
Impossible d’Erri De Luca
Trad. par Danièle Valin
Chaque nouveau livre d’Erri De Luca est une parabole.
Erri De Luca a consacré certaines des plus belles pages de son œuvre à la montagne, qu’il continue d’escalader avec la même passion. Depuis ses jeunes années au sein de Lotta Continua, il est toujours resté, comme il le revendique, « en marge du campement ». Il y a quelques années, beaucoup s’étaient émus des poursuites pour incitation au terrorisme, dont cet écologiste de la première heure était l’objet en Italie pour avoir appelé à s’opposer au projet de train à grande vitesse Lyon-Turin. Si celles-ci aboutirent finalement à une relaxe, elles ont probablement, pour partie, inspiré Impossible. Ce court roman relate les diverses confrontations d’un homme âgé à un jeune magistrat et la correspondance qu’échange le premier avec la femme qu’il aime depuis la cellule d’isolement où il est détenu. L’accusateur suspecte celui qu’il interroge d’avoir causé la mort d’un homme, retrouvé au fond d’un ravin. Ses soupçons tiennent au fait que les deux hommes étaient amis et appartenaient durant leur jeunesse au même mouvement révolutionnaire. La prétendue victime s’était finalement rendue à la police et, pour monnayer sa liberté, avait livré son ami et compagnon de lutte, qui fut condamné. Aux yeux du magistrat, il est impossible que, des décennies plus tard, ces deux hommes se soient trouvés, par hasard, le même jour, à la même heure matinale, sur le même chemin escarpé menant au col de Locia. Pour faire tenir la thèse d’une vengeance politique dont il s’est convaincu, et en l’absence de preuves, il lui faut arracher des aveux à l’homme qu’il a fait arrêter et qu’il a placé à l’isolement. Mais dans sa quête impatiente d’une vérité « procédurale », l’accusateur n’a aucune prise sur le vieux militant. Lequel se proclame libre dans « cette intimité des mètres verrouillés » où il se sent comme un « hôte du temps ». Au jeune homme pressé qui l’interroge et le presse d’avouer, comme s’il ne pouvait qu’être coupable, il répond avec l’assurance qu’acquièrent ceux qui sont laissés sans défense. Il lui parle de son goût pour la solitude, pour l’escalade dans les montagnes, « cet effort béni par l’inutile ». Il lui raconte son xxe siècle, ce « temps si périmé qu’il est incompréhensible pour ceux qui sont venus après », ce temps de l’engagement politique, cet « uniforme intérieur qui [les] tenait en rangs serrés », tous unis dans une vraie fraternité. En ces années-là, lui explique-t-il encore, l’on n’avait que faire de son image, de sa réputation – « du papier hygiénique qui ne dure que le temps de s’en servir » –, seul importait le collectif. La loyauté, la fidélité étaient le ciment de leur communauté. Ceux qui, comme l’homme du ravin, ont trahi se sont trahis eux-mêmes, se sont retirés de la communauté et sont devenus des étrangers, des hommes infréquentables. Chaque nouveau livre d’Erri De Luca est une parabole. Façon pour ce lecteur matinal de textes bibliques et cet arpenteur des cimes de parfaire l’épure, de mettre à distance un monde dans lequel il ne se reconnaît pas, un monde qui abaisse plus qu’il n’élève. Même si, nous dit-il, il est vain de nourrir une quelconque nostalgie pour le passé, que le temps qui passe efface progressivement.