
Penser les génocides. Itinéraires de recherche Collectif
C’est à l’occasion de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse (2016-2018), présidée par Vincent Duclert, que celui-ci a conçu le projet d’interroger des historiens et des chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur ces sujets, sur ce qui les y a conduits.
L’ouvrage en résultant recense une trentaine de témoignages, de qualité et d’intérêt inégaux. Parmi eux, celui, remarquable, de l’historien spécialiste du nazisme, Johann Chapoutot. Celui-ci souligne, en préambule de son intervention, que « nul n’est historien innocemment et personne ne pratique des recherches sur un sujet précis par hasard ». Et que s’agissant des génocides et des crimes de masse, « l’historien est confronté à une sorte d’aporie : on ne cesse de lui demander pourquoi diable il travaille sur des abominations. […] Tenter d’y répondre et raconter le cheminement vers l’horreur, donc se raconter, peut apparaître d’une indécence peu commune : ainsi on parlerait de soi quand la quasi-totalité des victimes n’a pu émettre un mot, ni laisser une trace ? » En effet, c’est bien ce qui embarrasse, lorsqu’on referme cet ouvrage : la tentation de certains de se contenter de se raconter, plutôt que d’également « penser les génocides » – comme l’intitulé du projet les y invite au premier chef – auxquels leur itinéraire de chercheur les a menés. On regrettera avec Joël Kotek, qui rappelle l’indispensable fidélité à l’esprit de Raphael Lemkin et la hiérarchisation des crimes qu’elle impose, ce « substantif passe-partout » que devient trop fréquemment le terme de « génocide » pour qualifier des crimes de masse, quels qu’ils soient, qui ne présentent pas tous les caractéristiques bien spécifiques du génocide et ne peuvent dès lors y être assimilés, comme d’aucuns sont tentés de le faire. Les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité ne sont pas des crimes mineurs, loin de là, et l’on s’étonne que certains puissent avoir le sentiment de « dévaluer » ce qu’ont enduré les victimes de crimes de masse, s’ils ne qualifient ceux-ci de « génocides ». Comme le soulignait à raison l’historien Bernard Bruneteau, « l’engagement émotionnel et l’activisme de la mémoire banalisent le terme [de génocide] en l’inscrivant dans les joutes de l’espace public au risque de le délégitimer intellectuellement1 ».
Pour beaucoup, l’histoire familiale a été déterminante pour leur vocation. Celle-ci, pour certains qui le revendiquent, a pu prendre la forme d’un véritable « militantisme » contre l’oubli, contre le déni du passé, contre le négationnisme. Les chercheurs allemands Reinhardt Kössler, Ingolf Diener et Henning Melber se sont intéressés aux crimes de masse commis par les Allemands durant l’ère coloniale, notamment en Namibie. Ils expliquent comment la reconnaissance officielle de la Shoah par l’Allemagne, une fois élevée au rang de raison d’État, a ouvert un long et fastidieux processus de confrontation des Allemands à leur passé. Celui-ci est loin d’être terminé, s’agissant des crimes de l’époque coloniale, puisqu’il aura fallu attendre 2015 pour que l’Allemagne qualifie de génocide les crimes commis un siècle plus tôt en Namibie.
Lorsqu’on s’intéresse au génocide arménien, l’important est de lutter contre « une variabilité mémorielle », insiste John Horne, d’accepter aussi, lorsqu’on refuse la conspiration du silence et le déni, la solitude et l’exclusion d’une société à laquelle l’on pensait appartenir, selon Taner Akçam. L’historienne Anouche Kunth écrit que « cette mort-là qui tue les victimes en masse, une à une, […] met le temps à l’épreuve » et que s’instaurent des « rituels d’écriture » pour maintenir des liens distendus, « pour écrire une histoire politique de la séparation centrée sur l’entité familiale ». Pour Yves Ternon, la négation du génocide arménien, consciencieusement entretenue pendant des décennies par l’État, les diplomates et la presse turcs, est comme « une composante du crime de génocide ».
