
La force de la non-violence. Une obligation éthico-politique de Judith Butler
Traduit par Christophe Jacquet
Judith Butler ne se laisse pas leurrer par une vision naïve de la désobéissance comme passivité et distingue la non-violence d’un refus de la conflictualité, de l’agressivité et de la colère, qui fondent positivement le désir de ne pas être violent.
Judith Butler interroge la construction sémantique, discursive et conceptuelle qui conduit à distinguer la violence de la non-violence. La philosophe post-structuraliste s’intéresse surtout à l’argument de la gauche radicale qui admet la violence des opprimés comme une action défensive, c’est-à-dire une nécessité face à une violence imposée, laquelle peut être celle des corps, de la police, du langage et de l’oppression systémique. Or la violence serait plutôt cette capacité à désigner le violent et le non-violent, qui appartient notamment à l’État et aux médias, et qui est utilisée à l’encontre des manifestants de Black Lives Matter – Judith Butler répond bien évidemment au contexte américain. Les forces de l’ordre seraient alors pacificatrices, comme l’armée américaine était supposée apporter la paix en Irak. La réflexion peut être prolongée en France pour les militantismes du genre ou de l’antiracisme, ou les contestations comme celle des Gilets jaunes, souvent qualifiés de violents. Les imaginaires et représentations d’une société légitiment des usages de la violence contre d’autres.
Judith Butler refuse à la fois de prendre ces catégories pour acquises et de considérer que la violence puisse être un simple instrument au service d’une fin, serait-elle émancipatrice : elle aboutit toujours à légitimer les structures auxquelles elle s’oppose, en renforçant la distinction entre violence légitime et violence non légitime. C’est pourtant toujours à soi que l’on fait violence, quand bien même on essaie de déplacer la frontière de ce qui est légitime en sa faveur, puisque le moyen utilisé devient toujours cette fin qui a besoin d’une distinction hiérarchique. Ainsi, chez Freud, la guerre ne s’explique pas tant par ses buts officiels que par un instinct de mort, de destruction de soi et in fine des liens sociaux. Le policier se fait violence à lui-même lorsqu’il tue, mais la riposte armée accorde une légitimité à sa supposée autodéfense. On retrouve ici l’approche du pouvoir qui avait fait la force de l’analyse du genre par Butler, en tant qu’il est produit nécessairement par les pratiques sociales et ne peut dès lors être ni donné ni nié, mais seulement déstabilisé, ici en interrogeant l’inconscient des colères, des réactions et des foules.
L’analyse de la philosophe se déploie dans une seconde direction, dont l’articulation avec la première fait l’originalité de l’ouvrage. Le régime de répartition entre ce qui est légitime et ce qui est illégitime reposerait sur une défense du « soi » – ou d’une communauté, d’un « soi » proche et semblable – qui mériterait d’être protégé, et l’on pense aux minorités opprimées comme à l’identité d’un peuple constituée par des dirigeants pour justifier une guerre ou à l’ordre social établi. La violence s’oppose toujours à l’interdépendance sociale en établissant des hiérarchies tacites qui désignent les vies à protéger. La philosophe propose la notion de « pleurabilité » pour évaluer qui, dans nos représentations, mérite d’être défendu ou, au contraire, peut être désigné violent. Dit autrement, la violence n’a rien de naturel comme le postulent les théories libérales du contrat social, mais elle est bien plutôt une construction hiérarchique que la société apporte à une vulnérabilité initiale – une peur de la perte de l’autre et de soi, qui nous « loge l’un dans l’autre » – qu’il faudrait replacer au fondement d’un lien social authentique.
