très convaincante Bernard Bruneteau, qualifier de génocide ou laisser sombrer dans l’oubli un crime de masse n’est jamais neutre dans le rapport trouble et ambigu qu’entretiennent les États avec le droit humanitaire, mais aussi avec leur propre passé. « Il y a un usage largement intéressé du génocide dans les stratégies internationales de certains États ayant eu à composer avec un événement de cette nature dans leur histoire proche ou plus lointaine », souligne l’historien. Ainsi en va-t-il de « l’holocauste oublié » de Nankin, du génocide arménien ou encore de celui des Tutsi au Rwanda. Et Bruneteau de rappeler « combien en matière de génocide, le territoire de l’historien requiert plus de prudence que d’autres ». Il fustige à ce sujet les positions aussi tranchées que partisanes qu’a pu prendre Bernard Lewis au sujet du génocide arménien, dont il a contesté l’existence. Ou montre comment, au Rwanda, la fonction première de la mémoire du génocide est « d’asseoir la domination politique d’une minorité ». La politique mémorielle s’y résume, écrit-il, à « un marketing du génocide […], dont le souvenir purement émotionnel réconcilie et culpabilise, est destiné à ouvrir un crédit politique illimité à un gouvernement porte-parole des victimes ». Le parallèle avec la Shoah devient ici systématique pour renforcer cet objectif. La grande famine qu’entraîna, en 1932 et 1933, l’adoption de la loi des épis, destinée à décimer la paysannerie ukrainienne, était bien un génocide, comme Lemkin lui-même le dénonça dans les colonnes du New York Times en 1943. Pourtant, en 1933, pour Édouard Herriot, la famine était une « fable ukrainienne », traduisant un « anticommunisme radical ». En 2006, au lendemain de la révolution orange, le Parlement ukrainien la qualifia de génocide. « La banalisation de la qualification de génocide et son affectation à la caractérisation des liens complexes entre les Européens et les autres ne laisse pas d’interroger », affirme Bernard Bruneteau. Celui-ci dénonce avec force « l’instrumentalisation savante et émotionnelle » et les qualifications et comparaisons débridées auxquelles peuvent se livrer Ong, hommes politiques ou historiens, à propos des crimes de la Révolution française, de l’époque coloniale, ou encore à propos des attaques chimiques contre les Kurdes d’Irak en 1988 ou des persécutions religieuses dont les Tibétains sont l’objet depuis 1950 et qui ont contraint le Dalaï-Lama à l’exil. La rareté des condamnations judiciaires pour génocide devrait rappeler à ceux qui abusent, dans une surenchère verbale et émotionnelle, de cette qualification, que le génocide se caractérise d’abord par sa singularité, comme Lemkin et les rédacteurs de la Convention de 1948 l’ont souligné.
Ce que dit Elisabeth de Fontenay à propos de la destruction des Juifs d’Europe devrait servir de ligne de conduite et éviter ce qu’elle nomme un « comparatisme dévergondé ». On doit, écrit-elle, « maintenir que l’événement Auschwitz marque une césure dans l’histoire, une rupture sans raccordement possible entre un avant et un après. […] Cet événement sans précédent dans sa conception comme dans les modalités pratiques de sa mise en œuvre a concentré toutes les possibilités de destruction de masse du genre humain, des plus rudimentaires aux plus sophistiquées techniquement. Le paradigme de la Shoah permet alors d’identifier les crimes de masse du xxe siècle pour ce qu’ils sont : aussi bien rétrospectivement, le génocide arménien, qu’après coup, le génocide des Tutsi au Rwanda ». Et, ajoute-t-elle, cette césure « ne doit pas faire oublier que la plus grande piété envers ces humains rayés de la surface de la terre consiste justement à faire l’histoire de leur vie et de leur mort[2] ».
[1] - Annette Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2013.
[2] - Elisabeth de Fontenay, avec Stéphane Bou, Actes de naissance, Paris, Seuil, 2011, p. 179-180.