L’historien Jan Gross, à qui l’on doit le remarquable récit Les Voisins, consacré au massacre de Juifs en Pologne le 10 juillet 19412, explique que les recherches qu’il a menées des années durant en Pologne l’ont conduit à constater que la Shoah n’y est le plus souvent pas perçue comme une composante de l’histoire polonaise. Alors même que la présence des Juifs en Pologne est enracinée dans la terre polonaise, « est-il concevable, se demande-t-il, d’élaborer un système de pensée dans lequel le sort de trois millions d’habitants de la Pologne, assassinés sur le sol polonais, aurait pu ne pas faire partie de l’histoire polonaise ? » Penser que la Shoah, c’est « eux » et pas « nous », écrit-il, « revient à externaliser la Shoah ». Johan Chapoutot indique, lui, que les crimes nazis obligent à s’intéresser à la violence et au meurtre. Il faut, écrit-il, expliquer ce déchaînement de violence et de meurtres, au risque de faire renaître le négationnisme, car pour les « négateurs de tels crimes à de telles échelles sont humainement inconcevables ».
Alain Blum souligne, pour sa part, que les crimes du stalinisme ont la particularité d’avoir été, pour beaucoup, consciencieusement dénombrés et que des traces extrêmement précises en ont été conservées par leurs instigateurs. En se plongeant dans les archives de la Direction centrale de la statistique, l’historien a cherché à savoir comment réagissaient les milliers de fonctionnaires de ces services, « témoins indirects et silencieux de ces crimes de masse […], mesurant l’ampleur de ce qui était occulté mais coincés entre une éthique professionnelle et la menace omniprésente d’être réprimés ». L’intention génocidaire est l’un des éléments constitutifs du crime de génocide. C’est à cette intention que s’est intéressé l’anthropologue Richard Rechtman à travers le témoignage de rescapés de génocides. Selon lui, « l’univers génocidaire tente d’estomper la frontière qui sépare les vivants et les morts, les cadavres et les vivants… Pour destituer les hommes de leur humanité, les Khmers rouges ont délibérément tenté de briser le lien social en effaçant le lien entre les vivants et les morts. […] En interdisant les rites funéraires, ils empêchaient les morts de rejoindre le monde des défunts. Les morts devaient être oubliés, les vivants n’existaient plus ». Les rescapés se trouvent ainsi confrontés « à l’effroyable assimilation entre les morts et les vivants. Comment témoigner de sa propre survie tout en témoignant de la disparition des autres ? » se demande-t-il.
« Le nazisme et ses crimes interrogent notre humanité », explique Johan Chapoutot. L’immersion dans cet univers de violence extrême qu’implique le travail de l’historien des génocides est « corrosive à la longue. […] La dureté et la violence des acteurs, de leurs propos, de leurs actes, éclaboussent et blessent ». Il raconte pourtant que, parfois, une parole positive émerge. Comme celle de cette vieille dame, venue assister à l’une de ses conférences et qui, à la fin, vint lui expliquer qu’ayant vécu au ghetto de Theresienstadt, dont sa mère et sa sœur étaient parties sans jamais revenir, elle avait en l’écoutant, pour la première fois de sa vie, compris ce que les bourreaux avaient en tête et pourquoi ils avaient agi ainsi. Ce qui, aux dires d’une amie psychanalyste de l’historien, avait sûrement constitué « un premier pas vers la consolation et le deuil » pour cette vieille dame et le sentiment pour celui-ci « de n’avoir pas travaillé en vain ».
- 1.Bernard Bruneteau, Génocides. Usages et mésusages d’un concept, Paris, CNRS Éditions, 2019. Voir aussi mon compte rendu dans Esprit, octobre 2019.
- 2.Jan T. Gross, Les Voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne [2001], trad. par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Les Belles Lettres, 2019.