Judith Butler ne se laisse pas leurrer par une vision naïve de la désobéissance comme passivité et distingue la non-violence d’un refus de la conflictualité, de l’agressivité et de la colère, qui fondent positivement le désir de ne pas être violent. Elle valorise même les manies freudiennes comme force de résistance à la destruction, et elle proposait déjà de voir comment le discours de haine dirigé contre les minorités pouvait faire l’objet d’une inversion performative du stigmate, en s’appropriant la définition du dicible et de l’indicible qui est au cœur de l’insulte1. Ici, la force de la pleurabilité réside dans l’imagination qu’elle introduit dans nos réflexions éthiques, en nous interrogeant sur les vies qui comptent, contre le danger du déni ou d’une extase médiatique face à la violence infligée sous nos yeux aux migrants, aux contestataires, aux personnes racisées et aux peuples lointains, qui ne font que nourrir notre propre violence contenue par une paranoïa terrifiante.
Sans doute, rattacher la non-violence à l’idéal égalitaire permet de maintenir une exigence normative élevée, mais il reste à voir comment cette lecture particulièrement modérée pourra nourrir, en pratique, des modes d’action radicaux à l’encontre des structures sociales. L’autrice élude la complexité du régime inégalitaire de la violence autant que l’urgence que celle-ci peut recouvrir avec une légitimité dont il faudrait plutôt interroger les variations. La violence de l’État passe par l’action passive des structures socio-économiques, la précarité, la bureaucratie et les contrôles placés sur la route de l’accès aux droits sociaux, la culpabilisation des pauvres, et elle prend bien sûr la forme d’une violence policière ciblée sur les contestations sociales ou les marginaux. La violence des opprimés, des personnes racisées, des femmes ou des Gilets jaunes n’est alors pas la même que celle du pouvoir, qui exclut de manière anodine, mais qui garde pour lui la légitimité. Judith Butler en fait son point de départ, mais il faudrait interroger combien la violence contestataire est au contraire visible et souvent dérisoire. C’est un acte que l’on est tenté, en référence aux précédents travaux de l’autrice, de qualifier de performatif et par lequel la contestation se rappelle à la société. Les mouvements antiracistes ou sociaux ne donnent bien souvent lieu à aucun équivalent des meurtres ou mutilations commis par la répression. Une vitrine de banque cassée ne sera jamais qu’une farce en comparaison du surendettement ou des fuites de capitaux et de taxes qui maintiennent les salaires bas et justifient les réductions de personnel.
La violence est un jeu bien réglé entre les pouvoirs politique, social et économique et leurs marges, selon des registres différents et une instrumentalité bien dosée. La déconstruction proposée par Judith Butler est un point de départ qui perd de sa force lorsqu’il s’agit de prescrire un régime de violence particulier. La violence ne prend sens, précisément, que dans le cadre déterminé par le pouvoir : il est alors difficile d’appeler à la non-violence comme si elle était aisée à délimiter. Mais il reste dans la réflexion sur la pleurabilité et la vulnérabilité la force de l’empathie : même coupable de violence à notre endroit, l’autre ne fait que céder à la violence systémique. Cette empathie mène à la croyance difficile en la possibilité de combats communs, même avec ses adversaires. Mais quels combats restent-ils s’ils deviennent communs ?
Judith Butler nous amène à réfléchir à la question difficile des alliés et des appropriations des luttes, ou de l’ennemi armé qu’il ne faut pas assimiler à l’auteur de la cause de la violence. Rien n’empêche alors de ramener l’idéal égalitaire aux liens communautaires, qui se constituent par un certain registre de violence et où se transmettent les éléments communs nécessaires à un élargissement des combats qui, pour leur part, peuvent acquérir la force solidaire et bienveillante de la non-violence. On peut regretter que l’autrice ne confronte pas plus directement la centralité de la violence dans l’anarcho-syndicalisme, qui prône pourtant une vision collective des luttes, ou les mouvements d’opposition à la tyrannie au-delà de l’Occident. Lorsque des manifestants ou une population contestent un pouvoir par la force, on devrait pouvoir examiner dans quelle mesure leur pouvoir est puissance parce qu’il vise la non-violence, c’est-à-dire ne considère pas ses moyens comme une fin. La violence n’induit pas nécessairement, comme Judith Butler le craint, la confusion inverse.
- 1. Judith Butler, Le Pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif [1997], trad. par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2004.