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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les deux clans de David Goodhart

Trad. par Valérie Le Plouhinec

mars 2020

David Goodhart a été durant plusieurs années journaliste au Financial Times avant de fonder, en 1995, le magazine de centre-gauche Prospect puis de rejoindre le think tank Demos. L’élection de Donald Trump et le référendum en faveur du Brexit qui ont précédé de peu la sortie de son livre en Grande-Bretagne en 2017 resteront, selon lui, les deux événements «  les plus spectaculaires de l’histoire de la démocratie moderne  » qui ont fait entrer le populisme «  dans l’âge adulte  ».

Les Deux Clans revient dans le détail et chiffres à l’appui sur les causes du vote en faveur du Brexit. Cet essai est né de l’inquiétude grandissante de son auteur d’assister à un sévère «  retour de bâton  », finalement survenu plus tôt qu’il ne l’anticipait, et de son vœu de voir émerger «  un libéralisme moins sectaire  », propre à recréer une cohésion sociale, fortement mise à mal depuis plusieurs décennies. Le Brexit doit, selon lui, servir de leçon : le choc qu’il a constitué pour l’ensemble de la société britannique, et en particulier pour la classe politique au pouvoir depuis des générations, ne sera salutaire que si tout est mis en œuvre désormais pour résorber la fracture existante au sein de la société britannique et satisfaire le désir de reconnaissance de tous.

Les «  deux clans  » sont issus de la mise en œuvre de cette «  politique moderne  » que Tony Blair décrivait en 2007 comme celle du «  choix moderne de l’ouverture contre la fermeture  ». Pourtant, dès cette époque, comme le rappelle Goodhart, les partisans de l’ouverture restaient minoritaires, comme ils le sont toujours actuellement, aussi bien au Royaume-Uni qu’ailleurs en Europe ou aux États-Unis. L’auteur les surnomme les «  Partout  » : ces quelque 25 % de la population du Royaume-Uni, essentiellement concentrés à Londres, à «  l’identité portative  », dominent non seulement la politique et l’économie, mais aussi la culture et la société. Ils affichent un «  individualisme progressif  ». À l’opposé, les «  Quelque part  » représentent 50 % de la population. Ceux-ci, plutôt hostiles au changement et à la mondialisation, loin de Londres, sont plus enracinés, avec un sentiment fort ­d’appartenance à un groupe et à un lieu. Leur choix, explique Goodhart, n’est pas tant celui de la fermeture contre l’ouverture, mais ils souhaitent que l’ouverture prônée par les Partout ne se fasse pas à leur détriment. Les plus radicaux et intolérants d’entre eux, les «  Autoritaires endurcis  », ne représentent que 5 à 7 % des Quelque part. Entre les Partout et les Quelque part, se situent les «  Entre-deux  », indécis par nature, qui ont néanmoins rallié les Partout lors du référendum pour voter contre le Brexit.

Goodhart rappelle que les partisans du non avaient centré toute leur campagne sur des questions d’argent, alors que les partisans du Brexit «  parlaient de remettre un semblant de sens dans la vie des gens  ». Selon lui, «  les gens ont besoin d’avoir quelque chose dans leur vie qui ait plus d’importance que l’argent, surtout peut-être quand ils ont peu d’espoir d’en gagner beaucoup  ». C’est ainsi sur les questions culturelles plus qu’économiques que le consensus aurait le plus souffert d’un libéralisme sans frein, impulsé par Margaret Thatcher et dont Tony Blair devint, paradoxalement, une décennie plus tard, l’un des plus ardents soutiens sous les couleurs du New Labour. En 2005, celui-ci moquait ceux qui redoutaient la mondialisation et marquaient leur attachement à la tradition. Il vantait les vertus de «  ce monde changeant qui ne pardonne pas la fragilité […], qui regorge d’opportunités qui ne vont qu’à ceux qui sont les plus prompts à s’adapter […], ouverts, capables et résolus à embrasser le changement  ».

