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Notes de lecture

Dans le même numéro

La fille qu’on appelle de Tanguy Viel

décembre 2021

Si la trame de La Fille qu’on appelle – une histoire d’emprise sexuelle sur une jeune femme par un homme politique – peut sembler, au premier abord, tristement banale, la manière dont l’auteur dévide l’écheveau de ce drame social et humain est, elle, magistrale. Tanguy Viel se penche depuis longtemps sur le destin tragique de ces femmes et de ces hommes, modestes et fragiles, qui, de façon quasi inéluctable, se trouvent un jour pris au piège de puissants qui se jouent d’eux et les manipulent, en toute impunité. Max Le Corre et sa fille Laura ressemblent à Martial Kermeur, l’anti-héros de Article 353 du Code pénal : des gens qui ne prennent pas « le virag » au bon moment pour éviter de croiser la route de ceux qui ne sont pas de leur monde. « C’est l’avantage de la bêtise, explique Kermeur au juge qui l’interroge après le meurtre qu’on le soupçonne d’avoir commis, on reste au carrefour et on attend de se faire renverser par une voiture1 »

Lorsque Laura se retrouve face aux policiers qui enregistrent sa plainte, elle explique que dans un monde « normal », où chacun reste à sa place, jamais elle n’aurait dû trouver Le Bars sur son chemin. Mais « mon père avait l’air d’y tenir tellement », ajoute-t-elle… Son père lui avait dit de se rendre à la mairie pour y rencontrer le maire, Quentin Le Bars, auquel il avait, après moult hésitations, fini par demander s’il ne pourrait pas intervenir pour accélérer l’instruction de la demande de logement que sa fille avait déposée auprès des services municipaux, peu de temps après son retour dans sa ville natale. C’est à Le Bars, qui l’avait embauché trois ans auparavant comme chauffeur, que Le Corre devait d’être sorti de l’ornière, lorsque sa carrière de boxeur avait brutalement pris fin, le laissant, après les années de gloire et d’argent facile, sans rien et sans famille, sa femme l’ayant quitté en emportant avec elle leur fille Laura. À l’aube de ses 40 ans, le retour de sa fille, la perspective de remonter bientôt sur le ring pour y affronter la nouvelle gloire locale, tout cela ne peut, à ses yeux, qu’augurer de jours meilleurs. Alors, quand Le Bars lui répond qu’il va voir ce qu’il peut faire et demande que Laura vienne le voir, Max Le Corre est un homme heureux et n’a qu’un espoir : que sa fille soit « à la hauteur ».

À la hauteur, elle le sera, à tout le moins à celle des visées qu’a sur elle Le Bars immédiatement après l’avoir toisée, une fois celle-ci entrée dans son bureau. À Franck Bellec, ex-manager de Le Corre, Le Bars demande d’héberger discrètement la belle Laura dans l’une des chambres « réservées » du casino, Le Neptune, que la ville entière sait être la « succursale » de la mairie. Bellec, d’abord gêné en entendant le nom de Le Corre, sait qu’il ne peut rien refuser au maire : c’est à lui qu’il doit sa place de directeur du casino et, entre eux, la complicité est totale. Ils sont l’un pour l’autre « deux araignées dont les toiles se seraient emmêlées il y a si longtemps qu’elles ne pouvaient plus distinguer de quelle glande salivaire était tissé le fil qui les tenait ensemble, étant les obligés l’un de l’autre comme s’ils s’étaient adoubés mutuellement dans cette sorte de vassalité tordue que seuls les gens de pouvoir savent entretenir des vies entières, capables en souriant de qualifier cela du beau nom d’amitié ». Bellec, en cédant ainsi aux exigences du maire, pense aussitôt qu’il vient de « transformer son casino en un gigantesque dépôt de munitions, du genre dont Laura elle-même était le principal baril de poudre, du genre dont Max Le Corre lui-même était désormais l’allumette qui ne demandait qu’à être craquée ». Laura racontera plus tard ce qu’avait provoqué en elle la dureté avec laquelle Bellec l’avait aussitôt remise à sa place, lorsqu’elle s’était montrée rétive au cours de leur entrevue : « Bizarrement ça fait comme une décharge électrique qu’on donnerait à un chien pour qu’il n’y revienne pas… Oui ça m’a fait ça, ça ne m’a pas énervée, ça m’a domptée. »