Les gouvernements qui se sont succédé au Royaume-Uni depuis le milieu des années 1990, d’une part, en facilitant l’accès des étudiants étrangers les plus aisés aux universités afin d’en assurer le développement et un meilleur financement, d’autre part, en ouvrant très largement le marché du travail aux Européens du Centre et de l’Est, au lendemain de l’élargissement en 2004, ont accentué le sentiment d’exclusion des Quelque part et le cloisonnement social, voire ethnique. Avec un secteur universitaire hypertrophié, dont les diplômés issus des universités les moins prestigieuses ont peu de chance de trouver un emploi, le déclin de l’industrie et la quasi-disparition des formations polytechniques et de l’apprentissage, la classe intermédiaire, réduite à accepter des emplois souvent précaires, subalternes et peu qualifiés, a vu son niveau de vie se rapprocher de celui des plus pauvres. Son isolement, son sentiment d’insécurité et sa défiance s’en sont trouvés accrus.

De l’Union européenne, Goodhart dit qu’elle est «  notre version locale de la mondialisation  ». Selon lui, la libre circulation des personnes reste «  la plus controversée  » des quatre libertés du marché unique. Son inscription dès 1957 dans le traité de Rome avait «  valeur de symbole  », à une époque où l’on imaginait que le développement économique des États membres se ferait de façon équivalente. «  Il n’a jamais été envisagé, explique l’auteur, qu’elle devienne un mouvement de masse des pays pauvres vers les pays riches, comme cela a été le cas après 2004.  » Dix ans après l’élargissement, si la moyenne des citoyens natifs d’un autre État membre que celui dans lequel ils vivaient se situait, au sein de l’UE, autour de 3, 5 %, elle était de 6 % au Royaume-Uni où vivaient, en 2015, 3, 3 millions de citoyens européens non britanniques. Pour David Goodhart, «  l’UE se voit comme un rempart contre le nationalisme mais, en se faisant l’ennemie d’un patriotisme modéré, elle a fini par engendrer des versions plus extrêmes dans les soulèvements populistes qui se produisent d’un bout à l’autre de l’Union  ». Aucun doute pour lui : «  L’incapacité à réformer la liberté de circulation a mené droit au Brexit.  » Selon l’essayiste, ces «  populistes décents  », qui constituent la majeure partie de ceux qui ont choisi le Brexit, sont en demande d’autorité, d’ordre et de stabilité : ils attendent des politiques qu’ils les protègent contre l’insécurité économique, sociale et physique et qu’ils définissent un nouveau pacte social, prenant en compte leurs aspirations.

Après les luttes partisanes et les polémiques qui ont émaillé trois ans durant la vie politique britannique à la suite du référendum de 2016, la simplicité du slogan de campagne de Boris Johnson – Get Brexit done – lui a permis de remporter largement les élections du 12 décembre 2019. Le ralliement au Parti conservateur des habitants des zones rurales et de ceux des anciennes cités minières du nord de l’Angleterre (red wall) et la déroute du Labour traduisent l’importance de la fracture entre les Partout et les Quelque part et de la défiance à l’égard des politiques.

L’avenir dira si Boris Johnson saura tirer parti de sa victoire pour surmonter les divisions de son pays et en éviter l’éclatement, en réconciliant «  les deux moitiés de l’âme politique de l’humanité  ». À défaut, pour lui et pour d’autres dirigeants politiques en Europe confrontés à cette même fracture, «  la violence politique à grande échelle pourrait redescendre dans les rues du Royaume-Uni et en Europe  », prédit David Goodhart.

Les Arènes, 2019
400 p. 20,90 €

Bénédicte Chesnelong

Juge assesseur à la Cour nationale du droit d’asile et précédemment avocate au barreau de Paris, elle a également travaillé pour la Commission environnement du Parlement européen et effectué plusieurs missions d’enquête pour la Fédération internationale des droits de l’homme, le Conseil de l’Europe et les Nation unies, notamment dans les Balkans, en Turquie et au Moyen-Orient.…

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