Tanguy Viel décrit ce qui se joue entre le maire presque quinquagénaire et la jeune femme de 20 ans : Le Bars, tel un chasseur, fait en sorte que sa proie se livre à lui, sans résistance, pour pouvoir se dire après qu’il n’est pour rien dans tout cela… Il y a ce tutoiement familier avec lequel il l’accueille à la mairie, cette cigarette qu’il lui propose, ce canapé sur lequel il l’invite à s’asseoir et la rejoint quelques minutes après, trop petit pour ménager entre eux l’espace que la décence aurait imposé, cette main qu’il pose sur la sienne qu’elle concédera devant les policiers avoir, sans doute, retirée trop tard, enfin cette visite dans la chambre du casino qui se referme comme un piège sur la jeune femme, désormais « domptée ». Lorsque les policiers lui demandent si elle n’a pas eu l’idée de déposer plainte ce jour-là, elle dit que oui, peut-être, mais que c’est contre elle qu’elle aurait voulu porter plainte, submergée par la honte que la mer dont elle se laissa ensuite recouvrir ne parvenait pas à calmer.

« Regarder l’horizon pour se souvenir qu’il y en avait un quand il lui semblait qu’aucune clarté ne suffisait à l’élargir – oui, c’est cela que ça lui a fait après. » Elle croit alors que c’est fini, qu’ils sont « quittes  », mais le lendemain, Le Bars se présente à nouveau au Neptune et reviendra chaque jour, à la même heure, plaçant leur relation « en deçà du pur marché qu’ils semblaient avoir conclu tacitement, comme un pacte tribal dont l’objet de l’échange se serait oublié à mesure du caractère mécanique et rituel de l’échange ». « Vous savez pourquoi la deuxième fois est pire que la première ? Eh bien parce que dans cette deuxième fois, il y a toutes les suivantes », explique-t-elle aux policiers.

Max Le Corre est au cœur de la seconde partie du roman. Le jour du match, à peine hissé sur le ring, l’homme vacille sans combattre son adversaire et prend coup sur coup. « La cloche n’avait pas encore retenti, lançant le premier round, qu’il savait déjà qu’il allait perdre. Perché là comme un oiseau dans son nid, il a tout fait pour ne pas baisser les yeux vers la salle, tout fait pour ne pas voir sa propre fille, installée entre ses deux bourreaux. » La veille, Le Corre a appris dans quel traquenard il a involontairement jeté sa fille. Depuis le lit de l’hôpital où il est emmené après sa défaite, il n’a de cesse de songer à la façon de sauver son honneur et celui de sa fille, quitte à se sacrifier pour elle. Comme Laura, Max continue de croire jusqu’au bout que justice peut être rendue…

Tout l’art de Tanguy Viel se révèle ici : dans une langue superbe, l’auteur campe, dans cette Bretagne qui lui est familière, des personnages poignants, en perdition, aux prises avec le mal qu’incarnent ceux dans les rets desquels ils se débattent. Il y a quelque chose de désespéré chez eux, qui semblent devoir ne jamais connaître que des ciels pris dans ces brumes « difficiles à trancher, de celles qui interdisent le dessin de l’avenir ».

  • 1. Tanguy Viel, Article 353 du Code pénal, Paris, Éditions de Minuit, 2017.
Éditions de Minuit, 2021
176 p. 16 €

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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Un monde en sursis

Le changement climatique a donné un nouveau visage à l’idée de fin du monde, qui verrait s’effondrer notre civilisation et s’abolir le temps. Alors que les approches traditionnellement rédemptrices de la fin du monde permettaient d’apprivoiser cette fin en la ritualisant, la perspective contemporaine de l’effondrement nous met en difficulté sur deux plans, intimement liés : celui de notre expérience du temps, et celui de la possibilité de l’action dans ce temps. Ce dossier, coordonné par Nicolas Léger et Anne Dujin, a voulu se pencher sur cet état de « sursis » dans lequel nous paraissons nous être, paradoxalement, installés. À lire aussi dans ce numéro : le califat des réformistes, la question woke, un hommage à Jean-Luc Nancy, la Colombie fragmentée, la condition cubaine selon Leonardo Padura, et penser en Chine.